Aujourd’hui cependant, l’alignement des
chiffres ne lui procurait pas la même quiétude intérieure. Elle demeurait vexée
d’avoir été gardée dans l’ignorance par Henriquez. Elle le considérait comme
l’un de ses meilleurs amis. Son choix de taire ses problèmes mettait en exergue
la superficialité de leur rapport. Il est vrai qu’elle gardait aussi ses
secrets… Puisqu’il ignorait les contacts privilégiés que Mélanie entretenait
avec les hautes sphères du crime organisé de La Cité, il n’avait pu en jouer. Au
moins, elle lui avait fait promettre qu’il lui ferait savoir si ce genre de
situation se présentait à nouveau… Mais Mélanie n’était pas moins piquée dans
sa fierté. Cette piqûre fit son chemin jusqu’à faire balancer un dilemme qui
l’habitait depuis des semaines déjà. Elle n’avait plus envie de demeurer dans
le noir.
Une fois sa tâche complétée, elle sortit
du bureau où Henriquez l’avait laissée pour découvrir que le Den affichait
maintenant ses apparats du soir. Aux points de vente, les employés de bar
finissaient leur préparation au rythme d’une musique qui ne cesserait plus
avant la fermeture. La nuit serait chaude : Pinck ChaCha s’arrêtait en
ville pour deux concerts et les rumeurs couraient qu’on les verrait peut-être
au Den ce soir. Mélanie était peu portée vers les choses musicales, mais elle
reconnaissait que ces stars internationales savaient souvent s’amuser avec
style… Sa brouille avec Eric lui donnait toutefois l’envie d’être ailleurs.
Entourée de basses retentissantes, elle ne
perçut pas son téléphone qui vibrait dans son sac à main.
Une fois rentrée chez elle, contrairement
à ses habitudes, elle ne se déshabilla pas. Elle démarra plutôt son ordinateur
en utilisant le protocole de communication encodée le plus étanche que Lev
Lytvyn eût trouvé. Elle ne pouvait accéder qu’à un programme de messagerie dans
ce mode. Elle y écrit trois mots seulement, trois mots qu’elle regarda à
l’écran pendant de longues minutes en tapotant du doigt sur le rebord de son
bureau.
Le message, adressé à Jean Smith, disait simplement
: Je suis prête.
Les lèvres pincées, elle cliqua finalement
sur Envoyer.
Elle sursauta en entendant les vibrations
de son téléphone au moment exact où elle avait complété son geste. C’était un
message texto, le troisième d’une série portant le même titre : Alerte rouge. Son cœur s’emballa. Elle
s’empressa de contacter son assistant en poste. Chaque sonnerie durait une
éternité. En faisant les cent pas en attendant qu’on lui réponde, elle remarqua
distraitement l’horizon rougeoyant. Le printemps continuait à gruger des
minutes à la nuit.
« C’est moi », dit-elle dès que
la connexion fut établie. « Qu’est-ce que… » Elle crut percevoir un
mouvement à la périphérie de son champ de vision. Il y avait quelque chose –
quelqu’un? – qui avait bougé sur son balcon. « Une seconde. Reste à
l’écoute », murmura-t-elle à son assistant.
L’appareil pressé contre sa poitrine, elle
s’avança prudemment en direction de la grande porte vitrée où elle avait
entraperçu la mouvance.
L’activité qu’elle avait perçue avait une
cause réelle, quoique non menaçante. Un jeune chat la regardait, le nez pressé
contre la fenêtre. Comment avait-il pu arriver là?
« Ok, je suis là. Euh, l’alerte? »,
dit-elle en offrant une ouverture que le chat s’empressa d’emprunter.
Son assistant lui expliqua que, cinquante
minutes auparavant, une alerte opaque
avait retenti. L’assistant n’avait pas accès aux détails de ce genre d’alertes
– une autre gracieuseté de la paranoïa de M. Lytvyn. L’attention de Mélanie
était partagée entre l’exposé de l’assistant et le petit chat qui courait dans
tous les recoins, le poil hérissé. « Ok, je suis là dans quinze
minutes », conclut-elle avant de raccrocher.
« Mais toi, qu’est-ce que tu fais
là? », demanda-t-elle au chat. Il avait peut-être sauté d’un balcon
adjacent, ou peut-être était-il tombé d’un étage supérieur. Dans tous les cas,
il avait eu de la chance d’atterrir là plutôt que tout en bas!
Lorsqu’elle lui tendit la main, le chat
s’approcha prudemment. Il était tout blanc, au poil long et très soyeux. Il se
laissa caresser; Mélanie remarqua qu’il tremblait. « Oh! Tu as eu froid!
Depuis quand es-tu là? As-tu faim? »
Elle lui versa un bol de lait qu’il se mit
à laper avec enthousiasme et force ronrons. « Je dois m’en aller, mais je
reviens, ok? Après, on va trouver d’où tu viens! »
L’alerte rouge aurait dû l’inquiéter
davantage, mais Mélanie partit le cœur léger.
Une partie d’elle était toute excitée comme fillette à qui on offre des
bonbons. Elle n’avait jamais eu d’animal chez elle, même lorsqu’elle était
petite. Elle n’avait jamais soupçonné que l’idée de prendre soin d’un petit
minou lui plairait à ce point… Mais comment ne pas être séduite? Il était tout
blanc, si doux et si gentil… Une petite voix lui disait qu’elle ne devait pas
trop s’attacher, qu’elle devait le rendre à son propriétaire… Mais une part
d’elle espérait déjà qu’elle ne le retrouverait pas!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire