« Yo, man, t’es-tu réveillé? »
La voix provenait du
lit au-dessus du sien, le premier son à crever le rideau de silence qui recouvrait
la nuit au centre de détention. Gordon soupira. « Ouais.
« T’es pas
capable de dormir, c’est ça?
— Quelque chose comme
ça, oui.
— J’étais d’même aussi
durant ma première nuit, la semaine passée. Moé, chu habitué de m’fumer un gros
blunt avant de dormir. J’aime ça me
coucher mellow, t’sais, relax. Quand que
je suis arrivé en d’dans, j’ai tellement freaké…
Man, j’ai pas dormi une minute! »
L’autre prévenu qui partageait leur cellule remua, se retourna et se mit à
ronfler. « Ou comme là, si je me réveille en pleine nuit… Une petite puff pis c’est réglé… Soit je me
rendors, soit ça rend mon insomnie presque l’fun! Sérieux, drette là, avoir le
choix entre un bat pis une plote, je prendrais le joint… Pis toi, dude, ça te prendrait quoi pour
dormir? »
La vraie réponse était
qu’il restait deux ou trois jours avant que son procédé anti-sommeil soit
épuisé. Se laisser aller aux bras de Morphée, et d’ainsi fuir le passage de
chaque minute de chaque nuit… L’idée avait son charme. Mais Gordon craignait
que l’hypothèse de Félicia se vérifie, que l’impression de Harré profite de son
sommeil pour prendre possession de son corps… Et après? Si la moitié des
légendes sur son compte étaient vraies, il n’hésiterait pas à anéantir l’esprit
de Gordon pour rester définitivement en selle. Ensuite, il pourrait sans doute
s’enfuir de la prison en claquant des doigts…
Si seulement il avait
eu le temps d’accéder à son laboratoire avant que la police mette le grappin
sur lui… Épaulé par Félicia, il était certain qu’il aurait pu trouver les
réponses à toutes ses questions. Mais maintenant, emprisonné, coupé de tout, il
devait s’attendre au pire.
« Dude… T’es-tu rendormi? »
En d’autres contextes,
il aurait esquivé la conversation en lui laissant croire que oui. Cette nuit, la
distraction était bienvenue. « J’ai n’ai jamais eu besoin de beaucoup de
sommeil », dit-il.
« Tant mieux,
parce que la nuit achève… » Il avait raison : par la petite fenêtre –
grande comme un plateau de cafétéria –, on pouvait voir la noirceur s’estomper.
« Connais-tu l’heure de ta comparution?
— J’ai rendez-vous
avec mon avocat tantôt, pour me préparer… Je passe cet après-midi. » C’est
là qu’il allait découvrir s’il allait rester détenu jusqu’à son procès. Malgré
toute sa prévoyance, Gordon ne s’était pas attendu à devoir se défendre en
cour. Jusqu’ici, il avait toujours soigneusement esquivé les embrouilles
judiciaires… Mais celle-là, il ne l’avait pas vue venir.
« Anyway, fais
attention : c’est tout’ des crosseurs, pis les avocats sont pas mieux que
les autres. Penses-y : ils ne font pas de l’argent quand t’es libre, ils
en font quand t’as des problèmes…
— Je vais essayer de
m’en souvenir », dit-il en souriant presque. Le type était mal dégrossi
mais attachant. Gordon le connaissait déjà; enfin, il savait à qui il avait
affaire. Sylvain Lefrançois, alias Sly, une ramification insignifiante de son
Nœud Gordien. Sympathisant des Sons of a Gun, récupéré par la suite dans la
filiale ukrainienne du crime organisé. Il avait avoué à Gordon, une certaine
fierté dans la voix, qu’il était en attente de son procès pour complot pour
importation de cocaïne. Comme compagnon d’infortune, il aurait pu tomber sur
pire. Sans Sly, il aurait été pris dans cette cage avec pour seule compagnie la
brute ronflant de l’autre côté de la cellule, un tas de muscles et de
cicatrices taciturne qui s’exprimait plus souvent par des grognements que par
des mots.
La conversation tomba
jusqu’à ce que le son signalant l’ouverture des portes retentisse dans la
prison. La brute cessa de ronfler, se redressa et alla s’asseoir sur la cuvette
de la toilette. Sly et Gordon s’empressèrent de quitter la pièce.
Ils se rendirent à la
cafétéria d’un pas lent. Gordon n’avait pas faim, mais il se prit un plateau
quand même. Selon Sly, le déjeuner était le moins immonde des trois repas du
jour. Il laissa son codétenu monologuer pendant qu’il jouait avec sa
nourriture.
« Penses-tu
pouvoir être libéré en attendant ta comparution?
— J’espère »,
répondit Gordon. Vingt-quatre heures dehors : c’est tout ce dont il avait
besoin pour s’assurer qu’il n’ait jamais à retourner en taule pour cette
histoire. « Gordon Abraham » disparaîtrait aux yeux de l’état civil,
victime d’un malheureux accident. Il pourrait ensuite se soucier de Harré et se
créer une nouvelle identité légale. Et éventuellement de faire disparaître les
photos de son ancien dossier criminel…
Un peu avant dix heures,
on appela son nom. Un gardien le conduisit dans un bureau où son avocat devait
l’attendre.
Il fut surpris de
trouver plutôt un homme chauve et bedonnant vêtu d’un complet élimé. Gordon
attendit que le gardien ait refermé la porte avant de demander :
« Qui êtes-vous?
— Je suis le
directeur-adjoint de la prison. » L’homme avait la diction lente et le
regard vague d’un drogué. Ou encore… « Je dois vous faire sortir d’ici,
coûte que coûte. »
…de quelqu’un contrôlé
par une tierce personne.
« À vous de jouer »,
répondit Gordon.
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