dimanche 22 juillet 2012

Le Noeud Gordien, épisode 230 : Évaluation, 3e partie

La première sensation qui parvint à son esprit fut l’odeur caractéristique d’une clinique. La seconde fut la présence d’un laïus monotone et continu, dont les mots demeuraient imperceptibles. Son corps entier était engourdi et picotait d’une sensation inédite, pas complètement désagréable.
Au bout d’un moment, il réussit à élaborer une pensée cohérente. Je suis à l’hôpital et quelqu’un prie pour moi.
Il pensa naturellement que le cancer l’avait enfin abattu. Il savait déjà comment son temps était compté, il présumait que son sablier était maintenant vidé. Il partirait bientôt.
La voix monotone se fit claire un instant : « Ouvre tes yeux », et Frank Batakovic les ouvrit.
Deux belles femmes étaient penchées sur lui, l’une d’elle particulièrement de son goût avec son chignon et ses lunettes. Son sarrau ne lui enlevait rien, bien au contraire. Il sourit faiblement en essayant de formuler un mot d’esprit à propos du paradis... L’engourdissement de ses membres n’épargnait pas son esprit : rien ne sortit de ses lèvres.
Sa préférée lui tendit une balle de caoutchouc verte et orange; au prix d’un effort, il réussit à prendre le contrôle de son bras pour aller la saisir. Il fut terrorisé de voir qu’il était tout amaigri, au-delà de ce qu’il aurait cru possible. Il saisit néanmoins la balle dans sa petite main.
Petite main?
Même si la maladie avait drainé toute la graisse de sa chair, à sa connaissance, le cancer n’avait pas pour effet de rétrécir les mains. Un peu paniqué, il échappa la balle. Il s’assit, non sans peine : l’engourdissement n’avait pas diminué de beaucoup. Une fois redressé, il tâta son corps sans reconnaître ce que ses doigts touchaient. Sa peau était trop douce, ses cheveux trop longs, ses membres trop frêles… Frank remarqua avec horreur que son sous-vêtement collait directement à son bassin; le haut de chaque cuisse touchait l’autre sans que rien ne s’interpose entre elles. Il n’osa pas toucher , par peur que sa déduction ne soit confirmée.
L’une des femmes demanda : « Docteure, est-ce que quelque chose ne va pas? »
Plutôt que répondre, la femme au sarrau dit : « Je vais compter jusqu’à dix. À chaque chiffre que je compte, tu tombes de plus en plus profondément dans le sommeil. DE PLUS EN PLUS PROFONDÉMENT. Un… Deux… Trois… »
Le décompte de la femme jeta une couverture de plomb sur Frank qui retrouva l’état d’engourdissement duquel il avait émergé. Il ne l’entendit pas arriver jusqu’à dix; sa voix était à nouveau une litanie distante et indifférenciée, comme le son d’une radio qui ne capte rien. Il aimait cette voix par laquelle le calme et la détente arrivaient; il ne voulait rien de plus que lui obéir.
La voix lui demanda : « Qu’est-ce qui s’est passé dans ta tête lorsque tu as pris la balle? 
— J’ai eu peur, parce que je me suis rendu compte que je ne suis pas moi. » Il entendit l’autre femme dire quelque chose sans y prêter la moindre attention. Il reconnaissait sa diction, avec les relents d’inflexions ukrainiennes dont il n’avait jamais réussi à se débarrasser, mais pas sa voix. Elle était aigue, comme s’il avait inspiré de l’hélium… Une voix qui correspondait au corps étranger qu’il portait néanmoins.
La bonne voix demanda ensuite : « Pourquoi est-ce que tu n’es pas toi?
— Parce que je suis mort pour ma maîtresse », dit Frank sans réfléchir. Une partie de lui pensa : comment ai-je pu l’oublier? Oublier sa promesse qu’elle lui ferait mal jusqu’à ce qu’il la supplie de mettre un point final à son tourment… Oublier cette longue journée passée à vivre son fantasme le plus fou… Ce lent crescendo de douleur jusqu’à ce qu’il ne croie plus pouvoir la supporter, mais qui continua néanmoins longtemps, jusqu’à cet étrange point d’orgue de lâcher-prise, de décrochage absolu, de communion universelle avec un monde auréolé d’endorphines… et elle, toute puissante, le sourire triste et la larme à l’œil, les mains autour du cou de Frank, serrant, serrant encore… Et lui, mourant parfaitement heureux, par elle, pour elle.  
« Pourquoi elle sourit? », demanda la voix sans importance. Puis, presque paniquée : « C’est assez! Je veux que ça arrête! »
Non, pensa Frank. Il faut que ça continue. S’il vous plaît. Je ne veux pas partir.
« Une dernière question. Qui est ta maîtresse?
— Félicia Lytvyn » dit-il, toujours sans réfléchir, sans hésiter.
— Maintenant je vais compter à rebours, de dix jusqu’à un. Lorsque je vais arriver à un, tu seras parfaitement réveillée… Dix… Neuf… Huit… »
Non! Je ne veux pas partir!
Mais la voix était plus forte que lui; Frank l’entendit compter jusqu’à quatre avant de retourner au néant. 

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