dimanche 22 mai 2011

Le Noeud Gordien, épisode 171 : L’aîné…

Chaque fois que le signal retentissait, il avait l’effet d’une décharge électrique sur les vieux os de Traugott Kuhn. Seul un allié pouvait entrer dans la maison; le signal d’une présence représentait nécessairement une visite qui lui permettrait de tromper sa solitude. Même brièvement.
C’était Mandeville qui s’était acquittée de sa faveur avec diligence : elle ne revenait pas seule. Pendant qu’elles se débattaient avec l’écoutille du bunker, Kuhn enfila une chemise et tenta d’imposer un semblant de discipline à ses cheveux ébouriffés. Le temps qu’elles arrivent dans l’antichambre, il était prêt.
Catherine était élégante et bien mise, comme toujours, mais Kuhn découvrit que l’enfant-prodige qu’il attendait n’avait rien d’une enfant. C’était une splendide jeune femme aux cheveux blonds et très, très peu vêtue. Elle ne portait qu’une camisole blanche moulée comme une seconde peau et des shorts de denim qui ne couvraient que son bassin et pas un millimètre de plus. De larges verres fumés cachaient la moitié de son visage.
Kuhn n’avait guère été distrait par les élans de la chair depuis qu’il s’était cloîtré dans sa solitude aseptisée. Si le Grand Œuvre avait transformé la finalité de ses jours en un horizon ouvert, il l’avait néanmoins accompli au crépuscule de ses années. Avant même sa réclusion, il avait tiré un trait sur le beau sexe. Après, il n’avait côtoyé qu’une poignée de femmes, surtout Mandeville, qui  représentait pour lui quelque chose comme une nièce favorite… et Paicheler, qui avait tout le sex-appeal d’un poisson mort.
Mais cette fille, cette nymphe, par sa seule présence, venait de remettre en mouvement ces eaux stagnantes.
Ça n’est pas sans embarras que Kuhn ressentit cet émoi. Il tenta tant bien que mal de le dissimuler alors qu’il accueillait ses visiteuses.
« Catherine, Catherine! Déjà de retour! Et qui m’amènes-tu là?
— M. Kuhn, je vous présente Félicia Lytvyn. Félicia, Traugott Kuhn.
— Enchantée », dit-elle avec un pincement de lèvres en guise de sourire.
« Je suis sincèrement désolé de devoir vous accueillir si froidement… Catherine vous a sans doute expliqué la raison de mon isolation?
— Vous avez créé un environnement clos de manière à vous protéger contre une éventuelle épidémie… »
En souriant, il répondit : « Dans le pire des scénarios, j’imagine que je serai effectivement protégé… Mais ma préoccupation est plus large que l’éventualité d’un cataclysme.
— M. Kuhn est l’aîné des Seize », précisa Mandeville. « Sans doute le plus grand spécialiste de notre art encore en vie.
— Si vous dépassez mes professeurs », dit la jeune femme en repoussant une mèche de cheveux derrière son oreille, « alors vous devez tout savoir! »
Kuhn s’esclaffa. « Si je savais tout, je saurais comment utiliser notre art de manière à vaincre ces damnés virus… Mais en attendant, la préservation de mes connaissances importe davantage que mon confort. Dans mon temps, le Grand Œuvre et la jeunesse étaient mutuellement exclusifs… Même si le Grand Œuvre protège ma chair du vieillissement et de ces cancers, il n’efface pas le poids des années… Il serait malheureux qu’une vulgaire grippe ait raison de moi avant que je finisse de transmettre mes savoirs… »
Kuhn serra les dents en pensant à cet égoïste d’Avramopoulos qui, selon toute apparence, avait réussi à déjouer sa propre vieillesse… S’il pouvait rajeunir… Peut-être que Félicia… Il repoussa l’idée avant même qu’elle eut fini de prendre forme.
« Avez-vous mangé? » Les deux femmes firent oui de la tête. « Resterez-vous un peu, alors?
— Nous sommes très fatiguées : nous sommes sorties de l’aéroport il y a à peine deux heures. Et il y a le décalage… »
Déçu – mais pas surpris – Kuhn leur donna donc rendez-vous pour le lendemain.
Il passa le reste de la journée habité d’une fébrilité qu’il avait cru ne plus jamais connaître.

1 commentaire:

  1. Cher Écrivain du dimanche!
    Après avoir été voir ailleurs si j'y étais pendant près d'un an, me voici qui me surpend à nouveau à lire le Noeud Gordien avec enthousiasme.
    J'ai lu tous les épisodes que j'avais manqué, après en avoir relu quelques-uns pour me rafraichir la mémoire. Malheureusement, je suis incapable de retrouver les épisodes avant 95... il me manque donc des détails à cette histoire, mais j'ai réussit à me débrouiller pour me souvenir de tout et me retrouver parmis tous les personnages du Noeud.
    La lecture en rafale de la cinquantaine d'épisodes qu'il manquait à ma lecture a certainement aidé à ma compréhension. Et je n'ai pas vécu cette frustration que je ressens maintenant à l'idée de devoir attendre jusqu'au prochain dimanche pour pouvoir lire la suite.
    J'ai beaucoup apprécié ma lecture et j'ai hâte de la continuer. Et j'ai sourit à l'épisode 134 «on a jouer dans ma tête», dit Édouard Gauss. Je me suis presque reconnue...

    À un de ces jours, peut-être,
    C. - Dépendante effective

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