dimanche 3 avril 2016

Le Noeud Gordien, épisode 414 : Détention préventive

« Yo, man, t’es-tu réveillé? »
La voix provenait du lit au-dessus du sien, le premier son à crever le rideau de silence qui recouvrait la nuit au centre de détention. Gordon soupira. « Ouais.
« T’es pas capable de dormir, c’est ça?
— Quelque chose comme ça, oui.
— J’étais d’même aussi durant ma première nuit, la semaine passée. Moé, chu habitué de m’fumer un gros blunt avant de dormir. J’aime ça me coucher mellow, t’sais, relax. Quand que je suis arrivé en d’dans, j’ai tellement freakéMan, j’ai pas dormi une minute! » L’autre prévenu qui partageait leur cellule remua, se retourna et se mit à ronfler. « Ou comme là, si je me réveille en pleine nuit… Une petite puff pis c’est réglé… Soit je me rendors, soit ça rend mon insomnie presque l’fun! Sérieux, drette là, avoir le choix entre un bat pis une plote, je prendrais le joint… Pis toi, dude, ça te prendrait quoi pour dormir? »
La vraie réponse était qu’il restait deux ou trois jours avant que son procédé anti-sommeil soit épuisé. Se laisser aller aux bras de Morphée, et d’ainsi fuir le passage de chaque minute de chaque nuit… L’idée avait son charme. Mais Gordon craignait que l’hypothèse de Félicia se vérifie, que l’impression de Harré profite de son sommeil pour prendre possession de son corps… Et après? Si la moitié des légendes sur son compte étaient vraies, il n’hésiterait pas à anéantir l’esprit de Gordon pour rester définitivement en selle. Ensuite, il pourrait sans doute s’enfuir de la prison en claquant des doigts…
Si seulement il avait eu le temps d’accéder à son laboratoire avant que la police mette le grappin sur lui… Épaulé par Félicia, il était certain qu’il aurait pu trouver les réponses à toutes ses questions. Mais maintenant, emprisonné, coupé de tout, il devait s’attendre au pire.
« Dude… T’es-tu rendormi? »
En d’autres contextes, il aurait esquivé la conversation en lui laissant croire que oui. Cette nuit, la distraction était bienvenue. « J’ai n’ai jamais eu besoin de beaucoup de sommeil », dit-il.
« Tant mieux, parce que la nuit achève… » Il avait raison : par la petite fenêtre – grande comme un plateau de cafétéria –, on pouvait voir la noirceur s’estomper. « Connais-tu l’heure de ta comparution?
— J’ai rendez-vous avec mon avocat tantôt, pour me préparer… Je passe cet après-midi. » C’est là qu’il allait découvrir s’il allait rester détenu jusqu’à son procès. Malgré toute sa prévoyance, Gordon ne s’était pas attendu à devoir se défendre en cour. Jusqu’ici, il avait toujours soigneusement esquivé les embrouilles judiciaires… Mais celle-là, il ne l’avait pas vue venir.
« Anyway, fais attention : c’est tout’ des crosseurs, pis les avocats sont pas mieux que les autres. Penses-y : ils ne font pas de l’argent quand t’es libre, ils en font quand t’as des problèmes…
— Je vais essayer de m’en souvenir », dit-il en souriant presque. Le type était mal dégrossi mais attachant. Gordon le connaissait déjà; enfin, il savait à qui il avait affaire. Sylvain Lefrançois, alias Sly, une ramification insignifiante de son Nœud Gordien. Sympathisant des Sons of a Gun, récupéré par la suite dans la filiale ukrainienne du crime organisé. Il avait avoué à Gordon, une certaine fierté dans la voix, qu’il était en attente de son procès pour complot pour importation de cocaïne. Comme compagnon d’infortune, il aurait pu tomber sur pire. Sans Sly, il aurait été pris dans cette cage avec pour seule compagnie la brute ronflant de l’autre côté de la cellule, un tas de muscles et de cicatrices taciturne qui s’exprimait plus souvent par des grognements que par des mots.
La conversation tomba jusqu’à ce que le son signalant l’ouverture des portes retentisse dans la prison. La brute cessa de ronfler, se redressa et alla s’asseoir sur la cuvette de la toilette. Sly et Gordon s’empressèrent de quitter la pièce.
Ils se rendirent à la cafétéria d’un pas lent. Gordon n’avait pas faim, mais il se prit un plateau quand même. Selon Sly, le déjeuner était le moins immonde des trois repas du jour. Il laissa son codétenu monologuer pendant qu’il jouait avec sa nourriture.
« Penses-tu pouvoir être libéré en attendant ta comparution?
— J’espère », répondit Gordon. Vingt-quatre heures dehors : c’est tout ce dont il avait besoin pour s’assurer qu’il n’ait jamais à retourner en taule pour cette histoire. « Gordon Abraham » disparaîtrait aux yeux de l’état civil, victime d’un malheureux accident. Il pourrait ensuite se soucier de Harré et se créer une nouvelle identité légale. Et éventuellement de faire disparaître les photos de son ancien dossier criminel…
Un peu avant dix heures, on appela son nom. Un gardien le conduisit dans un bureau où son avocat devait l’attendre.
Il fut surpris de trouver plutôt un homme chauve et bedonnant vêtu d’un complet élimé. Gordon attendit que le gardien ait refermé la porte avant de demander : « Qui êtes-vous? 
— Je suis le directeur-adjoint de la prison. » L’homme avait la diction lente et le regard vague d’un drogué. Ou encore… « Je dois vous faire sortir d’ici, coûte que coûte. »
…de quelqu’un contrôlé par une tierce personne.
« À vous de jouer », répondit Gordon.

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