James concevait le Centre-Sud comme
un environnement hostile, au même titre que la forêt sauvage ou le désert. Il y
avait certaines règles à respecter, simplement pour rester en vie, et d’autres
pour éviter le trouble. Dans ce milieu sauvage, la règle cardinale était de ne
pas attirer l’attention ou la convoitise. En sortant de chez lui, bidon à la
main, il prit soin de s’assurer qu’aucune lumière ne filtrait des panneaux
placardés au deuxième étage. Il dut prêter attentivement l’oreille pour deviner
le ronron de la génératrice. James avait l’avantage de déjà savoir qu’elle était
là; un passant ne pourrait pas deviner que quelqu’un s’y trouvait. Dans un
fauteuil. À regarder la télévision. Pendant que lui…
Je
devrais lui laisser finir le gaz, se dit James. Ne revenir que demain matin. Ah! Non! Demain midi! Il ne comptait
pas vraiment le faire, mais l’idée de savoir que Raymonde paniquerait toute la
nuit l’amusa assez pour qu’il desserre les dents. De toute manière, il va bien falloir que j’aille chercher plus
d’essence tôt ou tard…
James s’en alla dans la seule
direction où il aurait une chance de remplir son bidon : le nord.
Quoique la pollution lumineuse de La
Cité cachât presque toutes les étoiles, une belle demi-lune éclairait le ciel
et la ville en-dessous. C’était une bonne chose : James connaissait bien
les environs, mais pas assez pour s’orienter dans la noirceur totale.
Il marcha la distance de deux blocs
avant d’apercevoir des signes de vie, un petit groupe agglutiné autour d’une
poubelle en feu. Étaient-ce des squatters, comme lui? Des junkies? Une gang de
rue? Il préférait ne pas le découvrir. Avant qu’on ne l’aperçoive, il s’engagea
dans une voie perpendiculaire en prenant bien soin de noter leur position. S’il
revenait avec un bidon plein, il risquait de se le faire enlever.
Un peu plus loin, il entendit un
râlement alors qu’il passait devant une ruelle. Il en chercha la source par
réflexe; une femme aux allures de momie se faisait prendre par derrière par un
type au visage tatoué de motifs rendus indistincts par l’éclairage blafard. Le
type fit un sourire édenté à James lorsqu’il l’aperçut, content qu’une audience
témoigne de ses prouesses. James, quant à lui, découvrit que le bruit qui avait
attiré son attention ne provenait ni de l’homme, ni de la femme, mais d’une
troisième personne qui se vidait les tripes, à quatre pattes au fond de la
ruelle. James s’assura d’être hors de leur champ de vision avant de plisser le
nez et d’accélérer le pas.
James s’attendait à ne pas trouver
de véhicule au sud du boulevard St-Martin; il fut très surpris de voir au loin
une voiture stationnée, aux phares allumés. Et pas n’importe laquelle : il
s’agissait d’une voiture de luxe, peut-être une Cadillac, toute noire outre ses
parties chromées. James pensa qu’il s’agissait peut-être du véhicule de
l’artiste mystérieux – et un peu fou, sans doute – qui, selon les rumeurs,
était venu s’installer dans le quartier… Mais à moins que sa mémoire ne lui
joue des tours, on le situait un peu plus à l’ouest. Dans tous les cas, il y
avait peut-être une occasion à saisir : malgré les phares allumés, personne
ne semblait surveiller le véhicule.
Le souffle court, le cœur battant,
il rasa les murs jusqu’à l’intersection où la voiture était garée, toujours
sans voir quiconque…
Un craquement sec vint rompre le
silence. James était si tendu qu’il faillit pousser un cri de surprise et
lâcher son bidon. Le son provenait de l’autre côté de la voiture : une
planche qui obstruait une fenêtre avait ployé sous l’effet d’un coup asséné de
l’intérieur. Elle fut fendue par un deuxième coup, encore plus violent que le
premier. Un troisième l’acheva en l’arrachant du cadre où elle était clouée. Quelques
secondes après, un homme fut jeté à la rue par l’ouverture béante et se
retrouva râlant sur la chaussée. À voir son visage démoli, James supposa que le
malheureux avait dû servir de bélier avant sa défenestration.
Deux autres hommes émaciés furent
poussés à la rue, par la porte cette fois. L’un d’eux était torse nu; il avait
les côtes saillantes du junkie en bout de parcours. Ils se plantèrent bêtement
devant leur comparse qui roulait par terre, le visage entre les mains, trop
hébétés pour faire quoi que ce soit.
Trois hommes sortirent après eux,
ceux-là d’un autre acabit. Deux d’entre eux portaient des vestons sombres; un
troisième, en tenue plus décontractée, tenait nonchalamment un bâton de
baseball posé sur son épaule.
« C’est un
avertissement », dit l’un des hommes en complet. La lumière indirecte
chatoyait sur son crâne chauve comme une boule de billard.
« Si on vous revoit, la
prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit l’homme au bâton
avant d’envoyer un grand coup dans les côtes du blessé.
« Le Centre-Sud, c’est chez
nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand
ménage. »
James en avait assez vu. Il se
tourna pour s’éloigner, mais il se retrouva nez à nez avec un autre gangster en
train de remonter sa braguette. « Hé! », lança-t-il à ses collègues.
« Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés
parasites de junkies de merde! »
James ouvrit la bouche pour parler,
mais l’homme lui coupa le souffle d’un coup de poing au ventre.
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