Édouard était aux
nues : CitéMédia irait de l’avant avec son projet de documentaire.
La structure de
l’émission proposée par Maude avait été retenue. Elle commencerait par tracer
un bref portrait de l’histoire des sciences occultes, de l’alchimie à Edgar
Cayce, pour en arriver au cas de Yoha Geiger, qui s’affichait comme un mystique
moderne… Jusqu’à ce que son chemin croise celui de Randall James. Le segment
suivant devait porter sur le personnage du sceptique, en commençant par son
conflit avec Geiger, pour finir avec une présentation de sa Fondation et du
défi à un million. C’est là qu’Édouard et Ozzy entraient en scène.
La dernière section
prenait la forme d’une causerie, où des spécialistes invités pourraient
débattre et se prononcer sur la portée du défi relevé. Tout cela lui plaisait
bien, mais il y avait encore loin de la coupe aux lèvres. À tout le moins, l’émission
avait obtenu un feu vert définitif.
Un message sur son
téléphone lui enleva le goût de célébrer.
« Viens me
rejoindre à la galerie des crânes. Seul. Tout de suite. »
Être convoqué par
Avramopoulos ne lui disait jamais rien qui vaille, mais qu’il le soit tout de
suite après qu’il ait reçu la bonne nouvelle pouvait être plus qu’une
coïncidence.
Ozzy vint à sa
rencontre à la sortie de CitéMédia. Son oiseau devait avoir perçu sa
préoccupation; il se montra particulièrement affectueux dans ses caresses. Il
vola au-dessus de la voiture d’Édouard jusqu’à sa destination, le grand magasin
mort-né sous lequel Avramopoulos avait aménagé sa catacombe.
La grande porte était
déverrouillée; Édouard s’y engagea, laissant Ozzy derrière, quelque peu anxieux
de se retrouver hors de portée des signaux de cellulaire. Il démarra l’application
d’enregistrement vocal et s’engouffra dans le souterrain.
Revoir la petite pièce
qui lui avait servi de cellule suscita un certain émoi. Pris dans les affres de
la compulsion sexuelle, Avramopoulos l’avait conduit jusqu’au point de rupture.
Il avait accepté de s’avilir, mais avait-il vraiment eu le choix? Il préférait éviter
d’y penser, ne pas rouvrir ses blessures, surtout pas avant de se retrouver nez
à nez avec son agresseur. Il ravala sa colère, son dégoût, son sentiment d’impuissance,
et continua jusqu’à ce qu’Avramopoulos avait appelé la galerie des crânes.
La pièce avait été
lugubre lors de son initiation, avec ses crânes, ses cierges, ses inscriptions
cabalistiques... Sous les néons, ce n’était plus qu’une salle comme les autres.
Les accessoires avaient été empilés dans un coin; le trône d’ossements sur
lequel Avramopoulos l’attendait n’était plus aussi impressionnant sous la
lumière crue. Édouard remarqua qu’un tableau à roulette et une table pliante,
du même genre que ceux de l’Agora, avaient été disposés un peu plus loin.
Lorsqu’il aperçut
Édouard, le Maître ferma le livre qu’il lisait, puis il le scruta comme un
douanier en alerte. Après un moment de tension, il dit : « Comment va
ta progression?
— Ça va, enfin, je
crois.
— Pas d’autres
procédés émergents?
— Non.
— Bien, bien. Montre-moi
comment tu fais ta première ablution.
— Maintenant?
— Oui, qu’est-ce que
tu crois? Le matériel est sur la table, là. »
Que faire sinon obéir?
Avramopoulos se leva de son trône pour l’accompagner. Son premier pas
chancelant trahit qu’il avait bu. Il dodelina jusqu’à Édouard.
En temps normal, il
pouvait accomplir les neuf étapes de la purification rituelle les yeux fermés
tant il les avait répétées. Le regard du Maître par-dessus son épaule, jugeant
chacun de ses gestes, exacerba sa conscience de lui-même, ce qui ramena les
automatismes au rang d’actions conscientes. Il réussit la routine, mais de
manière beaucoup plus imprécise que lorsqu’il l’accomplissait par lui-même.
« Je m’attendais
à mieux, déclara Avramopoulos. Son haleine empestait l’alcool.
— Je fais mieux,
habituellement.
— On ne mesure pas la
maîtrise par sa capacité à performer dans les conditions optimales. Plutôt le
contraire. Peu importe. Qu’est-ce que Hoshmand t’a montré d’autre? »
Ils firent
l’inventaire des connaissances actuelles d’Édouard. Était-ce une sorte d’évaluation,
un examen?
Avramopoulos se montra
particulièrement déçu de sa compréhension du langage secret. À quoi s’attendait-il?
Il n’avait pas encore pu discerner de règles pour organiser ses apprentissages;
apprendre le chinois à partir du polonais n’aurait pas été plus compliqué. Sans
tuteur avec qui travailler de façon continue, il ne pouvait guère faire mieux
que ressasser les petites bribes qu’il croyait comprendre. Pas surprenant qu’après
des siècles, les meilleurs linguistes et les fanatiques de cryptologie
n’avaient toujours pas réussi à décoder le manuscrit de Voynich…
« Essayons
quelque chose d’autre, maintenant. Ferme les yeux. »
L’idée ne lui plaisait
pas, mais il obéit. Avramopoulos posa un doigt sur son front. « Jusqu'à
instruction contraire, tu ne peux plus bouger, sauf la tête. Réponds à mes
questions sincèrement. Il t’est impossible de me mentir. » Édouard
ressentit une sensation familière, détestable... Une fois de plus, son libre
arbitre était enchaîné par Avramopoulos. « Ouvre les yeux. Est-ce que
Lytvyn complote contre moi? Réponds. »
Il s’entendit déclarer :
« Je ne le sais pas. » Il n’avait pas eu la chance de formuler
lui-même la pensée. C’était comme si elle avait jailli, toute faite.
« Qu’en
penses-tu?
— Je ne crois pas.
— Et toi, envers qui
es-tu loyal? »
Il ne répondit pas
immédiatement, comme si son esprit avait besoin d’un délai pour formuler la
bonne réponse à cette question, somme toute complexe. Il eut le temps de
craindre ce qui allait ressortir…
Il dit : « Moi-même. »
Avramopoulos éclata de
rire. « Quelle excellente réponse! C’est inattendu… » Il prit une
bouteille sur la table et la tendit à Édouard. « Allez, bois. »
Édouard retrouva la
maîtrise de son corps. Il accepta la bouteille avec un sourire forcé. Avramopoulos
se lança dans une longue tirade sur la nature des hommes d’exception – dont il
faisait bien entendu partie –, et la difficulté de vivre dans une société faite
de gens si médiocres. Au détour du discours, Avramopoulos alluda au fait qu’il
avait perçu dès le début qu’Édouard faisait peut-être partie lui aussi de l’élite.
Le discours dégénéra en
radotage de gars saoul. Pendant qu’il s’éparpillait en souvenir du bon vieux temps,
entre deux citations de Nietzsche, Édouard réalisa pourquoi il était là. Devant
l’accusation de Félicia, les soupçons des autres, le désaveu de Polkinghorne,
Avramopoulos était resté à l’écart de l’Agora. Et le vieux Maître souffrait de
son isolement.
Édouard était le
dernier adepte qu’il pouvait convoquer. Qu’il pouvait commander, voire contrôler.
Qui ne le laisserait pas tout seul…
Et Avramopoulos se
voyait encore comme un homme d’exception.
Pitoyable.
Édouard regarda sa
montre. « Je dois aller chercher mes filles, mentit-il. Est-ce qu’il y a
autre chose? »
Avramopoulos fit la
grimace. « J’espère que tu vas commencer à prendre ta progression plus au
sérieux. »
Le commentaire piqua l’orgueil
d’Édouard, mais il choisit de ne pas rétorquer. Il s’en alla en pensant rira bien qui rira le dernier…
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