dimanche 25 juin 2017

Le Nœud Gordien, épisode 476 : Tout est tout, 1re partie

Le bleu et le rouge des gyrophares éclairaient la devanture du Den comme une boule disco géante. Des agents gardaient à distance les badauds curieux de savoir ce qui nécessitait la présence d’autant de policiers et d’ambulances. Les spéculations allaient de bon train… Attaque terroriste? Règlement de compte? Crime passionnel?
Martin, lui, devinait les grandes lignes, à défaut d’en connaître les détails. Beppe avait voulu accomplir la tâche que les Trois lui avaient donnée; sa façon de s’en acquitter avait transformé leur vendetta en bain de sang. C’est notre faute, se répétait-il. Quel gâchis.
Il blâmait surtout Tobin. Son arrivée dans la Trinité avait changé leur équilibre. Sa hargne, sa violence avaient conduit les autres sur le chemin de la vengeance. Paradoxe : fondu dans les Trois, Martin y avait consenti, autant qu’Aizalyasni et Timothée. Mais séparé, son désaccord redevenait clair.
L’ex-policier idéaliste craignait la suite : l’ambition de Tobin ne s’arrêtait pas là. Il fallait reconnaître qu’ils se dirigeaient potentiellement vers une ville plus sécuritaire que jamais… Le risque en valait la chandelle, mais il devait veiller à ce que ce genre de dérape ne se reproduise plus.
Il soupira et se mit en route vers le Terminus. Ses réserves allaient bientôt se diluer dans les convictions des autres… Mais elles ne disparaîtraient pas. Il comprenait que son rôle était d’offrir sa compassion en contrepoids à la brutalité de Tobin. On parlait souvent du loup dans la bergerie… Mais l’agneau dans la meute pouvait-il espérer la pacifier? Il devait l’espérer, pour le salut de La Cité.

L’Agora bourdonnait d’activité. Les Maîtres autant que les adeptes s’affairaient à développer ou à mettre en place des procédés défensifs pour protéger leur quartier général. Les Seize étaient victimes d’un siècle d’hégémonie : après des décennies de paix incontestée, il leur fallait réinventer la guerre. En attendant, ils espéraient que leur nombre décourage Harré de passer à l’attaque… Ou leur permette de vaincre s’il s’y risquait néanmoins.
Félicia avait été consternée que les Maîtres l’aient écarté de leur table de travail. Avramopoulos l’avait éconduite en soulignant qu’ils souhaitaient travailler sans distraction, comme si elle n’était bonne qu’à leur faire perdre leur temps. Son espoir que Mandeville ou Olson la soutienne ne s’était pas concrétisé : ils ne s’étaient pas risqués à contredire leur aîné.
Heurtée, elle s’était repliée sur ses quartiers du deuxième étage. Qu’ils s’évertuent à bâtir des alarmes et des pièges pour défendre l’Agora. Moi, je vais préparer l’offensive. La priorité est de trouver un moyen d’entraver la capacité de Harré à voir le futur. Sans cela, nous sommes impuissants.
Plus facile à dire qu’à faire… La conception d’un nouveau procédé n’était jamais facile, mais celui-là en particulier impliquait des défis colossaux. Pour commencer, personne ne comprenait pleinement le fonctionnement de la metascharfsinn ou la nature de la divination. Deuxièmement, le procédé devait être assez durable pour se maintenir sans attention constante. Troisièmement, il devait recouvrir zone aussi vaste que possible… Bloquer l’Agora représentait un avantage stratégique certain, mais qui ne leur serait d’aucune aide pour surprendre Harré et l’empêcher de s’enfuir à nouveau.
Plusieurs heures plus tard, Félicia avait bien avancé quelques pistes potentielles, mais aucune capable de surmonter toutes ces difficultés.
Excédée, elle quitta sa cellule et monta sur le toit pour y prendre l’air. Perdue dans sa tête, elle s’accouda contre la rambarde sans remarquer qu’elle n’était pas seule.
« Belle journée, n’est-ce pas? » Elle sursauta. « Désolé, je ne voulais pas t’effrayer », dit la voix légèrement accentuée de Derek Virkkunen. Il était assis dans un coin, calepin et plume à la main.
« Qu’est-ce que tu fais ici?, demanda Félicia.
— La même chose que toi, je crois : je réfléchis. »
L’artiste n’était qu’un novice dans leur hiérarchie, mais un géant pour le reste du monde. Félicia ne savait jamais comment agir envers lui. « Sans surprise, je me débats avec le problème de Harré, dit-elle. Et toi? »
Il la rejoignit et lui tendit son calepin. « Tiens. » Elle s’attendait à y trouver des croquis, les plans d’œuvres à venir, à la rigueur des partitions de sitar, mais le carnet était rempli d’équations mathématiques. Virkkunen sourit devant sa surprise. « J’ai toujours vu les arts, la musique et les mathématiques comme des facettes d’un même tout… Des manifestations de la magie du monde.
— Les maths? En art?
— C’est un aspect fondamental de toutes mes œuvres…
— Je ne savais pas… » Elle avait bel et bien visité l’exposition Tempo durant son passage dans La Cité, mais elle ne s’était pas interrogée au-delà des explications superficielles des fiches qui accompagnaient les tableaux. Et aucune ne mentionnait les mathématiques.
« Rares sont ceux qui savent. Ou qui s’y intéressent, en fait.
— Ça, j’ai de la misère à le croire… » On parlait de Derek Virkkunen comme une légende vivante. Il devait être étudié dans toutes les facultés d’art contemporain…
L’artiste haussa les épaules. « Certains critiques influents m’ont lancé des fleurs au début de ma carrière, ce qui m’a valu une certaine notoriété. Mais assez rapidement, cette notoriété a pris le dessus sur le reste… Les journalistes s’intéressent à mes excentricités, mes fréquentations, mon mode de vie… Mais rarement à mon travail, à mes inspirations, à ma démarche. Parfois au produit final. Lorsque je suis chanceux… »
N’était-ce pas aussi le cas de Félicia? Elle percevait Virkkunen comme une vedette au point d’être intimidée par lui… Mais que connaissait-elle de l’homme? De sa vision?
« Regarde la première page », dit-il. Le calepin s’ouvrait sur une citation enluminée au stylo : If I have seen further, it is by standing on the shoulders of giants. « Isaac Newton : l’histoire s’en souvient comme un génie de la philosophie naturelle, capable d’extrapoler les lois de la gravitation universelle en voyant une simple pomme tomber. Mais il était le premier à rappeler qu’il devait ses découvertes au travail de ceux qui l’avaient précédé. La véritable création ne se fait jamais en vase clos; elle découle d’échanges, d’amalgames, de réinterprétations inédites de ce qui est déjà connu… Et, il faut dire, d’un peu de cette magie qu’on nomme inspiration.  
— Très intéressant… » Elle se demanda sur les épaules de quels géants elle pouvait bien se hisser pour régler les problèmes sous-jacents à son projet. « Ta réflexion aide beaucoup la mienne… Je dois retourner au travail, mais j’aimerais bien qu’on discute plus amplement de ta démarche, un de ces jours.
— Quand tu veux. »
Félicia rentra dans l’Agora et rédigea un court texto : J’ai besoin d’aide. Maintenant.
Elle l’envoya à Karl Tobin.

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