Espinosa n’avait jamais été très à l’aise
de côtoyer Tricane à son meilleur; aujourd’hui, l’expérience s’avérait
doublement pénible. Le silence oppressant dans la voiture était périodiquement
brisé par une Tricane qui répétait : « Ça ne se peut pas. C’est
impossible! » en respirant chaque fois plus vite et moins profondément, à
un point presque inquiétant.
Pour Espinosa, la mort de Tobin ne
ressemblait en rien à une tragédie. Ils avaient arrêté la guerre des gangs sans
que le pion – Tobin – ne connaisse leur objectif réel et sans que le joueur –
Gordon – n’intervienne de quelque façon. En termes de Joute, le défi avait été
relevé; plus encore, ils n’avaient eu besoin que d’un très, très court laps de
temps pour réussir à la tâche.
Ils avaient trouvé le point de moindre
résistance et ils avaient envoyé Tobin qui, en cherchant à régler ses comptes,
servait leurs objectifs secrets simultanément. Gordon jugerait si son sacrifice
en valait la chandelle; considérant qu’il avait été entraîné lui aussi par
Eleftherios Avramopoulos, Espinosa s’attendait à ce qu’il fasse preuve du même…
professionnalisme que lui. Un certain détachement qu’il aurait mieux fait
d’inculquer à Tricane!
Voilà que Tricane ne respirait plus que
par saccades, au seuil de
l’hyperventilation. L’entraînement d’Espinosa lui aurait permis de s’introduire
à peu près n’importe où sans qu’on le détecte; il pourrait survivre indéfiniment
en territoire hostile; il était passé maître en matière renseignements et de
contre-espionnage… mais une fois de plus, il se trouvait complètement démuni
devant l’émotivité d’une femme – celle-là en particulier.
Pour l’aider à se calmer, il dit sèchement
à Tricane : « Cesse de dire que c’est impossible. Autant t’y
faire : il est mort. »
Le commentaire eut l’avantage de faire
inspirer profondément Tricane; le désavantage fut que le souffle ressortit en
hurlement de douleur. Mauvaise approche. Espinosa
toussota.
« Je, hum, me demande ce qu’on aurait
pu faire différemment… J’ai vu les rapports de police : il y a quelque
chose qui cloche. »
Le commentaire capta l’attention de
Tricane. Les larmes roulaient encore sur ses joues; elle s’essuya le nez sur la
manche de son chandail. Elle ne semblait pas moins triste, juste un peu plus
calme. « Il aurait agi seul… Le problème, c’est qu’après les premiers
coups de feu, même ton truc ne pouvait pas réussir à le cacher… »
Les pleurs de Tricane redoublèrent
d’intensité, comme si une vague d’émotion l’avait soudainement engloutie. Merde. Elle a pris ça comme un reproche. Il ajouta rapidement :
« Évidemment, il le savait… La question est : pourquoi Tobin a-t-il
agi comme ça s’il savait qu’il serait exposé? Tobin est à peu près le seul qui
ait continué à opérer dans l’ombre de Lytvyn… pendant des années! C’est un
survivant, pas un suicidaire. Quelque chose dans son plan a foiré. Mais
quoi? »
Tricane répondit à une autre question que
celle qu’Espinosa lui avait posée. « C’est impossible parce que c’est lui
que je devais trouver…
— Quoi? Trouver où?
— Je le sais parce que… Arrête ton char.
— Hein?
— ARRÊTE TON CHAR! »
Il se rangea dans le premier espace qu’il
put trouver. Tricane n’attendit même pas que le véhicule s’arrête. Elle bondit
en-dehors et se mit à courir à toute vitesse.
« Tricane! On nous attend!
— Gordon a fait ce qu’il devait faire!
Dis-lui que je… »
Le reste de ses paroles fut noyé par le
bruit des klaxons lorsqu’elle entreprit de traverser la rue sans ralentir ni
tenir compte des automobiles qui s’y trouvaient. Par quelque miracle, elle se
rendit de l’autre côté saine et sauve avant de disparaître au détour d’une
ruelle.
Avec un haussement d’épaules, Espinosa
décida d’aller rencontrer Gordon sans elle. Tricane était maîtresse de ses
propres actions. Ça n’était pas à lui d’encaisser la responsabilité d’une femme
aussi inconstante qu’imprévisible! En s’étirant pour refermer la portière
laissée béante par Tricane, il remarqua une petite pochette sertie de billes de
toutes les couleurs sur le trottoir. Il alla la chercher; elle était pleine
d’herbes diverses qu’il huma prudemment. Quoiqu’il n’en connût pas la
composition exacte, il reconnut l’arôme du mélange que Gordon avait développé
pour traiter le fâcheux état de Tricane. Elle l’avait sans doute échappé,
peut-être sciemment jeté par terre avant de prendre la fuite.
Il l’empocha et se remit en route vers son rendez-vous, la tête pleine de jurons italiens des plus grossiers, plus soucieux que son l’opinion de Gordon à son égard fût entaché que des intentions de Tricane.
Il l’empocha et se remit en route vers son rendez-vous, la tête pleine de jurons italiens des plus grossiers, plus soucieux que son l’opinion de Gordon à son égard fût entaché que des intentions de Tricane.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire