À chaque fois qu’elle entrait dans le Den
durant la journée, Mélanie Tremblay était frappée par le contraste : il
était difficile de croire qu’il s’agissait du même lieu qu’elle fréquentait si
souvent de nuit.
Au premier étage, l’éclairage cru des néons
remplaçait les lumières multicolores et les lasers; la musique tonitruante
faisait place aux tintements des caisses de bouteilles qu’on acheminait du
débarcadère à l’entrepôt ou de l’entrepôt aux points de vente. À cette heure-ci
du jour, l’endroit demeurait d’une propreté étincelante. Aucune chance qu’elle
sente sous ses pieds le collant des bières et cocktails renversés qui finissaient
toujours pas encroûter la périphérie de la piste de danse en fin de soirée.
Henriquez gérait son équipe comme un
capitaine son bateau. Les membres du personnel s’affairaient comme autant de
fourmis, chacun bien conscient de sa tâche et ses devoirs. Tous ceux qui
occupaient quelque position de responsabilité avaient été choisis
personnellement par Henriquez; ils n’étaient pas seulement aguerris et
expérimentés, mais les meilleurs en ville. Plusieurs étaient des vétérans de
Rio’s… et capables de satisfaire les hautes attentes de leur patron. Ce dernier
pouvait leur déléguer les opérations quotidiennes; c’était le signe d’un
véritable problème lorsqu’il devait intervenir personnellement. Il pouvait
ainsi se concentrer sur ce qu’il préférait : s’assurer que ses clients
ressortent époustouflés de leurs visites au Den.
Henriquez n’était pas le genre d’homme à s’asseoir
sur ses lauriers et croire que le succès présent du Den était garant du
lendemain. C’était un work in progress,
toujours en mouvance. Présentement, c’était la section est qui subissait des
rénovations. Alors que Mélanie se rendait à l’étage, des ouvriers en chienne
blanche, leur journée de travail complète, camouflaient l’accès derrière des
draperies rouge profond. Elle ignorait ce qu’Henriquez avait concocté comme
surprise; quelle que fût le concept retenu, elle s’attendait à ce qu’il soit à
l’avant-garde des tendances du domaine. Henriquez était un artiste dans son
créneau.
Elle croisa un blondinet dans la jeune
vingtaine dans l’escalier. Il portait l’uniforme générique du personnel. Il lui
lança un regard oblique en rougissant. Elle l’avait définitivement déjà vu
quelque part, probablement dans un tout autre contexte. Où déjà? C’était
agaçant mais, à tout prendre, sans importance…
À cette heure, le salon privé était
essentiellement à l’abri du brouhaha des préparations quotidiennes. Elle le
traversa sans ralentir pour se rendre à l’endroit le plus exclusif du bar :
le bureau d’Eric Henriquez.
Leurs réunions d’affaires avaient toujours
lieu en fin d’après-midi. Elle était visiblement attendue; dès qu’elle franchit
le seuil, elle entendit le POP! d’une bouteille de champagne qu’on ouvrait. Le
visage d’Eric rayonnait de bonheur. Elle accepta avec un sourire la flûte qu’il
lui tendit.
« Qu’est-ce qu’on fête? »
Il inspira profondément, comme s’il réfléchissait
sur la meilleure formulation. « On vient de m’enlever une épine dans le
pied.
— Quel genre d’épine?
— Le genre qui insiste qu’on doit lui
payer des assurances pour être certain d’éviter
les accidents », répondit Eric en mimant des guillemets de ses doigts.
« Oh, Eric! Ça fait combien de temps?
Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé?
— Je ne sais pas, depuis la fin de l’été,
peut-être? Ils ont commencé à vendre leur stock au premier. Au moins Lytvyn
encaissait et me laissait tranquille. Mais qu’est-ce que tu aurais pu y faire?
— Attends un peu. Tu étais taxé même dans le temps de Lytvyn? »
Henriquez la fixa, l’air perplexe. « Évidemment.
Tu ne peux pas tenir une boîte en ville sans payer la protection. Et les gars
de la Ville. Les nouveaux gars, ils demandaient une plus grosse cut. Mais c’est surtout d’avoir à
endurer leur bullshit sur mon plancher qui me faisait chier… »
Mélanie gérait l’argent qui allait et
venait sans se soucier de sa provenance; elle ignorait la nature des
tractations qui en étaient la source. Elle préférait
en savoir le moins possible. Mais ça? « Est-ce que les autres partenaires le
savent?
— La gestion des affaires courantes, c’est
mon affaire… C’est ça le deal…
— Tu aurais vraiment dû m’en parler. Je
vais t’arranger ça… Ça ne se reproduira plus.
— Toi? Tu as des contacts dans… Ce genre
de contacts? »
Elle lui fit un sourire plein de
suffisance, piquée d’avoir été maintenue dans l’ignorance alors même qu’elle
siégeait à la table de Lev Lytvyn. Henriquez avait-il d’autres secrets qu’elle
aurait dû savoir?
« Je connais tout le monde à ce qu’il
paraît… », répondit-elle d’un ton tranchant en déposant sa flûte sans y
avoir bu. « Il paraît aussi que je bouffe du requin… »
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