Assis par terre, le
dos contre le mur de la sacristie de son église-sanctuaire, Gordon observait
Harré en pleine méditation. Même dans cette position – en demi-lotus, les yeux
clos –, il lui semblait clair qu’il ne s’agissait pas de Van Haecht. Son
maintien guindé et ses manières affectées se situaient à l’opposé de la spontanéité
désarmante de Harré, et cette différence fondamentale se transposait jusque
dans leur façon respective de rester immobiles.
Asjen et Aart continuaient
encore à courir la ville pour ceci et cela au service de leur père. Gordon leur avait fait connaitre l’Orgasmik afin de les distraire
de tout doute qu’ils pouvaient entretenir à leur endroit… Il n’avait plus à s’inquiéter
de la loyauté de ces deux-là.
Gordon, lui, jouait le
jeu en pleine connaissance de cause. Hier, il avait goûté pour une troisième
fois à la pure extase. Harré lui avait promis que tant qu’il demeurait avec
lui, tant qu’il obéissait à ses instructions, il pourrait en jouir à minuit
chaque jour. Gordon avait vendu son âme au diable, mais à tout le moins, il
avait obtenu un bon prix...
L’accessibilité du plus
précieux trésor dévaluait tout le reste, et Gordon s’en moquait bien. Son
apparence le montrait : il ne s’était pas changé depuis qu’il avait pris
la main de Harré; cravate défaite, chemise à moitié déboutonnée, manches
retroussées, barbe de trois jours… Il n’avait pas été aussi débraillé depuis
des décennies.
Harré éclata
soudainement de rire et déploya ses jambes engourdies. « Fantastique! L’intégration
est complète! Mes capacités sont presque de retour! » Gordon préférait ne
pas savoir ce que Harré avait pu faire subir à Latour pour voler sa magie.
Était-ce la raison pour laquelle il s’était acharné sur les Maîtres durant la
purge, avant qu’il soit tué par les Seize? « Encore un autre, et je serai
prêt pour la suite!
— Dois-je m’inquiéter?,
demanda Gordon.
— Non, non, bien sûr
que non. J’ai besoin de toi pour accomplir l’œuvre suprême. Toi et, idéalement,
au moins un autre Maître. D’ailleurs, si tes petits copains ont pu modifier
mon futur, c’est que l’un d’eux s’est élevé jusqu’à la metascharfsinn, non? Sais-tu lequel? Ou lesquels, peut-être? »
L’hypothèse la plus
plausible plaçait Olson en tête de liste – après tout, il avait demandé à
Gordon la formule qu’il avait développée pour stabiliser Tricane. Il se
contenta toutefois de hausser les épaules en feignant l’ignorance. Il s’était
soumis au bon vouloir de Harré, il avait accepté de lui prêter main forte, mais
cela ne faisait pas d’eux des alliés pour autant.
Harré lui avait promis
une nouvelle extase chaque jour à minuit, ni plus, ni moins. Il lui avait déjà
avoué que l’en priver serait désastreux pour tout le monde; Gordon devinait qu’il
ne voulait pas lui en donner plus pour
les mêmes raisons. Après tout, il aurait fait n’importe quoi pour une dose
supplémentaire…
Par ailleurs, Gordon
pouvait déjà entrevoir les problèmes que recelait son futur… Il remarquait déjà
que l’envie, la nécessité de la dose
suivante croissait de manière exponentielle. Si la tendance s’accentuait, il
viendrait vite à considérer le délai imposé aussi long que le siècle qu’il
avait déjà attendu. Il ne pouvait y avoir qu’une seule issue s’il continuait à
s’abandonner à cette dépendance toute-puissante : dès qu’il saurait
comment trouver l’extase par lui-même, il ne ferait plus que cela, à
l’exclusion du reste, jusqu’à en mourir, sourire aux lèvres. Loin de le
décourager, cette perspective lui paraissait alléchante.
« À défaut d’un
Maître, si j’avais entre les mains un objet de pouvoir, le reste serait
beaucoup plus facile…
— Un objet de pouvoir? »,
demanda Gordon, vaguement remué dans son apathie. « Comme quoi? Mon
anneau?
— Ah! Si seulement… Je
parle de l’une de ces de pierres philosophales antiques, comme il ne s’en fait
plus… »
— À quoi
ressemblent-elles?
— Des sculptures mal
dégrossies. J’en avais deux, grandes comme ma main, qui sont peut-être encore
là où je les avais cachées, à Zurich, lorsque j’ai pressenti ma défaite
imminente. Les autres, dans ma grotte, étaient aussi grandes qu’un homme…
— Ta grotte? »
Harré balaya la
question d’un mouvement. « C’est sans importance. Le temps que je revienne
de la Suisse ou du Guatemala, le futur sera déjà brouillé. Le temps presse…
Plus j’avance maintenant, moins j’aurai à faire à l’aveuglette. Je ne peux pas
échouer… Je ne peux pas… » Il devint pensif, ses yeux écarquillés fixés
sur le mur de la sacristie.
Même s’il n’avait
jamais entendu parler de ces objets de pouvoir, la description pointait vers un
objet familier… Il se leva et massa ses jambes ankylosées. « Je vais aller
prendre une marche.
— Va, va. Je ne m’inquiète
pas : je sais que tu seras de retour pour minuit. »
Alors qu’il fermait la
porte derrière lui, Gordon entendit Harré lancer : « Bonne chance,
pour l’oiseau! »
Avant qu’il ait pu
demander à quel oiseau Harré référait, il remarqua une grosse corneille, perchée
dans un arbre juste devant la sortie. À peu près rien ne permettait de
distinguer les individus de cette espèce, mais il aurait mis sa main au feu qu’il
s’agissait de celle d’Édouard. Le cas échéant, elle ne se trouvait pas là par quelque
coïncidence…
Il fit un pas vers
elle, mais avant qu’il n’ait pu agir, elle crailla deux fois et prit son envol.
C’était fâcheux. Si
ses anciens alliés pouvaient le retracer jusqu’ici, ils trouveraient également
Harré. Il rentra.
« La marche a été
courte…
— On nous a repérés.
— Je sais.
— Si l’oiseau fait l’erreur
de revenir rôder, je serai prêt pour lui… »
Gordon avait promis à
Édouard qu’il n’aurait pas d’autre avertissement s’il se mêlait encore de ses
affaires… Rien ni personne n’allait se dresser entre lui et sa récompense
quotidienne.
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