La fenêtre
ouverte qui séparait le siège avant de l’habitacle lui permettait d’entrevoir Gordon
dans le rétroviseur, Tricane à ses côtés; l’angle ne lui permettait pas de voir
son amoureux ni Catherine Mandeville. Les passagers demeuraient silencieux, les
yeux rivés au décor extérieur, peut-être à la recherche de quelque présage. De
temps en temps, Félicia entendait Mandeville chiffonner le même morceau de
papier qu’elle lissait ensuite pour mieux recommencer.
Ils étaient
en route vers le tristement célèbre Café Konya; elle n’y avait jamais mis les
pieds, et pour cause : son père l’avait fait incendier alors qu’elle
n’était qu’une adolescente.
Alors que la
limousine contournait le lac Prince, Mandeville demanda : « Cela fait
combien de temps que les événements ont eu lieu? »
Gordon
répondit : « Six ou sept ans. M. Espinosa pourra vous en parler
davantage. »
Mandeville se
tourna vers lui. « Vous y étiez?
— Non. À
l’époque, j’étudiais encore avec Avramopoulos; je n’étais pas encore établi ici.
Je passais cependant beaucoup de temps dans La Cité. Je tentais des expériences
autour du cercle de Harré.
— Pourquoi ne
pas les avoir conduites sur les cercles européens? »
Espinosa
haussa les épaules. « À ma connaissance, aucun initié n’était encore arrivé
ici. Mon premier choix avait été le cercle de La Plata, mais j’ai découvert que
Gordon y était déjà. »
Gordon
glissa : « Un jour, vous devrez m’expliquer comment vous faites
pour me trouver aussi facilement!
— N’importe
quand… Trois faveurs pour un secret? »
Gordon se
contenta de sourire. Adeptes et maître s’échangeaient constamment faveurs et
secrets – c’est ainsi que les rapports entre initiés demeuraient simultanément
solidaires et compétitifs. C’était ce qui maintenait la cohésion de leur société
particulière : rien n’était plus précieux pour les initiés que ce qui leur
restait à apprendre; pour l’acquérir, ils avaient besoin de leurs pairs… et
leurs supérieurs. Avant qu’Espinosa n’ait reçu l’anneau des mains de Gordon,
ils auraient partagé beaucoup de leur savoir respectif.
« Continuez,
je vous prie », offrit Mandeville. Sans trop y prêter attention, elle
déchirait maintenant son papier en fines bandelettes.
« Donc,
je n’étais pas établi en permanence dans La Cité. Je conduisais mes recherches
lorsque j’ai ressenti une manifestation synchrone des plus intenses… Une
dizaine de corneilles volant en formation… Peu avant que je croise le chemin de
Lev Lytvyn…
— Qui
est-ce? », demanda Mandeville.
Tricane
éructa : « Le roi de pique! » Tous se tournèrent vers elle,
étonnés. Elle n’avait pas ouvert la bouche de la soirée. « Oups. Je suis
désolée… Excusez-moi. »
Espinosa
continua comme si rien n’était: « Les frères Lytvyn ont été les caïds
de La Cité pendant des décennies. Lorsque j’ai rencontré Lev Lytvyn pour la
première fois, c’était juste avant qu’ils s’engagent dans une guerre pour
éliminer les compétiteurs restants. »
Tobin
s’insinua dans la conversation : « Ça faisait déjà un bout que, comme par
hasard, la police les laissait tranquilles pour s’attaquer seulement aux
autres. Un jour, le vieux a décidé : c’est pas assez d’avoir la
ville, la police, la mairie, les syndicats et toute la business. Il s’est
dit : je veux le reste aussi. »
Espinosa
continua : « J’ai suivi mon intuition et grâce à mes talents
particuliers, j’ai vite gravi les échelons de l’organisation Lytvyn. Le plan A
était de gagner les gros bonnets restants afin de former une sorte de conseil
central du crime organisé.
— Évidemment,
presque tout le monde a dit non », reprit Tobin alors que la limo
s’engageait dans une ruelle de la Petite Méditerranée. « On se doutait que
le vieux voulait avoir ses ennemis près de lui pour mieux les poignarder dans
le dos… Vous allez voir ce que ça a donné : on est arrivé. »
Les passagers
descendirent de la voiture; Félicia se chargea d’aller chercher les béquilles
dans le coffre arrière. La ruelle était sale et sinistre, assurément, mais elle
apparaissait presque élégante comparée à celles du Centre… ou du Centre-sud.
Malgré la neige accumulée, la bâtisse montrait encore des signes de l’incendie
qui l’avait anéantie. Tobin pointa les murs noircis là où les flammes les
avaient léchés. « C’est ici que la moitié de la guerre s’est décidée.
Dix-huit morts, incluant la femme et les enfants d’Ignatio Maucieri, le parrain
de la Petite Méditerranée… Barricadés en-dedans, nulle part où aller. Un
bidon de gaz, une allumette, problème réglé. »
Félicia serra
les dents.
Pendant que
Tobin parlait, Espinosa s’affairait à détacher l’une des planches qui
barricadaient l’arrière du café. Lorsqu’elle céda finalement, il prit une lampe
de sa poche en disant : « On peut y aller… Félicia, aide Karl…
On se rejoint à l’intérieur. »
Guidé par
Espinosa, les trois autres pénétrèrent dans l’ancien café en enjambant maints
débris, soucieux de ne rien toucher : l’endroit était couvert de suie du
sol au plafond. De grands pans de murs s’étaient effondrés; la structure en
ciment avait toutefois tenu bon. Malgré le froid hivernal, l’air empestait l’humidité
et la moisissure, l’abandon et la mort. Ils passèrent par ce qui avait été
jadis l’arrière-boutique pour arriver dans la pièce principale. « C’est
ici. »
Les quatre
inspirèrent profondément, chacun entamant la routine qui affûterait son acuité.
Alors que les initiés passaient des années à méditer avant d’atteindre l’état
d’esprit particulier qui leur permettait d’apprendre et de mettre en œuvre les
procédés inventés par leurs aînés – et éventuellement d’en découvrir eux-mêmes
–, il suffisait de quelques instants aux praticiens aguerris pour le retrouver.
L’acuité
ouvrait la voie aux choses cachées de ce monde… Parmi celles-ci, les
impressions laissées par les victimes de mort violente au moment de leur décès,
cet étrange enregistrement de leur identité et leurs émotions capable de
perdurer après leur disparition.
C’est Tricane
qui parla en premier. « Par ici… », dit-elle en faisant un mouvement vague en direction de
ce qui avait été la porte principale. Mandeville acquiesça. « Oui…
J’aperçois des contours… C’est assez ténu…
— Je pense
que je vois les enfants », enchaîna Gordon. « Leur mère est plus
définie que les autres…
— C’est
normal : elle comprenait mieux que les petits ce qui se passait… Elle devait
souffrir de leur sort en plus du sien, l’impression est d’autant plus intense. Moi
aussi, je les vois mieux… D’ici quelques minutes, ils seront clairs. »
Karl entra
dans la pièce au rythme de ses contraintes, en s’appuyant lourdement sur
Félicia.
Dès qu’elle
leva les yeux, Félicia figea sur place. Elle avait toujours voulu voir des
impressions – plus jeune, elle avait même tenté d’en créer en faisant torturer
puis tuer des pauvres bougres que Frank Batakovic aurait éliminés de toute
façon. Tous ses efforts s’étaient avérés vains. Ce soir, on l’avait prévenue :
elle serait peut-être déçue. Il était probable que son acuité ne soit pas
encore assez développée pour les voir.
Or, sans même
qu’elle se soit concentrée, voilà qu’elle distinguait une dizaine de silhouettes
mal définies qui se précisaient de seconde en seconde… Avant qu’elle ait
compris ce qui se produisait, les traits de ceux que l’ambition de son père
avait tués étaient devenus aussi clairs que s’il s’agissait de personnes de
chair et d’os. L’air interloqué, Tobin se contentait de chercher ce que tous
les autres essayaient de voir.
« Woah », laissa échapper Félicia,
impressionnée.
Un peu
surprise, Mandeville lui demanda : « Tu peux les voir?
— Oui, je les
vois parfaitement. Mais…
— Parfaitement?!
— Oui mais…
— Quoi?
— Qu’est-ce
qu’ils ont à tous me regarder comme ça? »
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