dimanche 16 janvier 2011

Le Noeud Gordien, épisode 153 : Alerte rouge

Mélanie Tremblait s’occupait des finances du Den à la manière d’un fermier cultivant un bonsaï une fois la récolte engrangée. C’était un hobby qui avait peu à voir avec les risques et les gains énormes de sa véritable carrière, mais elle tenait au simple plaisir d’accomplir elle-même – et pour elle-même, en tant que copropriétaire du club – un travail qu’elle déléguait le reste du temps.
Aujourd’hui cependant, l’alignement des chiffres ne lui procurait pas la même quiétude intérieure. Elle demeurait vexée d’avoir été gardée dans l’ignorance par Henriquez. Elle le considérait comme l’un de ses meilleurs amis. Son choix de taire ses problèmes mettait en exergue la superficialité de leur rapport. Il est vrai qu’elle gardait aussi ses secrets… Puisqu’il ignorait les contacts privilégiés que Mélanie entretenait avec les hautes sphères du crime organisé de La Cité, il n’avait pu en jouer. Au moins, elle lui avait fait promettre qu’il lui ferait savoir si ce genre de situation se présentait à nouveau… Mais Mélanie n’était pas moins piquée dans sa fierté. Cette piqûre fit son chemin jusqu’à faire balancer un dilemme qui l’habitait depuis des semaines déjà. Elle n’avait plus envie de demeurer dans le noir.
Une fois sa tâche complétée, elle sortit du bureau où Henriquez l’avait laissée pour découvrir que le Den affichait maintenant ses apparats du soir. Aux points de vente, les employés de bar finissaient leur préparation au rythme d’une musique qui ne cesserait plus avant la fermeture. La nuit serait chaude : Pinck ChaCha s’arrêtait en ville pour deux concerts et les rumeurs couraient qu’on les verrait peut-être au Den ce soir. Mélanie était peu portée vers les choses musicales, mais elle reconnaissait que ces stars internationales savaient souvent s’amuser avec style… Sa brouille avec Eric lui donnait toutefois l’envie d’être ailleurs.
Entourée de basses retentissantes, elle ne perçut pas son téléphone qui vibrait dans son sac à main.
Une fois rentrée chez elle, contrairement à ses habitudes, elle ne se déshabilla pas. Elle démarra plutôt son ordinateur en utilisant le protocole de communication encodée le plus étanche que Lev Lytvyn eût trouvé. Elle ne pouvait accéder qu’à un programme de messagerie dans ce mode. Elle y écrit trois mots seulement, trois mots qu’elle regarda à l’écran pendant de longues minutes en tapotant du doigt sur le rebord de son bureau.
Le message, adressé à Jean Smith, disait simplement : Je suis prête.
Les lèvres pincées, elle cliqua finalement sur Envoyer.
Elle sursauta en entendant les vibrations de son téléphone au moment exact où elle avait complété son geste. C’était un message texto, le troisième d’une série portant le même titre : Alerte rouge. Son cœur s’emballa. Elle s’empressa de contacter son assistant en poste. Chaque sonnerie durait une éternité. En faisant les cent pas en attendant qu’on lui réponde, elle remarqua distraitement l’horizon rougeoyant. Le printemps continuait à gruger des minutes à la nuit.
« C’est moi », dit-elle dès que la connexion fut établie. « Qu’est-ce que… » Elle crut percevoir un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Il y avait quelque chose – quelqu’un? – qui avait bougé sur son balcon. « Une seconde. Reste à l’écoute », murmura-t-elle à son assistant. 
L’appareil pressé contre sa poitrine, elle s’avança prudemment en direction de la grande porte vitrée où elle avait entraperçu la mouvance.
L’activité qu’elle avait perçue avait une cause réelle, quoique non menaçante. Un jeune chat la regardait, le nez pressé contre la fenêtre. Comment avait-il pu arriver là?
« Ok, je suis là. Euh, l’alerte? », dit-elle en offrant une ouverture que le chat s’empressa d’emprunter.
Son assistant lui expliqua que, cinquante minutes auparavant, une alerte opaque avait retenti. L’assistant n’avait pas accès aux détails de ce genre d’alertes – une autre gracieuseté de la paranoïa de M. Lytvyn. L’attention de Mélanie était partagée entre l’exposé de l’assistant et le petit chat qui courait dans tous les recoins, le poil hérissé. « Ok, je suis là dans quinze minutes », conclut-elle avant de raccrocher.
« Mais toi, qu’est-ce que tu fais là? », demanda-t-elle au chat. Il avait peut-être sauté d’un balcon adjacent, ou peut-être était-il tombé d’un étage supérieur. Dans tous les cas, il avait eu de la chance d’atterrir là plutôt que tout en bas!
Lorsqu’elle lui tendit la main, le chat s’approcha prudemment. Il était tout blanc, au poil long et très soyeux. Il se laissa caresser; Mélanie remarqua qu’il tremblait. « Oh! Tu as eu froid! Depuis quand es-tu là? As-tu faim? »
Elle lui versa un bol de lait qu’il se mit à laper avec enthousiasme et force ronrons. « Je dois m’en aller, mais je reviens, ok? Après, on va trouver d’où tu viens! »
L’alerte rouge aurait dû l’inquiéter davantage, mais Mélanie partit le cœur léger.  Une partie d’elle était toute excitée comme fillette à qui on offre des bonbons. Elle n’avait jamais eu d’animal chez elle, même lorsqu’elle était petite. Elle n’avait jamais soupçonné que l’idée de prendre soin d’un petit minou lui plairait à ce point… Mais comment ne pas être séduite? Il était tout blanc, si doux et si gentil… Une petite voix lui disait qu’elle ne devait pas trop s’attacher, qu’elle devait le rendre à son propriétaire… Mais une part d’elle espérait déjà qu’elle ne le retrouverait pas! 

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