dimanche 1 août 2010

Le Noeud Gordien, épisode 131 : Territoires, 1re partie

Partout dans le monde, la vie dans la rue est reconnue pour sa dureté. Elle était doublement dure pour les villes qui, comme La Cité, devaient aussi composer avec la rudesse de l’hiver. Le blizzard avait soufflé pendant presque trois jours avant de s’éteindre. Le proverbial calme après la tempête s’était avéré glacial; l’absence de vent conférait au décor un air d’immobilité, comme si tout retenait son souffle en attendant la fonte.
Garnotte entra dans La détente comme une bouffée de froidure. Il était petit et trapu; sa barbe était couverte de frimas, vestiges cristallisés de sa respiration. Il portait couches sur couches de vêtements chauds mais son visage n’était pas moins tout rouge. En cette journée sibérienne, c’était son tour d’être vigie pour les Sons of a Gun. « Il y a encore des ti-clins qui font leur show dans la rue… ».
Les ti-clins en question étaient des membres des Rottens, l’un des gangs les plus actifs dans la guerre contre les motards. Après la mort de Lev Lytvyn – et en raison de l’approche moins monopolistique de son successeur – les gangs étaient apparus comme les champignons après la pluie. Les groupes criminels des villes avoisinantes avaient implanté des cellules dans La Cité; plusieurs « entrepreneurs » locaux s’étaient aussi lancés en affaire afin de gagner leur part du gâteau  – par la force au besoin.
Il était communément admis que les Rottens se distinguaient des autres gangs de rue : ils étaient plus organisés, mieux armés que la plupart. Surtout, ils recrutaient agressivement les jeunes de La Cité; à ce rythme, ils deviendraient sous peu l’un des poids lourds du monde interlope.
Leur show était quant à lui une parade en voiture sur l’avenue De L’Irlande en arborant fièrement leurs couleurs, rouge sur fond noir. C’était une incursion en règle au cœur du territoire des Sons of a Gun, une provocation explicite.
Lorsque les Rottens repassèrent, ils étaient attendus : six motards les attendaient sur ce qui avait été la terrasse du bar. Ils entendirent la voiture longtemps avant de la voir : les vibrations de la musique que ses passagers écoutaient à tue-tête les annonçaient à des mètres à la ronde. Lorsqu’ils arrivèrent à la hauteur de La détente, les motards ouvrirent leurs vestes pour leur montrer des revolvers, des carabines, mais surtout deux pistolets mitrailleurs et même un fusil d’assaut que tenait le gigantesque Jésus Crisse dans son long manteau de cuir.
Le show était fini : les Rottens accélérèrent immédiatement. Les motards s’amusèrent de les voir déraper sur l’asphalte mal déneigée. Ils tournèrent à gauche sur la 23e rue Est et retournèrent à toute vitesse vers leur territoire.
« On rentre? » demanda un motard en soufflant dans ses mains.
« Ouais », dit Garnotte. « Je vais finir mon temps dehors. Restez prêts au cas où. »
D’un ton grave, Jésus dit : « Va falloir leur montrer c’est quoi un territoire… 
— « Okay. On appelle Goudron. On va voir ».  
Le chef débarqua à La détente quelques minutes plus tard.
« Pas une semaine sans qu’ils viennent nous niaiser chez nous », résuma Jésus. S’ils ne faisaient rien, leur réputation s’en trouvaient diminuée, mais une fusillade devant leur local équivalait à inviter la police chez eux. Tous les Sons of a gun comprenaient le caractère délicat de leur situation.
« Là, c’est à notre tour », répondit Goudron. « Mais ils vont voir que nous autres, on ne niaise pas. Cette semaine, les gars ont trouvé une de leurs places… À les voir entrer et sortir, c’est probablement là qu’ils gardent leur coke pour tout le quartier.
— Je l’ai vue leur place », répondit un des gars. « C’est une vraie forteresse! 
— Pas de problème. Si c’est dur d’entrer, on va les faire sortir… Appelez Katzko. Il ne voudra pas manquer ça… Il faut que ça se fasse tout de suite! Allez! On bouge! »

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