Félicia entra à pas de
loup dans l’antre de Gordon, un café à la main. Le Maître lui offrit pour seul
accueil un léger mouvement de la tête. Elle enleva son imperméable et alla
s’asseoir dans un coin.
Le laboratoire
souterrain avait été réorganisé pour l’accomplissement du rituel de
métempsychose. Le corps sans âme qu’elle avait choisi au CHULC était étendu sur
la table centrale, la peau couverte de symboles occultes; l’urne qui contenait
l’impression de Karl Tobin avait été déposée près de sa tête. Comment Gordon
s’était-il arrangé pour sortir le comateux de l’hôpital? Elle l’ignorait; il ne
lui avait à peu près rien révélé à propos de ses préparatifs.
S’il n’avait presque
jamais été autre chose qu’affable avec elle – à un point tel que Félicia
s’était attendue à ce qu’il soit un Maître débonnaire lorsqu’elle avait commencé
à travailler avec lui – il était de plus en plus évident qu’il était ressorti
du grand rituel changé d’une manière ou d’une autre. Il se montrait souvent distrait,
impatient, cassant dans ses répliques. S’il n’avait pas accompli le Grand
Œuvre, Félicia aurait pu être tentée d’y voir un indice précoce de sénilité… Mais
rien de cela n’avait affecté la qualité de son travail.
Tout ce qu’il
effectuait était parfait. Le moindre
de ses gestes laissait poindre une maîtrise acquise au fil des décennies. Malgré sa progression
fulgurante, Félicia était loin derrière. Très loin. Assez pour que le simple
fait de l’observer lui fournisse de multiples occasions d’apprentissage…
En théorie, elle était
là pour l’assister; dans les faits, elle aurait aussi bien pu être ailleurs. Elle
se permit donc de divaguer après plusieurs minutes d’observations
enrichissantes, mais quelque peu monotones.
Ses pensées se
tournèrent vers Édouard et son appel du matin… Le plus urgent était déjà réglé.
Elle avait parlé avec Juan Varela, le concierge de l’hôtel où Édouard devait se
rendre. C’était un homme charmant, qui ne s’était jamais gêné pour flirter avec
elle, quoique toujours avec une retenue courtoise. À chaque visite, il la
traitait en VIP; elle s’attendait qu’avec sa recommandation, il reçoive Édouard
de la même manière. Bref, il serait entre bonnes mains.
Elle avait bien hâte
de découvrir les détails de ce voyage aussi mystérieux qu’inattendu…
Et, il fallait
l’avouer, elle avait hâte de le revoir, tout court. Découvrir que son silence
n’était pas la prise de distance qu’elle avait crainte, mais le résultat de
circonstances hors de son contrôle… cela la rendait joyeuse à un point qu’elle
s’expliquait mal.
Tu ‘t’expliques mal cela’? Tu vis dans le déni, ma fille… T’es en amour!
Son cœur s’accéléra;
un sourire fleurit sur son visage. Je
suis en amour.
C’était pourtant si
simple, maintenant qu’elle l’avait admis… Si évident.
Voilà pourquoi le
silence d’Édouard l’avait tant heurtée. Voilà pourquoi son premier réflexe
avait été de vouloir s’envoler vers l’Argentine plutôt que se contenter de lui
envoyer son passeport par la poste.
Elle porta une tasse
vide à ses lèvres. Elle avait été tellement distraite par ses pensées – et ses
émotions – qu’elle avait un peu perdu la notion du temps. Même si ses yeux
n’avaient pas quitté Gordon, elle n’avait rien retenu de ce qu’elle avait vu.
Sa décision était
prise. Dès qu’il en aurait fini avec la réalisation de cette faveur, elle allait
s’envoler pour La Plata.
Le Maître était
infatigable : neuf heures après l’arrivée de Félicia, il travaillait encore
avec constance et précision. « J’achève », dit-il enfin.
Elle le rejoignit à
côté de la table. « Quel est le pronostic?
— Impossible à dire.
Mais si cette tentative échoue, il me reste encore une autre piste à explorer.
— Ah oui?
— Elle est encore plus
longue et complexe que celle-ci… Je ne m’en tirerai pas en moins de trois
semaines. Encore chanceux que La Cité baigne dans une énergie concentrée, et
que mon laboratoire se retrouve ni trop près, ni trop loin de la zone
radiesthésique… Ailleurs, il faudrait ajouter au moins une semaine
supplémentaire. Sans doute plus. Bon, allons-y. À Dieu vat! »
Le dernier segment ne
prit que cinq minutes, pendant lesquelles Gordon délaissa sa lenteur et sa
minutie pour plutôt effectuer des gestes énergiques. Félicia pouvait
reconstruire le sens derrière plusieurs d’entre eux, bien que la fonction de la
majorité demeurait hors de la portée de sa compréhension, indice supplémentaire
de l’envergure du praticien devant elle.
Félicia sut que la
conclusion était proche lorsque Gordon prit une aiguille entre ses doigts et
alla perforer la peau du comateux, au bout de son index – le doigt du
commandement –, qu’il pressa ensuite pour faire perler une goutte de sang.
« Si tu veux
bien », dit-il en désignant l’urne d’un mouvement de la tête. Félicia la
prit et la déposa à côté de la table, aux pieds de Gordon. Celui-ci manœuvra le
doigt ensanglanté jusqu’à l’appuyer sur l’urne. « C’est fait. »
Aucun effet visible ne
vint souligner la complétion du rituel. Il ne restait qu’à attendre et voir.
Le corps étendu avait
respiré de façon régulière durant tout ce temps; il hoqueta soudainement avant
de prendre une inspiration profonde en clignant des yeux. « Karl? »
L’homme se
recroquevilla brusquement et se mit à mugir comme un animal dépecé vif.
Félicia chercha Gordon
du regard, mais le Maître demeurait fixé sur le corps réanimé.
Le hurlement continua
pendant une période interminable, ne s’interrompant que lorsque ses poumons
étaient vides. Son corps, indifférent à son désarroi, imposait alors une
inspiration hachurée, après quoi le son revenait en force.
Félicia avait-elle mal
choisi son intervention? Avait-elle seulement déplacé les souffrances de l’impression
en l’incarnant dans la chair?
La plainte finit par s’amenuiser.
Dès que l’accalmie fut confirmée, Gordon dit, d’une voix autoritaire : « Karl!
Fais-moi un signe si tu me comprends! »
L’homme tressaillit et
regarda autour de lui, affolé, comme s’il réalisait pour la première fois où il
se trouvait. Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Les yeux pleins
d’eau, il fit un signe de la tête avant d’éclater en sanglots, en position
fœtale.
Félicia fut soulagée
de voir les pleurs diminuer de seconde en seconde. Il avait acquiescé à la
question de Gordon... C’était un premier indice qu’une impression était plus
qu’une image passive et insensible. Elle avait raison.
C’était un moment
historique : une frontière réputée infranchissable venait peut-être de
tomber sous leurs yeux. Nous pouvons
ramener les impressions à la vie… Frank. Gianfranco.
Son cœur bondit dans
sa poitrine. Papa…
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