« Alice Gauss? »
Geneviève prit la main de sa fille
et la tira presque derrière elle. Alice ne résistait pas; elle demeurait plutôt
apathique, indifférente. La mère et la fille furent conduites vers une salle de
jeu confortable et chaleureuse. Une table carrée occupait le centre de la
pièce; une série de chaises de dimensions diverses étaient alignées en ordre
croissant sous un grand miroir qui couvrait la moitié du mur. Plusieurs jouets
étaient disposés ici et là : des poupées, des toutous, une petite maison
avec un éventail de personnages de plastique, des petites voitures, des
gros blocs à empiler et des petits blocs à assembler, du papier et des crayons
de couleur… et assez d’animaux-jouets pour repeupler l’arche de Noé.
Une dame en sarrau entra quelques
secondes après elles. Son chignon et ses lunettes auraient pu lui donner un air
de maîtresse d’école sévère si son visage n’avait pas été tout illuminé d’un
sourire chaleureux.
Elle salua Geneviève d’un petit
mouvement de la tête avant de concentrer toute son attention sur Alice.
« Bonjour Alice, je suis contente de faire ta connaissance. Moi, c’est
docteure Victoria. »
La petite rougit et mordit sa lèvre
inférieure en s’efforçant d’éviter le regard de Victoria.
« Dis bonjour », dit Geneviève plus
brusquement qu'elle l'aurait souhaité.
« Il faut que je parle avec ta
maman, ensuite je vais revenir te voir. Tu peux jouer en attendant, tu peux
faire tout ce que tu veux. Ok? »
Alice fit oui de la tête après un
moment d’hésitation.
Docteure Victoria guida Geneviève
jusqu’à la pièce adjacente. Sans surprise, le grand miroir permettait en fait
de voir dans la salle de jeu. Alice se tenait là où elles l’avaient laissée,
toujours hébétée. Qu’est-ce qui pouvait bien se produire pour que sa fille,
vive et loquace, devienne si différente?
« Dans l’entrevue d’admission,
vous avez mentionné que les comportements de votre fille ont beaucoup
changé. Pouvez-vous m’en dire plus? »
Geneviève continua de regarder sa
fille à travers le miroir. « Au début, je pensais que c’était une mauvaise
passe, de la fatigue, je ne sais pas… »
De l’autre côté du miroir, Alice
bougea finalement. Elle tira une chaise jusqu’à la table avant de choisir un
gros feutre noir et une feuille de papier. Elle dessina apparemment sans plan
précis, en alignant des traits parallèles.
« Concrètement, qu’est-ce qui a
changé?
— Des fois je me dis qu’elle est en
train de faire une dépression… Est-ce que ça se peut, à son âge?
— Oui », répondit Victoria sans
hésitation. « Les symptômes sont différents de chez l’adulte. Mais oui,
les chercheurs ont trouvé que c’était beaucoup, beaucoup plus fréquent qu’on le
soupçonnait avant. »
Le cœur de Geneviève se serra. Mon bébé, dépressive? Docteure Victoria
lui adressa un sourire rassurant. « C’est une possibilité, mais il y a
peut-être une autre explication. Parlez-moi des différences concrètes sur
le plan des comportements, s’il-vous-plaît.
— Tenez, par exemple, elle a-do-re
le soccer… Elle joue dans une ligue, toutes ses amies sont dans son équipe.
Depuis le début de l’été, il faut que je la traîne jusqu’aux pratiques ou aux
parties. Même une fois sur le terrain, c’est comme si elle était déconnectée.
Comme si elle avait la tête ailleurs.
— Est-ce que c’est comme ça pour le
jeu en général? Pour ce qui l’intéresse normalement?
— Oui.
— Est-ce que ses troubles de sommeil
sont apparus au même moment?
—Oui », dit Geneviève après
avoir inspecté ses souvenirs. « Enfin, peut-être : au début de l’été,
elle m’a dit plusieurs fois qu’elle faisait des cauchemars.
— Qu’est-ce que vous lui répondiez?
— Qu’est-ce qu’on peut faire contre
ça? », répondit-elle, sur la défensive. « Je lui ai dit que c’était
rien, que c’était juste des mauvais rêves.
— Est-ce qu’elle vous a parlé du
contenu de ses cauchemars?
— Pas vraiment. Est-ce que c’est
important? »
Docteure Victoria haussa les
épaules. « Il ne faut rien négliger. Est-ce que votre fille a subi du stress
ou des bouleversements récemment? »
Allons-y
pour les aveux d’une mère indigne. « Je me suis séparé de son père l’an
passé. Elle a grandi dans une maison, mais maintenant, nous vivons dans un
appartement en ville...
— Comment est votre relation avec le
père?
— Assez bonne », dit-elle d'un ton
que la docteure dut juger dubitatif… Son regard fixe incitait à l’élaboration.
« J'aimerais ça qu'il soit plus présent. Des fois, il disparaît sans donner de
nouvelles. Ça doit inquiéter les filles. Il les adore, mais il a toujours été
plus distant envers elles. Je ne suis même pas certaine qu'il ait remarqué
qu'Alice n'allait pas bien. »
On
baise comme des lapins une nuit durant, ensuite il se ferme comme une huître et
il part « à New York » sans laisser de numéro et sans retourner ses
courriels. On a une très belle relation, merci bonsoir.
« Est-ce que votre fille a mentionné
des problèmes physiques, de la douleur, de l'inconfort? Les enfants ont
tendance à les exprimer de façon moins spécifique que les adultes: mal au
ventre, mal à la tête...
— Pas plus que d'habitude.
— Est-ce qu'il lui arrive de montrer
des émotions inhabituelles?
— Comme quoi?
— De la tristesse, de la colère, de
la peur…
— À part les cauchemars, non, je ne
pense pas.
— Mmmmm.
— Alors? Qu'en pensez-vous?
— Il est trop tôt pour me prononcer.
Je vais aller m’entretenir avec Alice. Vous pouvez assister, mais
s’il-vous-plaît, n’intervenez pas à moins que je vous appelle. D’accord? »
Geneviève acquiesça. Elle se mit à
ronger furieusement ses ongles dès que docteure Victoria sortit. Cette
consultation était pour le bien de sa fille, bien entendu, mais Geneviève ne
pouvait pas s’empêcher de se sentir jugée, comme si c’était elle en tant que
mère qu’on évaluait, et non pas la santé psychologique de sa fille. Une part
d’elle craignait irrationnellement que la pédopsychiatre la déclare incompétente
séance tenante et lui enlève ses filles.
Elle tendit l’oreille lorsque
docteure Victoria s’assit à côté d’Alice.
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