dimanche 15 août 2010

Le Noeud Gordien, épisode 133 : Premières impressions

Karl Tobin n’aurait pas pu conduire la limousine en raison de sa jambe; attelée et pansée comme une momie, elle baignait en tout temps dans la préparation qui aurait bientôt fini de la guérir. Puisqu’il était relégué au siège passager, Félicia avait pris le volant, non sans angoisse : elle n’avait jamais encore piloté un véhicule de ce gabarit.
La fenêtre ouverte qui séparait le siège avant de l’habitacle lui permettait d’entrevoir Gordon dans le rétroviseur, Tricane à ses côtés; l’angle ne lui permettait pas de voir son amoureux ni Catherine Mandeville. Les passagers demeuraient silencieux, les yeux rivés au décor extérieur, peut-être à la recherche de quelque présage. De temps en temps, Félicia entendait Mandeville chiffonner le même morceau de papier qu’elle lissait ensuite pour mieux recommencer.
Ils étaient en route vers le tristement célèbre Café Konya; elle n’y avait jamais mis les pieds, et pour cause : son père l’avait fait incendier alors qu’elle n’était qu’une adolescente.
Alors que la limousine contournait le lac Prince, Mandeville demanda : « Cela fait combien de temps que les événements ont eu lieu? »
Gordon répondit : « Six ou sept ans. M. Espinosa pourra vous en parler davantage. »
Mandeville se tourna vers lui. « Vous y étiez?
— Non. À l’époque, j’étudiais encore avec Avramopoulos; je n’étais pas encore établi ici. Je passais cependant beaucoup de temps dans La Cité. Je tentais des expériences autour du cercle de Harré.
— Pourquoi ne pas les avoir conduites sur les cercles européens? »
Espinosa haussa les épaules. « À ma connaissance, aucun initié n’était encore arrivé ici. Mon premier choix avait été le cercle de La Plata, mais j’ai découvert que Gordon y était déjà. »
Gordon glissa : « Un jour, vous devrez m’expliquer comment vous faites pour me trouver aussi facilement!
— N’importe quand… Trois faveurs pour un secret? »
Gordon se contenta de sourire. Adeptes et maître s’échangeaient constamment faveurs et secrets – c’est ainsi que les rapports entre initiés demeuraient simultanément solidaires et compétitifs. C’était ce qui maintenait la cohésion de leur société particulière : rien n’était plus précieux pour les initiés que ce qui leur restait à apprendre; pour l’acquérir, ils avaient besoin de leurs pairs… et leurs supérieurs. Avant qu’Espinosa n’ait reçu l’anneau des mains de Gordon, ils auraient partagé beaucoup de leur savoir respectif.
« Continuez, je vous prie », offrit Mandeville. Sans trop y prêter attention, elle déchirait maintenant son papier en fines bandelettes.
« Donc, je n’étais pas établi en permanence dans La Cité. Je conduisais mes recherches lorsque j’ai ressenti une manifestation synchrone des plus intenses… Une dizaine de corneilles volant en formation… Peu avant que je croise le chemin de Lev Lytvyn…
— Qui est-ce? », demanda Mandeville.
Tricane éructa : « Le roi de pique! » Tous se tournèrent vers elle, étonnés. Elle n’avait pas ouvert la bouche de la soirée. « Oups. Je suis désolée… Excusez-moi. »
Espinosa continua comme si rien n’était: « Les frères Lytvyn ont été les caïds de La Cité pendant des décennies. Lorsque j’ai rencontré Lev Lytvyn pour la première fois, c’était juste avant qu’ils s’engagent dans une guerre pour éliminer les compétiteurs restants. »
Tobin s’insinua dans la conversation : « Ça faisait déjà un bout que, comme par hasard, la police les laissait tranquilles pour s’attaquer seulement aux autres. Un jour, le vieux a décidé : c’est pas assez d’avoir la ville, la police, la mairie, les syndicats et toute la business. Il s’est dit : je veux le reste aussi. »
Espinosa continua : « J’ai suivi mon intuition et grâce à mes talents particuliers, j’ai vite gravi les échelons de l’organisation Lytvyn. Le plan A était de gagner les gros bonnets restants afin de former une sorte de conseil central du crime organisé.
— Évidemment, presque tout le monde a dit non », reprit Tobin alors que la limo s’engageait dans une ruelle de la Petite Méditerranée. « On se doutait que le vieux voulait avoir ses ennemis près de lui pour mieux les poignarder dans le dos… Vous allez voir ce que ça a donné : on est arrivé. »
Les passagers descendirent de la voiture; Félicia se chargea d’aller chercher les béquilles dans le coffre arrière. La ruelle était sale et sinistre, assurément, mais elle apparaissait presque élégante comparée à celles du Centre… ou du Centre-sud. Malgré la neige accumulée, la bâtisse montrait encore des signes de l’incendie qui l’avait anéantie. Tobin pointa les murs noircis là où les flammes les avaient léchés. « C’est ici que la moitié de la guerre s’est décidée. Dix-huit morts, incluant la femme et les enfants d’Ignatio Maucieri, le parrain de la Petite Méditerranée… Barricadés en-dedans, nulle part où aller. Un bidon de gaz, une allumette, problème réglé. »
Félicia serra les dents.
Pendant que Tobin parlait, Espinosa s’affairait à détacher l’une des planches qui barricadaient l’arrière du café. Lorsqu’elle céda finalement, il prit une lampe de sa poche en disant : « On peut y aller… Félicia, aide Karl… On se rejoint à l’intérieur. »  
Guidé par Espinosa, les trois autres pénétrèrent dans l’ancien café en enjambant maints débris, soucieux de ne rien toucher : l’endroit était couvert de suie du sol au plafond. De grands pans de murs s’étaient effondrés; la structure en ciment avait toutefois tenu bon. Malgré le froid hivernal, l’air empestait l’humidité et la moisissure, l’abandon et la mort. Ils passèrent par ce qui avait été jadis l’arrière-boutique pour arriver dans la pièce principale. « C’est ici. »
Les quatre inspirèrent profondément, chacun entamant la routine qui affûterait son acuité. Alors que les initiés passaient des années à méditer avant d’atteindre l’état d’esprit particulier qui leur permettait d’apprendre et de mettre en œuvre les procédés inventés par leurs aînés – et éventuellement d’en découvrir eux-mêmes –, il suffisait de quelques instants aux praticiens aguerris pour le retrouver.
L’acuité ouvrait la voie aux choses cachées de ce monde… Parmi celles-ci, les impressions laissées par les victimes de mort violente au moment de leur décès, cet étrange enregistrement de leur identité et leurs émotions capable de perdurer après leur disparition.
C’est Tricane qui parla en premier. « Par ici… », dit-elle  en faisant un mouvement vague en direction de ce qui avait été la porte principale. Mandeville acquiesça. « Oui… J’aperçois des contours… C’est assez ténu…
— Je pense que je vois les enfants », enchaîna Gordon. « Leur mère est plus définie que les autres…
— C’est normal : elle comprenait mieux que les petits ce qui se passait… Elle devait souffrir de leur sort en plus du sien, l’impression est d’autant plus intense. Moi aussi, je les vois mieux… D’ici quelques minutes, ils seront clairs. »
Karl entra dans la pièce au rythme de ses contraintes, en s’appuyant lourdement sur Félicia.  
Dès qu’elle leva les yeux, Félicia figea sur place. Elle avait toujours voulu voir des impressions – plus jeune, elle avait même tenté d’en créer en faisant torturer puis tuer des pauvres bougres que Frank Batakovic aurait éliminés de toute façon. Tous ses efforts s’étaient avérés vains. Ce soir, on l’avait prévenue : elle serait peut-être déçue. Il était probable que son acuité ne soit pas encore assez développée pour les voir.
Or, sans même qu’elle se soit concentrée, voilà qu’elle distinguait une dizaine de silhouettes mal définies qui se précisaient de seconde en seconde… Avant qu’elle ait compris ce qui se produisait, les traits de ceux que l’ambition de son père avait tués étaient devenus aussi clairs que s’il s’agissait de personnes de chair et d’os. L’air interloqué, Tobin se contentait de chercher ce que tous les autres essayaient de voir.
 « Woah », laissa échapper Félicia, impressionnée.
Un peu surprise, Mandeville lui demanda : « Tu peux les voir? 
— Oui, je les vois parfaitement. Mais…
— Parfaitement?!
— Oui mais…
— Quoi?
— Qu’est-ce qu’ils ont à tous me regarder comme ça? »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire