Durant ses années en milieu
hospitalier, Victoria avait vu son lot d’enfants souffrants. Depuis son passage
au privé, elle côtoyait une clientèle différente, provenant des couches plus
favorisées de la société. Contrairement à certaines idées reçues, les troubles
psychologiques, la violence et la négligence n’étaient pas l’apanage du bas de
l’échelle socioéconomique. La différence avec le milieu hospitalier était ce
créneau de jeunes qui, sans présenter de troubles cliniquement significatifs,
souffraient néanmoins. On aurait pu être tenté de minimiser le mal-être d’un
enfant de neuf ou onze ans en l’assimilant aux caprices d’une génération sur-stimulée
et habituée à la gratification instantanée. Au-delà de ces cas, cependant, une
tendance se dessinait : depuis quinze années consécutives, on voyait
augmenter la fréquence et la précocité des suicides, des troubles alimentaires,
des dépressions et des troubles anxieux chez les préadolescents. Sans surprise, le nombre de prescriptions d’antidépresseurs
et d’anxiolytiques avaient crû en suivant une courbe similaire.
La pratique en pédopsychiatrie
privée permettait à Victoria d’aider ses jeunes dans le cadre d’une
intervention biopsychosociale plutôt que quasi exclusivement médicale, comme le
préféraient ses collègues du système public. Écouter, comprendre, intervenir en
fonction des causes sous-jacentes plutôt que chercher à faire disparaître les
symptômes : ces facettes cruciales de son travail passaient pour des
détours coûteux et inefficaces dans un hôpital.
Victoria tira une chaise pour
s’attabler à côté d’Alice qui regardait le papier vierge sans se soucier de son
arrivée. Elle regardait la feuille vierge comme si elle attendait que l’inspiration
se manifeste. La prochaine étape était de jauger si le malaise de la petite
pouvait être relié à l’une des trois étiologies principales pour expliquer un
changement drastique dans le comportement de l’enfant. Un : la présence de
violence dans son environnement, physique, psychologique ou émotionnel, à son
endroit ou envers une tierce personne. Deux : un contact indu et
traumatisant avec la sexualité ou le sexuel. Trois : la question du stress,
séparément ou en lien avec les deux autres facteurs. La séparation des parents ou
le déménagement pouvait sans doute jouer sur ce plan, mais il ne s’agissait
peut-être que de la pointe du proverbial iceberg. La petite pouvait avoir vécu
quelque chose à l’insu de sa mère; il ne fallait pas non plus écarter trop vite
la possibilité que ses parents soient partie prenante de ce qui perturbait la
petite.
Après un moment, Victoria demanda: «
Ta mère m'a dit que tu faisais des cauchemars. Est-ce que c'est vrai? » Alice
laissa tomber son crayon et regarda, pour la première fois, Victoria dans les
yeux. Elle fit oui de la tête; quoique la fillette n’ait encore rien dit,
Victoria sentit qu'elle avait piqué son intérêt.
« C’est quel genre de rêve?
— C’est des rêves de peur. Je suis
tout le temps pognée…
— Pognée comment?
— Des fois je suis dans une prison.
Des fois je suis attachée. Des fois je suis dans une boîte. Des fois, je
suis ailleurs, mais je sais que quelqu’un va venir me chercher et me mettre en
prison. »
Pas besoin d’être Freud – ou même freudienne
– pour reconnaître un rêve d’anxiété. « Pourquoi es-tu emprisonnée?
—Je ne sais pas. Je sais juste que
c’est ma place. Des fois, quand je sais qu’ils vont venir me chercher, j’ai
hâte. J’ai super peur, mais j’ai hâte aussi. » Le menton d’Alice s’était
mis à trembler; elle se retenait pour ne pas pleurer. « Est-ce que ça va arrêter
un jour?
— Je vais faire tout ce que je peux
pour t'aider, je te le promets. Mais il va falloir que tu m'aides aussi,
d'accord? » Elle fit oui de la tête.
« Parfois, les gens font des
rêves épeurants parce qu’ils ont peur lorsqu’ils sont réveillés. Je connais
quelqu’un qui a fait des mauvais rêves longtemps parce que quelqu’un lui
faisait du mal… » En observant les réactions de la petite, ou plutôt l’absence
de réaction, Victoria jugea que ça n’était probablement pas son cas. Elle
continua : « Je connais quelqu’un d’autre qui en faisait parce
qu’elle était obligée de garder un trop gros secret…
— Je n'ai pas de secret », répondit
Alice avec assez d’empressement. Elle en
a au moins un. Mais qui n’en a pas? Victoria consigna cette hypothèse en mémoire
en décidant de ne pas s’y attarder davantage pour l’instant.
« Je disais juste que elle, ça la
faisait souffrir, et que ça lui a fait du bien de m’en parler. Je veux que tu
saches que tu peux me dire n’importe quoi… Plus j’en sais sur ce qui se passe
dans ta tête, plus je vais pouvoir t’aider, ok? » Alice acquiesça.
Le reste de l’entrevue fut assez peu
fécond, une simple confirmation de ce que la mère avait déjà mis de l’avant.
Quelque chose semblait s’être produit au début de l’été, un point tournant à
partir duquel les symptômes étaient apparus. Quelque chose de bénin mais hors
d’atteinte de sa conscience pouvait être en cause, par exemple la réalisation
profonde que son père et sa mère ne reviendraient pas ensemble; il pouvait tout
aussi bien s’agir d’un événement-clé (Violence? Sexe? Stress?) qu’il faudrait
éventuellement identifier comme tel. Bref, il fallait creuser davantage.
Victoria conclut l'entrevue avec un
sourire et un compliment avant d’aller rejoindre la mère. « Il est trop tôt
pour me prononcer sur la nature du trouble ou de la solution. Est-ce qu'il
serait possible de la rencontrer pour des entrevues plus poussées?
— Combien de séances?
— C’est impossible de le prévoir
pour l'instant... »
La mère grimaça : la clinique
engageait certains des meilleurs thérapeutes en ville, mais leurs services
étaient loin d’être donnés. Victoria ne s'offusquait jamais de ce genre de
réactions, l’un des quelques désagréments d’œuvrer au privé : elle savait trop
bien comment il était difficile pour une famille d’avoir à chiffrer la valeur
du bien-être de leur enfant. Elle réfléchit un moment en mâchouillant sa lèvre,
presque exactement comme le faisait sa fille. « D’accord »,
finit-elle par dire.
« Pour aujourd'hui, je peux quand
même fournir à votre fille une aide au sommeil.
— Des médicaments? » Victoria
pouvait presque entendre ma fille?
Jamais! en filigrane de sa question. Si Victoria se désolait de voir
certains collègues faire de la médication l’alpha et l’oméga de la thérapie,
elle se désolait autant du réflexe pavlovien de plusieurs parents à l’encontre
des médicaments – pour beaucoup, prendre des pilules équivalait à confirmer la
présence d’une vraie-de-vraie maladie mentale.
« Non, je suggère une méthode 100%
naturelle... Une induction hypnotique légère. »
Elle ne semblait pas plus emballée
par cette option que par la piste pharmaceutique. « Hypnotiser un enfant,
ça n'est pas risqué? »
Victoria lui sourit; elle était
habituée à faire face à ce genre d’objections. Le grand public continuait à
mieux connaître l’hypnose théâtrale et ses manifestations spectaculaires que
les applications thérapeutiques du phénomène… « Ne vous en faites pas, il s'agit
surtout d'une technique de relaxation par association avec un objet... L'idée
est d'envoyer votre fille vers le sommeil aussi détendue que possible, dans
l'espoir qu'elle se repose plus complètement. Je ne peux pas encore me
prononcer sur les causes de ses problèmes, mais une chose est sûre: elle ne
peut qu'aller mieux si elle dort tranquille. Si vous voulez, nous pouvons
l’essayer cette semaine et décider si je continue la prochaine fois? » La mère
semblait encore hésitante. « Saviez-vous que l'Université de La Cité est chef
de file international dans la recherche sur l'hypnothérapie? Je travaille moi-même
activement sur ses applications dans la thérapie enfantine. »
La mère réfléchit un instant encore,
mais elle finit par dire : « Ok. On va essayer. »
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