Lorsqu’un taxi finit par s’arrêter,
chose surprenante – particulièrement à cette heure, dans ce quartier de la
ville – son conducteur était un petit bout de femme à la peau basanée.
« Où va où? »,
demanda-t-elle sans que Hoshmand ne puisse situer son accent.
Il articula minutieusement.
« Troisième avenue, troisième
rue.
— Je vais. »
Il s’attendait à moitié à ce que son
manque de veine se poursuive, mais elle s’avéra une conductrice impeccable. Il
avait donné tout son argent en échange d’un panier d’épicerie réquisitionné à
bout portant. Il paya avec sa carte et donna un généreux pourboire à la
conductrice. Elle s’en fut avec lui souhaitant un Bonne jouar enthousiaste.
En effet, c’était maintenant le
jour. Le soleil dissipait la noirceur même s’il demeurait encore sous
l’horizon. Il continua de boiter jusqu’à la porte marquée URGENCES.
On lui confirma qu’on s’occupait du
cas de M. Gauss, mais on refusa de lui en dire plus.
« M. Gauss est mon locataire;
je l’ai trouvé. Je peux contacter sa famille. »
L’homme de la réception s’éloigna de
quelques pas et passa deux coups de fil. Il consentit ensuite à ajouter :
« Il est encore sous observation. Son état est sérieux, mais sa vie n’est
pas en danger immédiat. Vous pourrez dire à sa famille que les visites ne sont
pas permises pour l’instant. » Hoshmand poussa un soupir de soulagement. Il
allait pouvoir aller se coucher l’esprit tranquille. Quelqu’un d’autre – Gordon
ou Avramopoulos – pourrait s’occuper de le faire sortir et de traiter le
contrecoup, si c’était bien la cause de son état.
Il considéra un instant s’inscrire
lui-même à l’urgence pour qu’on traite son dos, mais il décida que ça n’était
rien, pour peu qu’il n’ait pas à traîner un corps humain avant quelques jours…
Il réalisa toutefois qu’il avait faim. Il trouva sans problème des machines
distributrices, mais il n’avait toujours pas un sou en argent comptant. Il se
perdit dans l’hôpital à la recherche de la cafétéria; il erra un moment sans
jamais considérer demander son chemin. Il finit par se retrouver à l’urgence
sans avoir trouvé. La fatigue gagna sur la faim; il lança l’éponge et se
dirigea vers la porte par où il était arrivé.
C’est alors qu’il entendit une voix
familière. Eleftherios Avramopoulos argumentait avec le préposé aux admissions
en exigeant qu’on lui permette de voir Gauss. Hoshmand fut amusé par l’expression
condescendante de l’employé. N’ayant aucune idée à qui il avait affaire, il ne
pouvait voir qu’un p’tit gars capricieux et entêté.
Un
instant, se dit Hoshmand. Comment
sait-il pour Gauss? S’il avait des alliés dans le CHULC qui l’avaient informé
de l’admission de Gauss, il les aurait rejoints sans se présenter à l’entrée
comme un quidam.
Gordon.
Il avait dû prétexter qu’un de ses contacts à lui lui avait appris la
nouvelle. Avramopoulos était peut-être un vieux con, mais on ne pouvait pas lui
reprocher de veiller sur ceux qu’il jugeait dignes de son attention. Hoshmand
se demandait ce que Gordon avait pu lui dire pour qu’il se déplace en personne
plutôt qu’envoyer Polkinghorne. Peu importe le pourquoi et le comment : Hoshmand
comprenait très bien que Gordon lui offrait l’occasion dont ils avaient
discuté. Pour peu que son dos ne le trahisse pas…
Hoshmand se positionna en veillant à
ne pas être remarqué. Le ton avait encore monté d’un cran. Avramopoulos
engueulait le préposé qui menaçait d’appeler la sécurité. Celui-ci n’eut qu’à
crier « SAM! » pour qu’une sorte d’armoire à glace en uniforme tourne
le coin. Loin d’avoir le caquet rabattu, Avramopoulos redoubla de vigueur dans
ses cris et ses insultes.
Qu’il réussisse ou pas ce qu’il
prévoyait tenter, Hoshmand se considérait déjà gagnant d’avoir pu assister à
cette scène. C’était très, très satisfaisant de voir Avramopoulos piaffer et
cracher de frustration.
Hoshmand observa attentivement les
positions des uns et des autres. Il devait trouver le moment idéal pour agir,
mais s’il attendait trop, il risquait de manquer sa chance.
Le gardien prit Avramopoulos par l’épaule
et entreprit de le reconduire vers la sortie. Coup de chance, il choisit son
épaule gauche; Hoshmand sut alors que c’était là ou jamais.
Il prit une profonde inspiration et
se mit à marcher aussi vite et droit qu’il put l’endurer, sachant bien que son
dos lui ferait payer en double chaque seconde où il ignorait sa douleur. Il
doubla Avramopoulos sur la droite juste avant que le gardien ne lui fasse
traverser la grande porte automatisée. Avec la vitesse et la précision du
cobra, il mit la main dans la poche de la veste d’Avramopoulos. Ses doigts se
refermèrent sur la surface lisse de la précieuse statuette.
Avramopoulos était trop distrait
pour ressentir quoi que ce soit. Hoshmand bifurqua à angle droit dès qu’ils
furent sortis. Il ne ralentit pas avant d’avoir la certitude d’être sorti du
champ de vision de son ancien maître.
Il s’adossa contre un mur de briques
et laissa échapper un grognement plaintif. Il avait faim, il était épuisé, son
dos était en compote, mais tout cela avait valu la peine au final. Il tenait
dans sa main le moyen d’obtenir toutes les faveurs dont il avait besoin.
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