dimanche 15 mai 2016

Le Nœud Gordien, épisode 420 : Faire son nid

Depuis qu’elle s’était installée dans la Petite-Méditerranée avec Daniel, Pénélope Vasquez prenait un réel plaisir à traîner dans les rues, à profiter des cafés et des terrasses, à faire du lèche-vitrine… La vie du quartier était si particulière qu’on aurait presque pu croire à une autre ville que La Cité. Les crises économiques qui avaient ébranlé le reste de la ville avaient de toute évidence épargné le coin; si les affiches À vendre ou À louer étaient visibles ici et là, c’était sans commune mesure avec la désaffectation du Centre ou de l’Est.
Au premier contact, Pénélope avait eu l’impression que la Petite-Méditerranée était le dernier îlot d’un temps révolu. Pas de magasins grandes surfaces et peu de franchises des géants de l’alimentation dans le coin; plutôt, on y trouvait des commerces de taille modeste, souvent gérées par des familles, encore capable d’oser un rapport personnel avec une clientèle qu’on devinait établie depuis des lustres. Les commis s’enquéraient de la santé des clients, les épiciers se permettaient des petites taquineries taillées sur mesure pour chacun… Plus encore, les gens se saluaient dans la rue, se hélaient d’un balcon à l’autre… Bref, ici, les gens du voisinage se connaissaient bien.
Dans la vie presque nomade de Pénélope, dans son monde où Daniel était presque la seule constante, il faisait bon de se retrouver dans ce voisinage de gens enracinés. Le quartier ravivait ses souvenirs d’enfance, à une époque où elle connaissait tout le monde dans sa rue – et où tout le monde connaissait la petite Vasquez –, une époque où elle jouait dans les ruelles à l’ombre des cordes à linge perpétuellement chargées… Une plus simple, sans souci, sans danger.
Vouloir s’intégrer dans une communauté tissée serrée n’était pas une chose facile, mais sa beauté irréelle lui ouvrait bien des portes. La plupart des hommes, des petits garçons aux vieillards, s’assuraient qu’elle soit traitée comme une princesse. On lui tenait la porte, les épiciers avaient toujours quelque chose à lui faire goûter, des passants la complimentaient avec déférence. Elle n’était pas à l’abri des sifflets et autres éructations machistes que d’autres, moins délicats, lui lançaient dans la rue, mais elle avait appris depuis longtemps à l’assimiler au brouhaha constant des villes, ces bruits de fond qu’on entend toujours sans jamais s’en soucier.
Par ailleurs, son look hyperféminin ne détonnait pas du tout dans le quartier. En fait, une certaine frange des femmes du quartier – de tout âge, de l’adolescence à l’âge d’or – valorisait autant qu’elle la mise en exergue du corps et des apparats féminins. Une sorte de sororité implicite existait entre elles, dont Pénélope était devenue membre d’office. Toute solidarité disparaissait toutefois dès qu’un homme s’y trouvait mêlé. Il suffisait qu’un mari, un amoureux, un fils parfois, lui fasse une œillade trop soutenue ou entame une conversation sur un ton trop chaleureux pour que la femme à ses côtés la déclare ennemie. En fait, ces petites intrigues lui plaisaient plutôt. Même si elle ne se sentait aucunement menacée par ces autres femmes, lorsque Daniel attirait leur attention – ce qui était tout de même fréquent – elle jouait le jeu en foudroyant ses « rivales » du regard, ou en tirant Daniel contre elle d’un geste territorial… À Rome, on fait comme les Romaines!
Bref, ce quartier était vivant. Elle était prête à ce qu’elle devienne le sien.
Elle avait déniché un logement cinq pièces à l’ameublement coquet pour s’installer avec Daniel. Il était modeste mais confortable, mille fois mieux qu’une chambre du QG ou de l’hôtel où ils avaient logé jusque-là. En marge de ses projets plus sérieux, elle se plaisait à décorer son petit nid, à le rendre toujours plus accueillant et chaleureux.
Elle était confortablement installée sur son sofa à lire un article savant sur l’interpénétration entre la célébrité sur les réseaux sociaux et la culture populaire lorsqu’elle reçut un texto de Daniel. Il disait : j’arrive bientôt, avec des invités.
Elle répondit : ok. Qui? Sa question resta sans réponse.
Le message, laconique, soulagea quelque peu ses inquiétudes. Daniel était en mission auprès des gens du Terminus; elle partageait son optimisme quant à la possibilité de rapprocher leur clan et celui des Seize, mais elle n’était pas assez naïve pour croire l’opération – au cœur de la zone radiesthésique – sans risque.
À défaut de savoir à qui elle aurait affaire, elle s’habilla et rangea leur appartement, en prenant soin de dissimuler toute trace de leurs pratiques occultes.

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