Andrew fut envahi d’un frisson
presque épileptique pendant qu’une nouvelle vague d’adrénaline investissait son
système. Le centre de sa vision passa en Très Haute Définition et tout le reste
disparut. Il bondit en direction de Benoît qui finissait de basculer en tentant
frénétiquement de s’agripper à quelque chose, n’importe quoi.
Une seule pensée flotta dans
l’esprit d’Andrew : Quitte ou double.
Soit ils vivaient tous les deux, soit il mourrait avec – pour – cet inconnu.
Il ressentit plus qu’il ne vit la
main de Benoît trouver son bras juste avant qu’il ne tombe dans le vide. Les
deux hommes crièrent en chœur, l’un de la terreur d’avoir le corps aux suspendu
aux trois quarts à quarante-deux étages du sol, l’autre de sentir ses muscles
et ses tendons s’étirer au point de craindre la déchirure. Les ongles de Benoît
s’enfonçaient assez profondément dans la chair d’Andrew pour que la douleur le
convainque presque de lâcher; si Benoît glissait juste un peu plus loin, il ne
pourrait plus le soutenir.
Benoît fit un mouvement pour
remonter, mais sa manœuvre fit glisser Andrew d’autant. Par réflexe plus que
par calcul, un de ses pieds trouva un ancrage dans les vestiges de l’escalier.
« Laisse-moi pas tomber! », cria
Benoît. Ses yeux exorbités et injectés de sang, son visage tordu par un mélange
de douleur et de panique lui donnait une apparence presque inhumaine. Andrew se
contenta de grogner. Il essaya de tirer Benoît, mais c’était peine perdue. Ses
mollets et ses cuisses étaient trop fatigués par l’ascension pour encaisser
l’effort d’une traction. Les bras de Benoît étaient en pleine extension, les
aisselles collées sur le béton irrégulier du plancher cassé.
« Je ne te laisserai pas
tomber », dit-il en omettant qu’il ne pourrait pas le remonter non plus.
Ils étaient coincés ainsi jusqu’à ce qu’on vienne les aider – ou jusqu’à ce
qu’ils aient épuisé leurs forces. Si les sirènes s’étaient rapprochées, à
l’oreille d’Andrew, la plupart paraissaient encore trop loin; au moins, il
pouvait apercevoir le reflet des gyrophares sur les façades avoisinantes. Il
n’oubliait toutefois pas que les pompiers auraient eux aussi à gravir les
quarante-deux étages…
Supplice de Tantale, son
walkie-talkie était à la fois à leur portée et inaccessible : ni lui, ni
Benoît ne pouvait se permettre de libérer une main pour appeler au secours.
Les secondes s’éternisèrent, chacune
rendant plus aigüe leur situation inconfortable. Il sentait que ses bras
pourraient tenir encore un moment tout en étant conscient qu’il ne restait plus
une once d’énergie dans ses jambes. Le moindre mouvement du pied lui ferait
perdre un arrimage qu’il ne pourrait pas reproduire. Une partie de lui se
préparait mentalement à forcer Benoît à lâcher prise avant qu’il ne l’emporte.
Une partie plus importante encore espérait ne pas avoir à le faire.
Ils essayèrent quelques manœuvres
pour améliorer leur situation. Les meilleures conduisaient à une amélioration
de leur position si mineure qu’elle était presque imperceptible; les pires
étaient abandonnés dans les premières secondes, lorsqu’il devenait manifeste
qu’elles risquaient de l’aggraver.
Combien de minutes passèrent-ils en
position de pat, pourtant sans déclarer forfait? L’avis d’Andrew se trouvait
quelque part entre cinq et vingt. En voyant ses expressions essoufflées,
toujours en métamorphoses et accompagnées de râles, de gémissements, de pleurs
tantôt étouffés, tantôt effusifs, Andrew supposait que l’estimation de Benoît
se trouverait plutôt entre vingt minutes et cent-mille ans.
Le carrousel de ses expressions
s’arrêta soudain sur un faciès terrorisé, les yeux fixés sur les étages d’où il
avait chu. « Qu’est-ce qui se passe? »
Andrew essaya de voir, mais il ne
pouvait se tourner sans compromettre la stabilité de sa position.
« Quoi?
— Le feu bleu… Il coule!
— Quoi?
— Il y a des trous… Le feu dégoutte
du plafond!
— C’est du béton, ça ne brûle pas!
— Je te dis ce que je vois! » Andrew espérait que Benoît soit sous le choc, en proie à l’hystérie.
Soudainement, il sentit qu’on
l’agrippait par la ceinture pour le tirer vers l’arrière. Il n’avait perçu
aucun indice laissant croire que quelqu’un s’était approché, pas même un
changement dans le regard de Benoît qui, pourtant, pouvait voir derrière lui. C’était
peu, mais assez pour briser le statu quo : Andrew put renouveler la prise
de son pied.
Contre toute attente, l’aide ne
provenait pas d’un pompier mais d’une jeune femme en robe d’été. Il crut
d’abord avoir affaire à une autre cliente ayant tardé à évacuer, mais il
remarqua sa peau rougie, luisante de sueur… Elle venait de monter.
Dès qu’elle vit qu’Andrew était
ancré solidement, elle s’approcha du vide, non sans avoir empoigné une autre
section de la rampe. Sa main tendue arrivait à quelques centimètres de celle de
Benoît; il ne se fit pas prier pour la prendre avec la sienne, pendant
qu’Andrew maintenait sa position.
Andrew avait lutté pour maintenir
Benoît en place, mais maintenant que son poids était partagé en deux, il
semblait léger comme une plume lorsqu’ils le tirèrent du vide. Benoît tomba à
genoux et se mit à pleurer. Andrew, pour sa part, réussit à dire
« Merci » avant de devoir s’appuyer contre le mur, en proie à un
terrible vertige. Il avait l’impression qu’il s’effondrerait sous peu, comme si
la tension seule l’avait soutenu jusque-là.
Lorsqu’il releva la tête, il
constata que Benoît n’avait pas menti. Aussi étrange que cela puisse paraître,
de grosses gouttes de feu bleu tombaient régulièrement du plafond. Il comptait
trois trous, le plus gros d’une dizaine de centimètres; un quatrième apparut
sous ses yeux. Les gouttes de feu qui touchaient le sol continuaient de brûler,
sans toutefois produire de chaleur ou de fumée. La femme observait le phénomène
avec un air qui rappelait à Andrew celui de sa petite nièce lorsqu’elle avait
vu, pour la première fois de sa vie, une coccinelle vivante.
« Il faut y aller »,
dit-il en massant son épaule. Son corps allait lui faire regretter ces
extravagances, mais la douleur avait valu le prix. La femme ne montra aucun
signe qu’elle avait entendu. Elle sortit plutôt un coupon de caisse de son sac
pour le plonger dans le feu bleu. Le papier s’enflamma et se mit à racornir…
Mais apparemment sans brûler ni même noircir. Elle le laissa tomber sur le sol.
« Qu’est-ce que c’est? »,
demanda Andrew.
« Isabelle! », hurla
Benoît à travers ses sanglots, de plus en plus intenses. « C’est ce qui
est arrivé à ma femme! »
La blonde se tourna enfin vers
Andrew. « Il faut y aller, tu as raison. Amène-le avec toi. Il… »
Les flammes gagnèrent soudainement
gagné en intensité; elles étaient devenues plus bleues, plus éblouissante, plus
hautes. La blonde se tourna vers le corridor vide et se mit à crier brusquement :
« NE T’APPROCHE PAS PLUS! VA-T’EN VITE! C’EST LE CERCLE! LE CERCLE SE REND
JUSQU’ICI! ON EST DANS LE CERCLE! »
Elle se mit à courir vers l’escalier
par lequel elle était sans doute montée, de l’autre côté du gratte-ciel. Bien
qu’elle soit seule, elle agissait comme si elle poussait quelqu’un. Dès qu’elle
fut éloignée, les flammes reprirent leur apparence précédente.
Andrew força Benoît à se relever et
l’amena jusqu’à l’autre escalier. Il aurait voulu mieux remercier la jeune
femme, mais elle était déjà loin devant eux… La réverbération de ses pas ne
laissait pas croire qu’ils pourraient la rattraper.
« D’abord on sort, ensuite on
la trouvera, hein, Ben? » Benoît ne répondit rien.
Une nouvelle secousse se fit sentir
alors qu’ils passaient au dix-neuvième. Ils ne se soucièrent pas de sa source
ou de ses effets; ils se contentèrent d’accélérer le pas et de maintenir la
cadence jusqu’à ce que l’hôtel Hilltown soit derrière eux.
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