Le procédé qui cachait sa maison était rien de moins
qu’incroyable par son envergure et sa persistance : un indice du niveau de
maîtrise des Seize. Les Maîtres utilisent rarement leurs talents de façon
spectaculaire – plutôt le contraire : plus ils étaient puissants, plus ils
tendaient à dissimuler leurs capacités –, alors il était facile d’oublier les
trésors de connaissances et de savoir-faire qu’ils incarnaient… Et tout le
chemin qui restait à parcourir avant que Félicia ne leur arrive à la cheville.
Elle était galvanisée plutôt que découragée par les pas suivants… Elle espérait
que Traugott l’appuie dans ses avancées!
Catherine l’accompagna jusque dans le bunker. Cette fois, le
vieux maître ne les attendait pas de l’autre côté de la cloison. Félicia dut alors
se familiariser avec le long et laborieux processus de décontamination exigé
par Kuhn…
La combinaison Hazmat s’avérait encore plus inconfortable qu’elle
ne l’aurait cru. Le casque, l’habit complet et l’appareil respiratoire lui
donnaient un air d’astronaute mais l’encapsulait totalement en coupant à peu
près toutes les possibilités de contamination – ordinairement, ce genre de
combinaison protégeait celui qui la portait de son environnement; dans ce
cas-ci, c’était l’inverse. Elle comprit les réticences de Catherine à l’accompagner
de l’autre côté…
Félicia ne pouvait s’empêcher de penser que tout ce bataclan
servait bien plus à apaiser les angoisses irrationnelles de Kuhn qu’à le
protéger contre une menace réelle. Elle avait même cru comprendre que Catherine
pensait comme elle, quoiqu’elle n’ait pas dit un mot à cet effet. Dans tous les
cas, Félicia n’oubliait pas sa chance d’avoir été demandée par l’un des Seize…
Quelques concessions à son confort demeuraient un prix raisonnable à payer.
Lorsqu’elle fut fin prête, Mandeville la salua de l’autre
côté de la cloison avant de remonter à toute vitesse, apparemment satisfaite de
ne pas avoir croisé Kuhn.
Félicia passa de l’autre côté du rideau qui ne cachait qu’un
mur et une porte fermée. Elle poussa le battant pour s’engager dans une pièce à
l’ameublement spartiate… Une table, quatre chaises et un lavabo éclairés par une
ampoule nue. Kuhn l’y attendait; en la voyant, il déposa le calepin dans lequel
il écrivait pour aller aux-devants de sa visiteuse.
« Ma belle enfant! Que je suis content de te voir! »
Félicia eut un élan de pitié pour ce vieil homme, peut-être
le plus puissant au monde, ironiquement confiné dans un caveau humide par sa
propre crainte de la tombe… Elle pouvait comprendre son enthousiasme à l’idée
de recevoir des invités.
« As-tu mangé? », demanda-t-il comme il l’avait
fait la veille. Elle fit oui de la tête en se demandant comment il s’approvisionnait,
au juste… « Évidemment, de ce côté-ci, la combinaison complique certaines
activités… C’est pourquoi j’ai aménagé un autre espace clos avec son propre système
de décontamination… »
Il la guida jusqu’à un porte qu’elle n’avait pas remarquée
en entrant – elle bénéficiait sans aucun doute du même genre de procédé qui
rendait la maison fonctionnellement invisible. Pendant que Kuhn la guidait dans
les méandres du souterrain en lui expliquant comment ses invités pouvaient
manger ou dormir confortablement sans compromettre la stérilité du reste du
bunker, les pensées de Félicia se tournaient vers l’élaboration de prétextes
pour ne pas devoir rester plus longtemps que nécessaire. Elle comprenait de
mieux en mieux l’ambivalence de Mandeville par rapport au vieux maître.
Son fil de pensée s’arrêta sec : Kuhn venait d’ouvrir
une autre porte devant elle. De l’autre côté, la lumière du soleil éclairait
une vaste salle de séjour meublé avec le même bon goût que la maison au-dessus
du bunker. Un piano à queue occupait un coin; des tableaux de styles baroque ou
romantique garnissaient les murs. Une porte française donnait sur une cour
intérieure garnie d’oliviers et de lauriers.
Tout ceci était un non-sens : ils étaient censés se
trouver sous terre. Elle avança lentement dans la pièce luxueuse dans sa
combinaison incongrue. Elle se sentait comme l’astronaute dans la finale de 2001 : L’odyssée de l’espace…
« C’est une chambre secrète?
— Bien évidemment!
— Mais c’est immense! »
Kuhn sourit d’un air satisfait. « Ça m’a pris beaucoup
de temps à modeler, mais c’était la seule façon de rendre ma réclusion
supportable… Je vais me faire du thé, je suis désolé de ne pas pouvoir t’en
offrir… Nous pourrons discuter de ce pourquoi je t’ai fait venir. »
Pendant qu’il s’affairait, Félicia s’assit au piano. Elle en
joua distraitement d’un doigt; les gants de la combinaison rendaient le tout
difficile.
Kuhn voulait savoir comment elle avait retenu l’essence de
Frank Batakovic après son décès. Il ignorait – ils ignoraient tous – la nouvelle découverte
prodigieuse qu’elle avait accomplie récemment… Elle n’avait pas encore décidé
si elle le lui révélerait… ou le prix qu’elle demanderait si elle choisissait
de le faire.