Au bout d’un moment, il réussit à
élaborer une pensée cohérente. Je suis à
l’hôpital et quelqu’un prie pour moi.
Il pensa naturellement que le cancer
l’avait enfin abattu. Il savait déjà comment son temps était compté, il
présumait que son sablier était maintenant vidé. Il partirait bientôt.
La voix monotone se fit claire un
instant : « Ouvre tes yeux », et Frank Batakovic les ouvrit.
Deux belles femmes étaient penchées
sur lui, l’une d’elle particulièrement de son goût avec son chignon et ses
lunettes. Son sarrau ne lui enlevait rien, bien au contraire. Il sourit
faiblement en essayant de formuler un mot d’esprit à propos du paradis...
L’engourdissement de ses membres n’épargnait pas son esprit : rien ne
sortit de ses lèvres.
Sa préférée lui tendit une balle de
caoutchouc verte et orange; au prix d’un effort, il réussit à prendre le
contrôle de son bras pour aller la saisir. Il fut terrorisé de voir qu’il était
tout amaigri, au-delà de ce qu’il aurait cru possible. Il saisit néanmoins la
balle dans sa petite main.
Petite main?
Même si la maladie avait drainé
toute la graisse de sa chair, à sa connaissance, le cancer n’avait pas pour
effet de rétrécir les mains. Un peu paniqué, il échappa la balle. Il s’assit,
non sans peine : l’engourdissement n’avait pas diminué de beaucoup. Une
fois redressé, il tâta son corps sans reconnaître ce que ses doigts touchaient.
Sa peau était trop douce, ses cheveux trop longs, ses membres trop frêles… Frank
remarqua avec horreur que son sous-vêtement collait directement à son bassin;
le haut de chaque cuisse touchait l’autre sans que rien ne s’interpose entre
elles. Il n’osa pas toucher là, par
peur que sa déduction ne soit confirmée.
L’une des femmes demanda : « Docteure,
est-ce que quelque chose ne va pas? »
Plutôt que répondre, la femme au
sarrau dit : « Je vais compter jusqu’à dix. À chaque chiffre que je
compte, tu tombes de plus en plus profondément dans le sommeil. DE PLUS EN PLUS
PROFONDÉMENT. Un… Deux… Trois… »
Le décompte de la femme jeta une
couverture de plomb sur Frank qui retrouva l’état d’engourdissement duquel il
avait émergé. Il ne l’entendit pas arriver jusqu’à dix; sa voix était à nouveau
une litanie distante et indifférenciée, comme le son d’une radio qui ne capte
rien. Il aimait cette voix par laquelle le calme et la détente arrivaient; il
ne voulait rien de plus que lui obéir.
La voix lui demanda :
« Qu’est-ce qui s’est passé dans ta tête lorsque tu as pris la
balle?
— J’ai eu peur, parce que je me suis
rendu compte que je ne suis pas moi. » Il entendit l’autre femme dire
quelque chose sans y prêter la moindre attention. Il reconnaissait sa diction,
avec les relents d’inflexions ukrainiennes dont il n’avait jamais réussi à se
débarrasser, mais pas sa voix. Elle était aigue, comme s’il avait inspiré de
l’hélium… Une voix qui correspondait au corps étranger qu’il portait néanmoins.
La bonne voix demanda ensuite : « Pourquoi est-ce que tu
n’es pas toi?
— Parce que je suis mort pour ma
maîtresse », dit Frank sans réfléchir. Une partie de lui pensa : comment ai-je pu l’oublier? Oublier sa
promesse qu’elle lui ferait mal jusqu’à ce qu’il la supplie de mettre un point
final à son tourment… Oublier cette longue journée passée à vivre son fantasme
le plus fou… Ce lent crescendo de douleur jusqu’à ce qu’il ne croie plus
pouvoir la supporter, mais qui continua néanmoins longtemps, jusqu’à cet
étrange point d’orgue de lâcher-prise,
de décrochage absolu, de communion universelle avec un monde auréolé
d’endorphines… et elle, toute puissante, le sourire triste et la larme à l’œil,
les mains autour du cou de Frank, serrant, serrant encore… Et lui, mourant
parfaitement heureux, par elle, pour elle.
« Pourquoi elle sourit? »,
demanda la voix sans importance. Puis, presque paniquée : « C’est
assez! Je veux que ça arrête! »
Non,
pensa Frank. Il faut que ça continue.
S’il vous plaît. Je ne veux pas partir.
« Une dernière question. Qui
est ta maîtresse?
— Félicia Lytvyn » dit-il,
toujours sans réfléchir, sans hésiter.
— Maintenant je vais compter à
rebours, de dix jusqu’à un. Lorsque je vais arriver à un, tu seras parfaitement
réveillée… Dix… Neuf… Huit… »
Non!
Je ne veux pas partir!
Mais la voix était plus forte que
lui; Frank l’entendit compter jusqu’à quatre avant de retourner au néant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire