Aizalyasni s’était
tournée vers la prostitution par sens du devoir.
Lorsque sa mère malade
était devenue invalide, elle n’avait pas vu d’autre choix. Elle avait emprunté
la petite robe noire d’une fille de son école avant de se rendre dans le lobby
de l’un de ces hôtels desservant une clientèle internationale. Son visage juvénile
posé sur un corps de femme avait suffi pour la faire entrer en business.
Elle avait gardé de sa
première passe juste assez d’argent pour s’acheter une robe à elle et des
souliers assortis. Elle avait donné le reste à sa mère; après un moment de surprise,
elle s’était refermée… elle savait.
Par quel autre moyen sa fille pouvait-elle rapporter autant d’argent sans mari,
sans talent particulier, sans même avoir terminé son secondaire?
Lorsque les fonds
s’étaient trop amenuisés, Aizalyasni enfilait à nouveau sa belle robe. Mais chaque
fois qu’elle acceptait son argent, Aizalyasni avait l’impression que sa mère
mourrait un petit peu plus.
En voulant sauver sa
mère, Aizalyasni lui avait brisé le cœur. Mais quel autre choix avait-elle?
« Je me suis
trouvé un travail », lui avait-elle dit un jour, usée par leur manège.
« Une agence m’a recrutée comme modèle. Une agence basée à Singapour. De
meilleurs jours nous attendent… »
Sa mère l’avait
étreinte, un sourire triste aux lèvres... Elle l’avait serrée comme une
étrangère, et elles s’étaient dit adieu.
Faire des affaires à
Singapour n’était pas une mince affaire. Si la prostitution était autorisée,
elle demeurait interdite aux mineures; plus encore, la plupart des hôtels
étaient le territoire de femmes et de cliques déjà bien installées. Elles
avaient beaucoup d’avantages sur Aizalyasni, mais de son côté, elle disposait
d’un atout inimitable : l’attrait de la chair fraîche, capable d’attiser
la convoitise d’une portion du marché qui n’aurait voulu rien d’autre.
Les voyageurs
australiens, japonais ou nord-américains qui composaient sa nouvelle clientèle se
ressemblaient à bien des égards : argentés, esseulés, affamés d’un certain
exotisme qu’Aizalyasni leur permettait d’expérimenter… L’argent affluait vers sa
mère, lui assurant un certain niveau de vie. Aizalyasni ne pouvait qu’espérer
que la distance diminue ses souffrances.
Pour sa part, ses
émotions s’étaient engourdies, encagées dans une armure capable de tenir à
distance une sensibilité qui aurait rendu sa vie impossible. Elle ne ressentait
plus d’affection ni de haine envers qui que ce soit, à part peut-être une sorte
d’attachement envers ses chaussures favorites. Même le malaise qui avait
accompagné les premières fois qu’elle avait ouvert ses jambes en échange
d’argent n’était plus qu’un souvenir lointain.
Après quelques mois de
cette nouvelle routine, un client lui avait dit en se rhabillant qu’une jolie
fille comme elle ferait fortune dans son pays. Les montants mentionnés par
l’homme avaient semblé exagérés, mais quelques recherches sur Internet avaient
confirmé qu’il disait vrai.
Aizalyasni n’était pas
inconsciente au point de croire qu’elle pourrait travailler indéfiniment en
marge des lois dans la ville la plus réglementée au monde. Plus rien ne la
retenait en Malaisie, encore moins à Singapour. Elle s’était envolée à la
première occasion vers La Cité avec toutes ses possessions dans ses bagages. Elle
avait tout juste quinze ans.
Un charmant jeune
homme du nom de Jay l’avait approchée à son arrivée à la gare d’autobus de La
Cité. Il l’avait fait manger, il l’avait amenée chez lui – un demi-sous-sol à
la limite de la salubrité – et ils avaient couché ensemble le soir même. Elle
n’avait pas été surprise quand, quelques semaines plus tard, il avait évoqué la
possibilité qu’elle travaille pour lui
pour compenser ses largesses toutes relatives. C’est lui qui avait été surpris de
la voir accepter sans demander d’être convaincue.
Travailler pour Jay
rapportait déjà plus d’argent qu’à Singapour – malgré la part qu’il gardait
pour lui. Son « bienfaiteur » était toutefois plus engagé dans des
histoires de drogues que de prostitution; avec son accord, elle s’était mise à
travailler avec une agence qui fermait les yeux sur son âge pour mieux en tirer
profit.
C’est ainsi
qu’Aizalyasni était devenue Megan.
Lorsque Szasz l’avait
prise sous son aile – le seul de ses clients pour qui le fait qu’elle soit
désormais majeure représentait un avantage –, elle avait entrevu la possibilité
d’un meilleur quotidien… Elle s’était apprêtée à quitter l’appartement miteux
de Jay lorsque le destin avait précipité les choses…
Des coups de feu… Une
longue convalescence… Puis Madame… Le retour aux études… Le travail au salaire
minimum… Puis la découverte de son talent naturel… Et sa fusion spirituelle
avec deux autres individus qui l’avait propulsée dans un univers dont elle
n’avait jamais soupçonné l’existence.
Pour la première fois
de sa vie, elle comprenait réellement ce que signifiait être aimée.
Et, du coup, elle
avait appris à aimer elle aussi.
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