Nico vit apparaître Maude au détour
du corridor une minute à peine après son arrivée. Elle avait les yeux fatigués
et un café à la main. « Dure soirée?
— J’ai les clés », dit-elle.
Elle se laissa embrasser la joue avant de déverrouiller la porte.
« Stéphane s’en vient avec les caméras.
— Qu’est-ce que tu lui as promis,
pour le faire sortir un dimanche?
— Il m’invite à souper.
— C’est gagnant-gagnant. Vous feriez
un beau couple. »
Maude grogna en tirant la lourde
porte. Pendant qu’elle la tenait, Nico alla coincer une cheville de bois
en-dessous, question de la maintenir ouverte. Il mit son sac en bandoulière et
entra à la suite de Maude.
Le studio 11 était un plateau
multifonction, celui que les boîtes de production choisissaient souvent pour
leurs émissions spéciales. Nico n’était jamais venu auparavant dans cette salle
vaste et, en ce moment, à peu près dénudée. Ses murs étaient noirs et ses planchers,
lisses. Aucune lampe d’éclairagiste n’était fixée aux treillis au-dessus de sa
tête; les plafonniers répandaient une lumière crue, parfaite pour leur projet.
« C’est parfait », dit
Nico en écho à sa propre pensée.
La voix de Stéphanie retentit à
l’entrée. « Hey hey gang! Je m’installe où? » Il portait une
grosse valise dans chaque main.
« Salut Steph! Viens ici, au
centre.
— Maude ne m’a pas dit c’était quoi
votre projet. J’espère que c’est pas des films pour adultes, hein? Faudrait pas
exposer mon esprit chaste et pur à des cochonneries! »
Maude lui tourna le dos en roulant
les yeux. Nico ricana, davantage de la réaction de Maude que de ce qui l’avait
suscitée.
Stéphane n’avait pas encore déployé
son matériel qu’un croassement résonnait dans le studio vide. Les trois
employés de CitéMédia firent volte-face pour voir entrer Édouard Gauss. Il
portait lui aussi un bagage, quoique d’une nature différente : sa
corneille se débattait dans une cage qui devait lui paraître bien étroite.
« Ah ben tabarouette », s’exclama
Stéphane. « Édouard Gauss! » Il lui tendit la main pour une empoignade
virile, le serrant contre son torse comme un vieux frère. Édouard interrogea
Nico du regard : malgré la familiarité du caméraman, ils ne se
connaissaient pas.
« Édouard, je te présente
Stéphane. », dit Nico. « Stéphane, tu connais déjà Édouard. La
corneille, c’est Ozzy.
« Est-ce que vous êtes prêts? »,
demanda Édouard.
« Prêts à quoi? On ne m’a rien
expliqué », dit Stéphane.
« Tant mieux : j’ai
demandé à Nico et à Maude d’être aussi discret que possible. Je peux compter
sur toi aussi?
— Croix de bois, croix de fer »,
dit Stéphane.
« Édouard va nous faire un tour
de magie », dit Nico. « Notre job, c’est de trouver le truc. »
Il ouvrit son sac et en versa le contenu sur le sol. Il y avait des gants de
travail, une boîte de sous-vêtements boxers encore scellée, des cordes, des
bandes de tissus, un rouleau de duct tape
gris…
Stéphane siffla. « Vous êtes
sûrs que c’est pas un porno?
— T’es sûr que t’as un esprit
chaste? », répondit Maude du tac au tac. Elle se tourna vers Édouard.
« C’est quoi, ton tour?
— C’est simple », dit Édouard.
« Quoi que vous fassiez, je vais être capable de pointer la direction de
la corneille.
— Oh. » L’expression de Maude
montra qu’elle s’était attendue à quelque chose de moins banal, de plus
fantastique.
« Notre mission à nous est de
lui rendre la vie difficile », continua Nico. « Édouard, tu peux te
déshabiller. » Il obtempéra sans hésiter.
Stéphane siffla. « De la
nudité! Je le savais! Bon ben, Maude, on compte sur toi pour le talent féminin.
— Tu te déshabille aussi, Stéphane. »
L’ordre de Maude créa chez le caméraman une expression de parfaite stupéfaction
qui fit rire tout le monde.
« Passons aux choses
sérieuses », dit Nico. « Édouard… D’abord je t’examine, ensuite je
t’attache. »
Stéphane se mit à rire à son tour.
« Je suis sérieux », ajouta Nico. Stéphane haussa les épaules et
continua à assembler son matériel.
À l’aide d’une lampe de poche, Nico
s’assura qu’Édouard ne cachait pas d’appareil dans ses oreilles ou dans sa
bouche qui lui permette de communiquer à distance. « Enlève tes
sous-vêtements… »
Édouard tourna le dos aux autres et
se dénuda complètement. Nico déballa les boxers neufs qu’il avait apportés et
les lui tendit. « Je te dis que tu ne laisses rien au hasard », lança
Édouard en les prenant.
« Tu m’as demandé d’éliminer
toutes les possibilités. Je l’sais-tu, moi, si t’as pas inventé le
boxer-récepteur? »
Édouard se contenta de sourire. Ozzy
fit une nouvelle tentative de se défaire de sa cage en battant des ailes.
Nico fit enfiler les gants à
Édouard, puis il lui attacha les mains ensemble avec le papier collant.
« Je vais t’attacher et te mettre en isolation sensorielle. À toutes les
trois minutes, je vais toucher ton épaule. Tu devras pointer en direction de ta
corneille. Est-ce que ça convient?
— Parfaitement », répondit-il.
« Maude, j’aimerais te parler
en privé un instant. Stéphane, assure-toi qu’Édouard ne touche à rien avant mon
retour.
Une fois sortis du studio, Nico tendit
un appareil à Maude : « Toi, tu vas partir avec la corneille pour une
balade en voiture. Ça, c’est un GPS qui va enregistrer ta position précise à
chaque instant et la rapporter sur mon téléphone. Tout ce que tu as à faire,
c’est te promener dans la ville, dans n’importe quelle direction, mais autour
de CitéMédia.
— Palpitant.
— Garde les yeux ouverts, au cas où
quelqu’un te suivrait…
— Hein?
— Je ne sais pas, un complice
d’Édouard… »
Maude exhala bruyamment. « À
quoi ça rime, toute cette expérimentation? Pourquoi est-ce que tu as besoin de
moi pour tester un tour de magie?
— Tu connais Édouard…
— Justement. J’ai l’impression que
vous ne m’avez pas tout dit.
— Bon. D’accord. Le truc, c’est
qu’il n’y a pas de truc.
— Hein? » Maude le regarda
comme s’il était tombé sur la tête.
« Ouais. Notre cher ami s’est
mis dans la tête de prouver que la magie existe. » Nico pouvait voir que
Maude hésitait : était-ce une nouvelle plaisanterie? Devait-elle en rire?
Nico haussa les épaules. « Moi-même, je ne suis pas convaincu. Mais
j’avais besoin de quelqu’un en qui j’ai confiance pour m’aider. Dans tous les
cas, on va bien voir… »
Maude prit le GPS d’un mouvement sec
et partit en direction du stationnement.
« Maude?
— Quoi?
— Tu as oublié de prendre la corneille… »