dimanche 15 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 361 : Un

Timothée Lacombe avait grandi dans un milieu qu’on aurait pu qualifier de bourgeois, dans une grande maison de l’Ouest. Il n’avait manqué de rien, mais depuis qu’il était petit garçon, il n’avait jamais été heureux.
Il connaissait à peine sa mère. Elle avait quitté son père alors qu’il n’était encore qu’un bambin. Elle s’était ensuite remariée à un Américain fortuné. Durant une année typique, elle ne lui donnait des nouvelles que deux fois, à son anniversaire et à Noël. En encore : chaque fois elle écrivait quelques mots, une ou deux phrases à peine, et elle glissait dans la carte une photo de son mari et de ses autres enfants, bref de la famille qui semblait être la seule qu’elle reconnût vraiment.
Son père, psychologue, semblait pour sa part plus enclin à investir ses rapports avec ses clients qu’avec son propre fils. Il était prodigue en je t’aime, mais l’avait-il déjà serré dans ses bras? S’intéressait-il au petit garçon morose qui vivait sous son toit?
Timothée l’enfant était devenu adolescent, puis jeune adulte. On disait toujours de lui qu’il était brillant, qu’il irait loin – comme son père! Comme sa mère! –; personne ne fut surpris lorsqu’il s’inscrivit à l’Université. En psychologie… comme son père.
Son objectif avoué était de comprendre les gens pour mieux les aider; un autre objectif, moins conscient, était d’en venir à surmonter ce malaise qui ne l’avait jamais quitté.
Il avait rencontré sur le campus des collègues pleins de vie et d’humour, prompts à faire la fête, mais leur joie n’avait qu’accentué par contraste sa grisaille intérieure. Même auprès d’eux, il s’était senti seul, incapable de concevoir qu’il puisse compter pour ne serait-ce que l’un d’entre eux.
Il avait toutefois continué à espérer trouver un moyen, un chemin, une recette vers le bonheur…
Plutôt que lui révéler les secrets de l’esprit, des émotions, de la nature humaine, ses études en psychologies l’avaient soumis à une enfilade de cours où on attaquait ces mystères en les décortiquant, en les abstrayant, en les redéfinissant en généralités ancrées dans des études statistiques qui, au final, ne décrivaient plus personne.
Son verdict pour sa première année d’étude : tout cela ne donne rien.
Timothée l’adulte s’était enfoncé dans la vie comme dans une fondrière, un chemin froid et morne qui ne lui semblait pas même avoir le mérite de se rendre quelque part.
À cette époque, il vivait encore chez son père. Alors qu’il devenait de plus en plus convaincu que la vie qu’il connaissait résumait tout ce qu’elle avait à offrir, la morosité de Timothée s’était transformée en dépression. Si l’illustre docteur Lacombe avait remarqué que son fils devenait moins actif, moins soigné, encore plus replié qu’auparavant, il était demeuré aveugle à ses souffrances. Intervenant comme un père plutôt que comme un expert en santé mentale, il avait intimé Timothée à se secouer les puces, lui rappelant que chaque année où il ne volait pas de ses propres ailes était une année où lui, son père, devait continuer à lui donner la becquée…
Timothée avait reçu ces reproches comme une injustice de la pire espèce; le ton avait tôt fait de monter, les insultes de fuser…
Mauvais fils. Incapable. Ignare. Paresseux.
Mauvais père. Insensible. Égoïste. Imbécile.
Ce jour-là, Timothée avait mis une corde dans son sac et quitté la maison en sachant qu’il n’y reviendrait jamais. Sa décision funeste, paradoxalement, lui était apparue sur le coup comme une éclaircie : pour la première fois depuis longtemps, il ne souffrait plus, une voie bien tracée s’ouvrait devant lui… Quoique brève, elle avait l’avantage de pointer dans vers une destination claire. Sans rien à perdre, ne ressentant plus la pression de construire quoi que ce soit, il s’était avancé dans le Centre-Sud à la recherche d’une poutre où il pourrait balancer assez longtemps pour que sa famille s’inquiète et panique… et culpabilise.
Timothée avait espéré que le message serait clair.
C’est de votre faute.
Le destin l’avait conduit sur un tout autre chemin. Alors qu’il avait cru sa vie bientôt terminée, il avait plutôt trouvé une véritable raison de la vivre… 

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