Un homme – qui? Il
n’en était pas certain lui-même – était assis sur les marches d’un édifice, sous
la pluie torrentielle. Son regard restait fixé dans le vide. Regardait-il la
chaussée ou l’école de l’autre côté de la rue? Voyait-il les voitures ou les
passants qui trottaient devant lui, impatients de se mettre au sec? Il avait
les sourcils froncés, le visage tendu, la tête enfoncé entre les épaules. Son
corps trahissait le genre de tension qu’on aurait pu trouver chez quelqu’un s’apprêtant
à monter au front, ou à sauter d’un avion sans parachute. De temps à autre, il
sursautait, comme pris par un spasme. Rien ne semblait l’avoir déclenché; il
devait donc venir de quelque part dans sa tête…
Après chaque
convulsion, il se crispait encore plus un instant, avant de retourner à sa
contemplation…
Karl Tobin – mais
était-il encore Karl Tobin, dans ce corps d’emprunt? –, de retour parmi les
vivants, n’était pas certain de ce qu’il était venu chercher en s’asseyant à
cet endroit. C’était pourtant la seule chose qui ait eu un semblant de sens au
milieu de son sentiment d’être déconnecté du monde entier…
Il s’était réveillé en
sursaut au milieu de la nuit, une fois de plus en proie à cette détestable
impression de décalage, d’être simplement passé d’un rêve à un autre, plus
réaliste. Incapable de retrouver le sommeil, même aidé par le scotch qu’il
avait trouvé dans les armoires de Gordon, il était sorti de l’appartement
luxueux où celui-ci l’avait planqué alors qu’une lueur grise, timide,
commençait à apparaître malgré l’opacité des nuages. Il s’était mis en marche
vers le Nord.
Il avait traversé la
zone industrielle du Centre-Nord, reconnaissant au passage l’usine désaffectée
où il avait pris possession d’une première cargaison d’Orgasmik digne de ce
nom. C’était si lointain… Comme dans une autre vie. Ce qui était le cas, à bien
y penser.
Il avait été trempé de
la tête aux pieds après quelque pas; il avait marché des heures au rythme du
bruit de succion de ses semelles détrempées.
Une fois arrivé à
destination, il avait réalisé qu’il était encore trop tôt. Il s’était assis… et
il attendait encore.
De sa vie d’avant, il
n’avait en tête que des images morcelées, des impressions floues; le seul
instant qui était demeuré parfaitement clair dans l’esprit de Karl était le
moment où, rendu invisible par Tricane, il avait dégoupillé la grenade et
entrepris de massacrer les Sons of a Gun.
Des instants terribles, remplis de sang jaillissant, d’os éclatés, du tonnerre
assourdissant des détonations…
Puis une balle avait
traversé sa chair. Fait couler son sang. Et ce n’était encore que la
première. Combien en avait-il reçu avant de s’écrouler? Ce moment, l’avait-il
vécu une seule fois? Il avait plutôt l’impression que c’était dix millions de
fois. Comme ces rêves pénibles où une menace, une poursuite, un massacre se
reproduit en boucle, sans qu’on puisse s’en échapper… Ces rêves qui deviennent
le monde entier, jusqu’au moment béni du réveil. Ce n’était qu’un rêve…
Karl avait ouvert les
yeux, mais le cauchemar ne l’avait pas quitté? Le quitterait-il un jour?
Les premiers parents
arrivèrent enfin pour déposer leurs enfants à l’école. Tobin se mit à l’affût,
en espérant que son ex n’ait pas changé de voiture en son absence…
Il finit par
apercevoir son gars. Il fut surpris de voir à quel point il avait grandi. La
puberté avait frappé… Il était en voie de devenir un solide gaillard comme son
père. Enfin, comme son père avait été.
Plein de fierté, Tobin
chercha du regard la voiture qui avait amené son fils.
Tabarnak.
Ce n’était pas son ex
qui l’avait conduit, même si elle occupait le siège du passager. C’était
Jean-Paul. Le gérant de sa quincaillerie.
Le traître! Il a sauté sur mon ex dès que j’ai tourné le coin. Et là,
quoi? Il élève mon gars comme si c’était le sien!?
La rage et
l’adrénaline balayèrent d’un coup le flou dans lequel il avait surnagé jusqu’à
présent, alors que ses pensées focalisèrent sur une seule chose : casser
la gueule de ce minable.
La voiture était
immobilisée derrière un autobus scolaire qui ne finissait pas de vomir une file
d’adolescents qui s’empressaient de traverser la cour jusqu’à la porte de
l’école. Il sauta sur ses pieds; ses chaussures saturées émirent un slotch sonore. D’un pas décidé, il se
rendit jusqu’à la voiture du faux-frère.
Il s’arrêta net.
Casser la gueule de
Jean-Paul. Pourquoi?
Il n’avait pas fait
que tourner le coin. Il était mort.
Jean-Paul n’était pas
avec sa femme. Il était avec son ex.
Il n’était pas un
salaud. C’était un bon gars. Et pas un criminel… Donc un meilleur modèle pour
son gars que son vrai père ne l’avait jamais été.
Tout compte fait…
Le bus vidé se remit
en marche et le cortège des parents avec lui. Karl eut tout juste le temps
d’apercevoir son fils une dernière fois avant que la porte se referme derrière
lui.
Il ne savait pas trop
ce qu’il avait espéré, mais, à tout le moins, pendant ces quelques instants, il
s’était senti autrement que perdu, errant.
Il s’était senti…
vivant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire