Beppe Cipriani cheminait
dans les rues du Centre, sac à l’épaule, l’esprit embrumé comme s’il s’éveillait
tout juste d’une sieste. En fait, le monde entier lui apparaissait irréel.
Pourquoi? Il ne s’en souciait guère. Il avait une tâche à accomplir. Rien
d’autre ne comptait.
Il contourna la façade
rutilante du Den, toute en miroirs, pour monter au salon privé par la porte
arrière. Trois hommes en gardaient l’accès; l’un d’eux, simple portier, voulut
s’interposer; les deux autres lui signalèrent de s’écarter. Ceux-là le
connaissaient bien : ils travaillaient, eux aussi, pour le clan italien.
Le salon VIP demeurait
à peu près vide à cette heure : en ce beau mardi d’été, les clients
préféraient les terrasses pour l’apéro. Mélanie Tremblay – le bras droit de M.
Szasz, l’alliée de M. Fusco – s’y trouvait néanmoins. Accoudée au bar, les yeux
sur son téléphone, elle ne porta aucune attention à l’arrivée de Beppe.
Éric Henriquez, sans
doute avisé par le portier, accourut à sa rencontre. « Hey, Beppe!, dit-il
avec trop d’enthousiasme. Ça va, mon vieux? » Beppe resta de glace. Il
n’était pas venu fraterniser. Henriquez enchaîna. « Je voulais savoir…
Est-ce que tu penses que ça va durer encore longtemps, mes… invités? Je veux
dire…
— Je sais ce que tu
veux dire. Ça va durer aussi longtemps que nécessaire.
— C’est quand même chez
moi… Et que je vive en dehors du Den complique beaucoup mon travail…
— Je te rappelle
qu’à eux deux, M. Fusco et Mme Kingston sont propriétaires de la moitié de ta
foutue boîte. Ils sont autant chez eux que toi. Alors tu fais ce qu’on te dit
et tu fermes ta gueule. »
Henriquez eut la
sagesse de comprendre l’entretien terminé. Il s’écarta avec un sourire des plus
professionnels.
Beppe alla sonner au
bureau d’Henriquez et salua la caméra de surveillance. Le verrou s’ouvrit avec
un son électrique. Il traversa le bureau qui servait d’antichambre aux
appartements d’Henriquez.
Fusco et sa femme
l’attendaient dans le salon, de l’autre côté. « Quelles sont les nouvelles? »,
demanda le boss. Beppe referma la porte derrière lui. Comme par magie, les
derniers relents de la musique du bar disparurent. L’insonorisation était
impressionnante. Et bienvenue.
Il déposa son sac sur
une table basse et l’ouvrit. Un gun,
des restreintes et un assortiment de lames s’y trouvaient. Le fantôme d’une
question pointa – pourquoi la corde? Pourquoi les couteaux? –, mais une autre
idée, toute puissante, l’écrasa dans l’œuf.
Je suis venu accomplir une tâche. La tâche qu’elle m’a donnée.
Guido Fusco connaissait Beppe
depuis son adolescence; il remarqua au premier coup d’œil que quelque chose
clochait. Ses yeux, d’habitude perçants, semblaient fatigués. Le conflit use tout le monde, se dit-il.
Encore plus lorsque les ennemis sont
d’anciens alliés. Ils n’étaient en sécurité nulle part, comme le fiasco des
noix de coco l’avait bien démontré. C’était encore plus vrai pour Beppe et ses
soldats, pour qui même les rues et les ruelles s’étaient transformés en champs
de bataille. Pas surprenant qu’il en soit affecté, malgré ses nerfs d’acier…
Guido présumait que son
capitaine ne se serait pas déplacé à moins qu’il ait une nouvelle importante à
lui annoncer. Quelle ne fut pas sa surprise de le voir plutôt tirer une arme à
feu de son sac… Et la pointer vers sa femme et lui.
« Qu’est-ce que cela
signifie? », demanda-t-il, incrédule.
« Ne bougez
pas », répondit Beppe.
Guido n’aurait jamais, au
grand jamais pu croire que Beppe Cipriani pourrait le trahir. Professionnel,
impitoyable, on le présentait aux recrues comme l’incarnation de la loyauté,
l’un des derniers véritables hommes d’honneur. C’était impensable qu’il ait pu
tromper tout le monde aussi longtemps, mais les faits ne mentaient pas.
Beppe sortit un bâillon et
une longueur de corde de son sac. « Attache-la sur la chaise, là.
Bâillonne-la d’abord. Allez!
— C’est moi ta cible. Tu as
gagné. Laisse partir ma femme. Elle n’a pas à souffrir plus longtemps de ma
business… »
Beppe ne broncha pas face
au plaidoyer; il dut donc obéir. Il eut tout de même la présence d’esprit de laisser
suffisamment de jeu à sa femme pour lui permettre de s’en défaire. Elle ne
pourrait pas se désempêtrer instantanément, mais si Beppe faisait l’erreur de
lui tourner le dos… « Une seule chance », murmura-t-il à son oreille.
Le regard de Loulou lui indiquait qu’elle avait compris. Le visage de sa femme
n’exprimait aucune frayeur, mais plutôt la colère de l’indignation. Elle
n’était pas prête à baisser les bras… Quelle femme, tout de même.
« Ç’a intérêt à être
solide, hein… », dit Beppe. Il s’avança pour voir par lui-même, l’arme toujours
pointée sur Guido. Fusco n’était peut-être pas un homme de terrain, mais
personne n’aurait contesté sa pensée stratégique : il s’écarta de manière
à ce que Beppe ne puisse voir Loulou et lui en même temps.
Cette simple manœuvre lui
fournit une occasion à saisir. Beppe le gardait en joue, mais lorsqu’il baissa
la tête pour examiner les nœuds, Guido se précipita sur son bras tendu, en
s’écartant de la ligne de tir. Il saisit son poignet à deux mains en espérant lui
arracher son arme. La surprise sur laquelle il comptait ne dura pas, pas même assez
longtemps pour que Loulou se détache et lui prête mainforte. Avec la vitesse
d’un cobra, Beppe abattit le tranchant de sa paume sur sa pomme d’Adam. Sa prise
relâcha; Beppe s’en libéra et lui asséna un coup de crosse sur la tempe. Ils’effondra
sur le sol, luttant pour cesser de tousser et reprendre son souffle.
Imperturbable, Beppe ne lui
en laissa pas le temps. Il s’accroupit et posa un genou sur son cou. Les coups
qu’il avait reçus sapaient sa force; Guido tenta de se débattre, mais il
comprit vite qu’il ne réussirait pas à déloger son adversaire.
« Je suis
désolé », dit le traître sur un ton les plus sincères. « Mais je dois
éliminer tous les obstacles. Rien ne doit m’empêcher d’accomplir ma
tâche. »
Quoi, je suis un obstacle? Pas la cible? C’est dans la confusion la
plus totale que l’asphyxie eut raison de lui. Il sombra dans le néant.
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