Le centre névralgique
de la Fondation se trouvait dans une tour à bureaux en périphérie de la ville,
dans l’un de ces faubourgs commerciaux qui, la nuit, se vidaient de toute âme qui
vive.
Dans le taxi, Randall
avait eu le temps de digérer le choc et de retrouver la pleine mesure de son
sang-froid. Judy et Bernie l’attendaient au sixième, à la sortie de
l’ascenseur. « Où est notre bonhomme? », demanda-t-il sans préambule.
« Dans la salle
de conférence », répondit le jeune homme.
« Et sa
corneille?
— Il l’a libérée après
le test. » Bernie ricana en voyant la perplexité de Randall.
« Il a dit
qu’elle méritait de prendre l’air après tout ce temps en cage », ajouta
Judy. « Viens, je vais vous présenter. »
Le candidat victorieux
était assis au bout de la table ovale. Il portait un jean et un T-shirt de la
Fondation par-dessus sa chemise. Son visage s’illumina à la vue de Randall.
Il était jeune – du
point de vue d’un octogénaire, du moins – et aimable en apparence. Randall,
prêt à la confrontation, s’était attendu à trouver un homme satisfait,
suffisant, content d’avoir démontré sa supériorité. Gauss n’était rien de cela.
« C’est un
honneur pour moi, monsieur James », dit-il en tendant la main. « Je
me souviens, la première fois que j’ai entendu parler de vous, c’était durant
mon adolescence, en lisant Les mystères
de l’inexpliqué.
— Ah, je connais ces
ouvrages », répondit Randall. « Ils présentent Yoha Geiger comme un
véritable exemple de télékinésie et de clairvoyance, si je me souviens bien…
— C’était avant votre
face-à-face. La controverse battait son plein. Vous étiez déjà dépeint comme la
voix de la raison et du scepticisme.
— Dans une série sur
le paranormal, c’était louable », dit Bernie.
Randall haussa les
épaules. « Je peux m’entretenir avec vous quelques minutes, monsieur Gauss? »,
demanda-t-il avec un regard oblique à ses collaborateurs.
« Je vais
préparer du thé », dit Judy.
« Je vais
t’aider », dit Bernie. » Ils quittèrent la salle.
Randall déposa une
fesse sur la table pour donner un répit à ses pauvres jambes. « Où est le
reste de votre équipe?
— Ils sont allé manger
un morceau », répondit Gauss. « Judy m’a dit que vous vouliez me
rencontrer, et je dois dire que c’est réciproque. Je les ai donc laissé partir
sans moi. »
Randall passa sa main
de son front à sa nuque. « Je vais être honnête avec vous : je ne
m’attendais pas à ce que mon défi soit relevé un jour.
— Je comprends. »
Son ton était sincère, sans arrogance larvée. « J’imagine que vous voulez
savoir d’où provient mon don, comment je l’ai développé?
— Pour tout vous dire,
cela ne m’intéresse pas vraiment. » Quelle importance pouvait avoir
l’habillage d’une supercherie? La seule chose qu’il voulait savoir, c’était son
truc. « Durant les échanges préliminaires, vous avez dit à mon équipe que
vous seriez prêt à vous soumettre à n’importe quel protocole…
— Oui.
— Seriez-vous disposé
à me laisser effectuer une nouvelle série de tests? » Maintenant que son
succès avait été confirmé, Randall assumait qu’il se défilerait face à tout ce
qui pourrait remettre en question sa victoire.
À sa grande surprise,
Gauss répondit : « Bien entendu. Tout ce qu’il faudra pour vous
convaincre. Monsieur James, je vois que vous êtes étonné. Je comprends
bien que vous avez consacré votre vie à la promotion du scepticisme. Vous devez
toutefois réaliser que je ne suis pas un charlatan, je ne suis pas un
prestidigitateur, je suis simplement un homme inquisiteur, comme vous, qui
s’est retrouvé mêlé à une série d’événements que je qualifierais de paranormaux.
Je me suis rapproché de ceux qui en étaient l’origine afin de mieux comprendre.
Ils m’ont initié comme l’un des leurs, et c’est en les côtoyant que j’ai
développé certaines capacités… Je crois que le monde est en droit de
connaître leur existence.
— Et votre corneille? »
Randall n’était pas prêt à lâcher le morceau. « Est-elle nécessaire à
votre démonstration? Pourrait-elle être remplacée par une autre?
— Non. Ozzy s’est
développée avec moi. Notre lien est unique. »
Randall sourit à
l’intérieur. Il avait mis le doigt sur un paramètre – peut-être le premier –
que Gauss tenait à tout prix à contrôler. Il fallait tabler sur cette piste.
« Voyez-vous une objection à ce qu’un vétérinaire examine… Ozzy?
— En fait,
j’apprécierais… »
Randall fronça les
sourcils. « Pourquoi donc?
— Je ne sais toujours
pas si c’est un mâle ou une femelle… »
Ce bonhomme était
aussi imperturbable que… Que s’il disait la vérité. « Je vais faire
arranger un rendez-vous. Bernie m’a dit que vous aviez libéré votre oiseau…
Comment comptez-vous le récupérer?
— Oh, c’est facile. Il
est quelque part par-là », dit-il avec un mouvement de la main.
« Lorsque je vais l’appeler, il va venir.
— Vraiment?
Pourriez-vous le faire pour moi?
— Bien entendu. C’est
fait : Ozzy est en route. Il va nous attendre en bas.
Ils marchèrent jusqu’à
l’ascenseur, au rythme dicté par les jambes de Randall.
« Vous pouvez
communiquer avec lui mentalement? »
Gauss réfléchit un
instant. « Oui, en quelque sorte. »
Comme promis, une
grosse corneille les attendait devant la porte. Gauss tendit le poing; elle
vint s’y percher. « Ozzy, je te présente Randall James. M. James, voici
Ozzy. » L’oiseau croassa en battant des ailes, sans quitter son perchoir. Gauss
le caressa, un sourire tendre aux lèvres.
Soit il était sincère,
soit il était le meilleur menteur que Randall ait rencontré de toute sa vie. Il
fallait le déstabiliser, percer ses défenses… Pris d’une inspiration soudaine,
Randall lança : « Je dois vous dire…
— Quoi?
— Il y a un problème
avec le million.
— Ah oui? » Pas
de panique, pas même de sursaut. Il continua à lisser les plumes d’Ozzy, sans
plus de réaction que si on lui avait dit le
temps est à la pluie… Comme si ses motivations étaient telles qu’il les
avait décrites : un curieux voulant partager ses trouvailles. Rien de
bassement vénal…
« Nous devrons
passer par notre banque pour préparer le chèque », dit-il pour se
rattraper. « Vous devrez peut-être patienter un jour ou deux…
— Pas de problème.
Nous pourrons en profiter pour faire les épreuves supplémentaires que vous avez
en tête… »
Randall ne savait plus
quoi penser. Édouard Gauss n’avait rien en commun avec les autres qu’il avait
testés au fils des décennies. Le scepticisme avait des racines profondes en lui,
mais à bien y penser, le précepte central de la doctrine n’était pas de ne rien
croire… Mais plutôt de juger des croyances à partir des indices issus d’une démarche
scientifique.
« Bon, je mords.
D’où vient ce lien particulier avec votre oiseau? »
Gauss sourit. « Je
sais que vous n’allez pas me croire, mais voici quand même. À cette époque, j’étais
sous l’effet d’une compulsion qui ne me lâchait pas, quand un matin, j’ai eu
une intuition… »
Oh boy, pensa Randall. Here
we go…
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