dimanche 24 avril 2016

Le Nœud Gordien, épisode 417 : Sa récompense

« As-tu des cordes, des chaînes, des menottes peut-être? », demanda Félicia. Gordon haussa le sourcil. « Mon expérience avec Hill m’a confirmé qu’il valait mieux restreindre notre invité potentiel avant son arrivée…
— Tu peux aller fouiller dans l’armoire au fond, là. C’est là que j’entrepose ma quincaillerie. »
Félicia en tira une longueur de chaîne et des mousquetons. Elle l’attacha sur sa chaise au niveau de la ceinture, des coudes et des genoux.
« Ça ne tiendra pas en place un prisonnier décidé, mais l’évasion sera longue… Et impossible à faire discrètement.
—On dirait que tu t’y connais… » Elle lui fit un sourire mystérieux, mais elle ne nia pas.
La jeune femme roula la manche de Gordon et se mit à peindre à l’encre une longue séquence de caractères avec une calligraphie fine et précise. Gordon pouvait entrevoir l’influence d’Espinosa dans sa façon de travailler. À quelques reprises, elle dut s’arrêter pour respirer un peu : afin d’accroitre sa précision, elle retenait son souffle en peignant. Durant ces courtes pauses, on pouvait deviner les émotions souterraines qui l’habitaient, les mêmes que Gordon… Une part d’effroi, une part d’excitation. Elle allait peut-être s’entretenir avec le praticien le plus puissant de l’histoire.
« Il ne me reste que le dernier caractère, celui qui va sceller le procédé », dit-elle. «  Mais avant… » Elle retourna à la quincaillerie pour en tirer une vieille guenille sur laquelle elle versa une bouteille d’eau complète. La précaution était aussi simple qu’élégante : en un mouvement, elle pourrait gâcher l’écriture encore fraîche et mettre fin au procédé. Tout lui laissait croire qu’il était entre bonnes mains.
« N’oublie pas : l’objectif pour aujourd’hui est seulement de découvrir si Harré m’habite. Rien de plus.
— Je sais.
— Je suis prêt. Tu peux y aller. »
Quelques coups de pinceau et c’était chose faite. Son cœur battait comme un tambour… Mais rien ne se produisit.
« Gordon? Est-ce toujours toi? »
Il allait répondre par l’affirmative quand il se sentit choir en lui-même, une étrange sensation de chute libre, mais sans bruit, sans vent… sans quoi que ce soit.
Déjà, il ne tombait plus : il était debout dans un espace indéfini, sans contours ni couleurs. Que du blanc, pas même un sol visible sous ses pieds.
« Comme on se retrouve », dit une voix derrière lui.
Gordon se retourna. « Harré. » L’homme était pareil à leur première rencontre, sur l’île de Manhattan. Entre deux âges, les cheveux tout blancs, les yeux déments. Il paraissait sur le point d’éclater de rire à tout moment.
Harré regarda autour de lui. « Ego sum, ego existo. J’ai échappé à la mort, mais je ne perçois rien du reste du monde. Je ne vis pas encore, n’est-ce pas?
— Difficile à dire », dit Gordon pour gagner du temps. Les récits de Félicia l’avait préparé à ce que Harré s’exprime à travers son corps, et non qu’il soit lui-même happé dans cet espace psychique. Il espérait que Félicia puisse percevoir son absence… Et qu’elle réagisse sans hésiter. « Et comment échappe-t-on à la mort, au juste?
— Bah, une bagatelle… Il m’a suffi de tendre un filet capable de me rattraper… Ensuite, je n’ai eu qu’à m’y agripper sans relâche, jusqu’à ce que je sois trouvé. »
Un siècle de concentration constante. D’effort opiniâtre. D’une volonté assez forte pour refuser de céder à la mort. Quel genre d’homme pouvait accomplir pareilles prouesses?
Les tripes de Gordon se tordirent d’effroi, comme s’il était un enfant qui se serait risqué dans la cage d’un lion pour découvrir trop tard qu’il ne s’agissait pas d’un gros chat amical.
Harré perçut-il sa frayeur? Il laissa enfin son rire éclater. « Tu n’as rien à craindre. Tu as bien joué ton rôle jusqu’à présent. Tu veux ta récompense? »
L’allusion balaya le sentiment d’épouvante d’un coup. « Oui », dit-il, avide, affamé, impatient. Il n’avait jamais rien aussi désiré que sa récompense.
« Il me faut un corps pour te la donner… Rends-moi ma chair… Et tu l’auras.
— Non! Je n’en peux plus d’attendre!
— Gordon? » C’était la voix de Félicia, retentissant dans le désert blanc. « Gordon, m’entends-tu? » Il ouvrit les yeux, confus, désorienté, le bras dégoulinant d’eau sale. « C’était Harré, n’est-ce pas? »
Il avait envie de frapper, de fuir, de pleurer. « Oui.
— L’as-tu vu? Lui as-tu parlé? Gordon? »
Encore hébété, il ne répondit pas. Il était si près du but… Si près…
Et il savait exactement quoi faire pour y arriver.

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