dimanche 8 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 228 : Évaluation, 1re partie

Une infirmière en costume rose entra dans la pièce. Tous ceux qui se trouvaient dans la salle d’attente cherchèrent son regard en espérant leur tour venu.
« Alice Gauss? »
Geneviève prit la main de sa fille et la tira presque derrière elle. Alice ne résistait pas; elle demeurait plutôt apathique, indifférente. La mère et la fille furent conduites vers une salle de jeu confortable et chaleureuse. Une table carrée occupait le centre de la pièce; une série de chaises de dimensions diverses étaient alignées en ordre croissant sous un grand miroir qui couvrait la moitié du mur. Plusieurs jouets étaient disposés ici et là : des poupées, des toutous, une petite maison avec un éventail de personnages de plastique, des petites voitures, des gros blocs à empiler et des petits blocs à assembler, du papier et des crayons de couleur… et assez d’animaux-jouets pour repeupler l’arche de Noé.
Une dame en sarrau entra quelques secondes après elles. Son chignon et ses lunettes auraient pu lui donner un air de maîtresse d’école sévère si son visage n’avait pas été tout illuminé d’un sourire chaleureux.
Elle salua Geneviève d’un petit mouvement de la tête avant de concentrer toute son attention sur Alice. « Bonjour Alice, je suis contente de faire ta connaissance. Moi, c’est docteure Victoria. »
La petite rougit et mordit sa lèvre inférieure en s’efforçant d’éviter le regard de Victoria.
« Dis bonjour », dit Geneviève plus brusquement qu'elle l'aurait souhaité.
« Il faut que je parle avec ta maman, ensuite je vais revenir te voir. Tu peux jouer en attendant, tu peux faire tout ce que tu veux. Ok? »
Alice fit oui de la tête après un moment d’hésitation.
Docteure Victoria guida Geneviève jusqu’à la pièce adjacente. Sans surprise, le grand miroir permettait en fait de voir dans la salle de jeu. Alice se tenait là où elles l’avaient laissée, toujours hébétée. Qu’est-ce qui pouvait bien se produire pour que sa fille, vive et loquace, devienne si différente?
« Dans l’entrevue d’admission, vous avez mentionné que les comportements de votre fille ont beaucoup changé. Pouvez-vous m’en dire plus? »
Geneviève continua de regarder sa fille à travers le miroir. « Au début, je pensais que c’était une mauvaise passe, de la fatigue, je ne sais pas… »
De l’autre côté du miroir, Alice bougea finalement. Elle tira une chaise jusqu’à la table avant de choisir un gros feutre noir et une feuille de papier. Elle dessina apparemment sans plan précis, en alignant des traits parallèles.
« Concrètement, qu’est-ce qui a changé?
— Des fois je me dis qu’elle est en train de faire une dépression… Est-ce que ça se peut, à son âge?
— Oui », répondit Victoria sans hésitation. « Les symptômes sont différents de chez l’adulte. Mais oui, les chercheurs ont trouvé que c’était beaucoup, beaucoup plus fréquent qu’on le soupçonnait avant. »
Le cœur de Geneviève se serra. Mon bébé, dépressive? Docteure Victoria lui adressa un sourire rassurant. « C’est une possibilité, mais il y a peut-être une autre explication. Parlez-moi des différences concrètes sur le plan des comportements, s’il-vous-plaît.
— Tenez, par exemple, elle a-do-re le soccer… Elle joue dans une ligue, toutes ses amies sont dans son équipe. Depuis le début de l’été, il faut que je la traîne jusqu’aux pratiques ou aux parties. Même une fois sur le terrain, c’est comme si elle était déconnectée. Comme si elle avait la tête ailleurs. 
— Est-ce que c’est comme ça pour le jeu en général? Pour ce qui l’intéresse normalement?
— Oui.
— Est-ce que ses troubles de sommeil sont apparus au même moment? 
—Oui », dit Geneviève après avoir inspecté ses souvenirs. « Enfin, peut-être : au début de l’été, elle m’a dit plusieurs fois qu’elle faisait des cauchemars.
— Qu’est-ce que vous lui répondiez?
— Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça? », répondit-elle, sur la défensive. « Je lui ai dit que c’était rien, que c’était juste des mauvais rêves. 
— Est-ce qu’elle vous a parlé du contenu de ses cauchemars?
— Pas vraiment. Est-ce que c’est important? »
Docteure Victoria haussa les épaules. « Il ne faut rien négliger. Est-ce que votre fille a subi du stress ou des bouleversements récemment? »
Allons-y pour les aveux d’une mère indigne. « Je me suis séparé de son père l’an passé. Elle a grandi dans une maison, mais maintenant, nous vivons dans un appartement en ville... 
— Comment est votre relation avec le père? 
— Assez bonne », dit-elle d'un ton que la docteure dut juger dubitatif… Son regard fixe incitait à l’élaboration. « J'aimerais ça qu'il soit plus présent. Des fois, il disparaît sans donner de nouvelles. Ça doit inquiéter les filles. Il les adore, mais il a toujours été plus distant envers elles. Je ne suis même pas certaine qu'il ait remarqué qu'Alice n'allait pas bien. »
On baise comme des lapins une nuit durant, ensuite il se ferme comme une huître et il part « à New York » sans laisser de numéro et sans retourner ses courriels. On a une très belle relation, merci bonsoir.
« Est-ce que votre fille a mentionné des problèmes physiques, de la douleur, de l'inconfort? Les enfants ont tendance à les exprimer de façon moins spécifique que les adultes: mal au ventre, mal à la tête...
— Pas plus que d'habitude. 
— Est-ce qu'il lui arrive de montrer des émotions inhabituelles?
— Comme quoi?
— De la tristesse, de la colère, de la peur…
— À part les cauchemars, non, je ne pense pas.
— Mmmmm.
— Alors? Qu'en pensez-vous? 
— Il est trop tôt pour me prononcer. Je vais aller m’entretenir avec Alice. Vous pouvez assister, mais s’il-vous-plaît, n’intervenez pas à moins que je vous appelle. D’accord? »
Geneviève acquiesça. Elle se mit à ronger furieusement ses ongles dès que docteure Victoria sortit. Cette consultation était pour le bien de sa fille, bien entendu, mais Geneviève ne pouvait pas s’empêcher de se sentir jugée, comme si c’était elle en tant que mère qu’on évaluait, et non pas la santé psychologique de sa fille. Une part d’elle craignait irrationnellement que la pédopsychiatre la déclare incompétente séance tenante et lui enlève ses filles.
Elle tendit l’oreille lorsque docteure Victoria s’assit à côté d’Alice.

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