Enfin, c’était
vrai pour ceux qui se trouvaient au rez-de-chaussée, là où on brassait les
affaires; ceux qui faisaient le guet au troisième étage se trouvaient beaucoup
trop loin pour en profiter. Ils devaient se contenter d’un petit feu de foyer
qu’ils entretenaient avec des détritus ou des morceaux de contreplaqué arrachés
au mur qui brûlaient en dégageant une fumée noire et toxique. Ils se relayaient,
deux par deux : un guettait la rue devant, l’autre la ruelle derrière. Ils
avaient pour consigne de sonner l’alarme au moindre signe de menace. Outre les
revendeurs qui s’approvisionnaient au repère plus ou moins quotidiennement,
tous ceux qui s’en approchaient étaient considérées comme des menaces
potentielles. La plupart étaient des piétons, ces clochards, paumés et drogués
qui arpentaient les environs sans destination réelle, juste pour échapper aux
griffes glacées de l’hypothermie. Les voitures circulaient rarement dans cette
section de La Cité; celles qui demeuraient stationnées sans surveillance
étaient typiquement cambriolées durant la première heure. Si elles y restaient
plus longtemps, elles finissaient vite démantelées et vendues en pièces
détachées à des ferrailleurs.
La
surveillance était un travail abrutissant. Il ne restait qu’à trouver le moyen
de rendre les heures moins pénibles.
Bass faisait
les cent pas, les mains coincées sous les aisselles sans vraiment réussir à les
réchauffer. « Passe-moi la bouteille », dit-il à son frère de l’autre
côté de la pièce.
Ils ne
devaient pas boire durant le travail, mais qui pouvait les blâmer? Le rhum
blanc laissait un sillon de feu en descendant dans leur gosier, suivi d’une
agréable sensation de chaleur rayonnante – ils ignoraient qu’au final, ce
rayonnement les laissait encore plus froid qu’avant; ils se contentaient de
boire à nouveau quelques minutes plus tard.
« Combien
de temps il nous reste?
— Une
demi-heure… » Jay soufflait sur son nez pour le réchauffer. Le confort n’était
que passager : la vapeur d’eau de son haleine le refroidissait plutôt.
Ils gagnaient
moins d’argent en jouant les vigies qu’en vendant de la drogue dans leur
demi-sous-sol, mais ici, ils avaient la possibilité de gravir les échelons vers
une position bien meilleure que celle qu’ils avaient quittée. Plus important
encore, les Rottens veillaient sur les leurs. Après que des motards eussent
débarqués chez eux armés jusqu’aux dents, ils avaient compris l’importance – l’urgence
– de s’allier à plus grand qu’eux.
« J’ai-tu
hâte qu’on ait fini avec le niaisage! Ça nous prend de l’action!
— Paraît qu’on
va faire un move dans la Petite Méditerranée
dans pas long…
— Ça veut
dire qu’ils vont avoir besoin de nous autres, ça… Bonne chose. Bonne chose. »
Bass prit la
dernière cigarette de son paquet. Il alla le jeter dans le feu. Pendant une
seconde vite passée, les flammes gagnèrent en intensité. Il demeura quelques
instants devait le foyer à voir les flammes bleuir et verdir en consumant l’encre
et le carton glacé. « Qu’est-ce qu’on fait à soir? Ça te tentes-tu de
sortir?
— On va aller
au Den. Tu devrais voir la nouvelle barmaid… Elle est juste… incroyable. Pis c’est
clair qu’elle me veut...
— Est-ce qu’elle
le sait? », dit Bass en retournant à son poste. De retour à la fenêtre, il
figea : une camionnette avait eu le temps d’arriver à la hauteur du repère,
la porte coulissante grande ouverte. La surprise retarda d’une seconde le cri d’alarme;
deux gars tout en noir eurent le temps de balancer des cocktails Molotov sur la
façade. Le bruit de verre brisé fut immédiatement suivi de coups de feu
provenant du rez-de-chaussée. La fourgonnette accéléra et tourna le coin.
Jay et Bass
échangèrent un regard avant de dégainer et d’enlever le cran de sûreté sur
leurs armes. Ils déboulèrent presque les escaliers jusqu’en bas.
Marcus
aboyait ses ordres à gauche et à droite pour coordonner l’évacuation. C’était un
gangster de carrière au gabarit solide, à la frontière de l’obésité, qui
portait des lunettes à grosses montures et une barbichette mal entretenue.
« Toi et
toi, vous sortez en premier par la ruelle… Tirez sur tout ce qui bouge. Vous deux,
restez autour de moi. Toi, appelle Johnny, dis-lui qu’on a de la visite… »
En voyant Jay
et Bass descendre, il leur dit : « Vous deux, vous couvrez l’arrière! Sortez
après moi et suivez-nous. »
Les flammes
avaient gagné toute la façade ouest; il ne leur restait plus que la ruelle. Marcus
ne se faisait pas d’illusion : on cherchait à les enfumer. « On va se
faire tirer dessus, soyez prêts! Dans trois, deux, un… »
Les deux
hommes d’avant-garde sortirent; ils n’avaient pas fait trois pas que déjà, les
balles sifflaient autour d’eux. Ils plongèrent à couvert. « Ils sont au
sud! Au moins trois! »
Marcus et son
escorte s’apprêtèrent à se lancer. Il portait un gros sac de sport – une quantité
appréciable de drogue mais surtout les recettes de la journée en espèces.
« C’est
à nous! Couvrez-nous dans trois, deux, un… »
Les hommes d’avant-garde
se mirent à faire feu ici et là, non pas dans l’idée de toucher leurs
assaillants, mais plutôt de les faire baisser la tête pendant que Marcus se
mettait à l’abri, suivi de près par Jay et Bass. L’un des hommes d’avant-garde
fut touché par une balle au torse; il s’effondra sans un cri.
Arrivés à la
première intersection, les fuyards découvrirent qu’on les avait pris en
tenaille – comme Marcus l’avait craint. Huit Sons of a Gun les y attendaient, pistolets mitrailleurs pointés.
Résister signifiait une mort certaine. Marcus fit signe aux autres de ne pas
tirer en laissant tomber son précieux sac. Ils baissèrent leurs armes. Les
coups de feu avaient cessé derrière eux; l’homme qu’ils avaient laissé derrière
s’était-il rendu aussi? Était-il mort?
« À
genoux, mains sur la tête! » dit le plus imposant des attaquants. Bass
reconnut le motard qui s’était présenté chez lui le jour où Nini avait été
blessée. Toute pensée rationnelle disparut instantanément de sa tête.
Il avait
toujours aimé Aizalyasni, malgré qu’elle eût choisi Jay. Il n’avait jamais rien
dit lorsqu’il les entendait baiser dans la chambre d’à-côté ou lorsqu’il avait
commencé à la pimper. Jay était son frère, Jay s’était toujours
occupé de lui. Quelle autre option s’offrait à Bass sinon faire un homme de lui
et ravaler ses sentiments déplacés?
Puis on avait
tiré sur elle. C’était Jay qui avait tenu le gun qui avait déclenché les hostilités, mais c’était Bass qui avait
ouvert la porte. Il n’avait jamais cessé de se sentir coupable de cet incident
pour le moins fâcheux.
Le mélange
explosif d’adrénaline et de rhum fit disparaître toute la périphérie de son
champ de vision. Dans le monde de Bass, il n’y avait plus que lui et le gros sale
qui avait presque tué Nini, et encore seulement parce qu’il avait raté Jay. Le
souffle court, le sang battant à ses tempes, il agit comme un automate ou un
possédé, étranger à lui-même. Il mit la main sur l’arme d’appoint qu’il avait
cachée au creux de ses reins. D’un mouvement vif et fluide, il la pointa sur l’homme
haï sans penser un instant aux conséquences de son geste.
Un coup de
feu retentit avant même qu’il n’ait pu appuyer sur la gâchette. La colère fut
remplacée par la pire douleur qu’il avait connue alors que sa main et l’arme
qu’il tenait étaient pulvérisées par la balle.
Le coup
provenait d’un type qui n’avait rien d’un motard; il portait une chemise à
carreaux et des lunettes d’un style dépassé depuis vingt ans.
Jésus Crisse
siffla son admiration pendant que Bass se tordait de douleur. « Nice shot!
— Je visais la
tête », répondit Katzko en haussant les épaules.
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