Aizalyasni avait déjà assisté à des
cérémonies bouddhistes, musulmanes et chrétiennes, mais aucune d’elles ne lui
avait semblé aussi vraie que celles
auxquelles elle participait maintenant. Elle ne consistait pas à adresser des
chapelets de prières à des figures aussi lointaines qu’indifférentes : la
sainte femme qui les inspirait se trouvait tout à côté, dans le même édifice qu’eux…
Durant les dernières semaines, Aizalyasni
avait souvent été tentée de s’ouvrir à ses collègues de travail ou d’étude à
propos de cette découverte qui avait changé sa vie. Chaque fois, elle se remémorait
le jour où Timothée avait demandé aux fidèles de demeurer circonspects. « Souvenez-vous
de ce que les Romains et les pharisiens ont fait de Jésus grâce à Judas… »
Il est vrai que si quelqu’un avait vendu le fils de Dieu pour trente pièces d’argent,
un paumé du Centre-Sud pourrait sans doute faire pareil pour trente pilules d’Orgasmik.
Elle choisissait donc de se taire.
Les premières fois qu’Aizalyasni
avait participé aux oraisons, elle avait été pour le moins dubitative.
Maintenant, c’était souvent le plus beau moment de sa journée. Sa double vie d’étudiante
et de femme de chambre la contraignait à une discipline constante : elle
devait toujours foncer devant sans regard pour sa fatigue ou ses craintes. Mais
ici, au Terminus, chaque fois qu’elle chantait en imitant les mouvements de Martin,
elle se laissait habiter par cette énergie particulière qui rinçait la
lassitude et les inquiétudes de son esprit. Plus elle les répétait, plus la
détente devenait un véritable plaisir, jusqu’à une véritable euphorie au terme
de la routine.
Après les applaudissements et les étreintes
qui marquaient la fin de l’oraison comme telle, Aizalyasni alla s’asseoir avec
sa clique habituelle. Gary et Vinh lui retournèrent son sourire plein de
chaleur; même Sophie paraissait gaie derrière sa façade bourrue. Elle devait avoir
quatorze ou quinze ans; ses cheveux courts et ses manières brusques pouvaient
laisser croire qu’il s’agissait plutôt d’un garçon. Aizalyasni lui réservait
une affection toute particulière : dans son esprit, c’était pour mieux aider
des filles comme Sophie qu’elle devait compléter ses études.
Avant même qu’on ait fini de distribuer
le repas, Aizalyasni offrit à ses compagnons le paquet de brioches qu’elle
avait achetées plus tôt. Sophie en avala deux en quatre bouchées.
« J’aime mieux quand c’est Tim
qui dirige », dit Gary la bouche pleine. « C’est pas pareil quand c’est
Martin. »
Les autres acquiescèrent. « Mon
beau Timothée », dit Vinh. Son amour impossible pour le bras droit de
Madame était connu de tous; cela ne l’empêchait pas d’y revenir sans cesse… Pour
sa part, Aizalyasni n’avait d’yeux que pour l’un des trois hommes forts de
Madame. Comme ceux-ci ne se mêlaient pas aux fidèles, elle leur avait inventé
des noms : le chef, la brute épaisse et… monsieur mignon. Monsieur mignon, avec
son port altier, ses tatouages et ses camisoles ajustés… L’incarnation même du
sexy. Chaque fois qu’il regardait dans sa direction d’Aizalyasni, son cœur palpitait
comme celui d’une fillette devant une superstar.
Durant les oraisons, pendant que le
chef demeurait avec Madame, monsieur mignon et la brute épaisse montaient la
garde à l’extérieur. C’était préférable pour sa concentration : S’il
s’était trouvé dans la pièce durant les exercices, elle aurait sans doute été
trop distraite pour les effectuer correctement.
« Qu’est-ce que vous pensez qu’il
fait avec Madame en arrière? », continua Vinh.
« J’ai entendu dire qu’ils font
des rituels secrets », répondit Gary.
Sophie émit un son moqueur, à
mi-chemin entre un rire et un reniflement. Elle ouvrit la bouche pour ajouter
quelque chose lorsque trois grands coups se firent entendre. Tout le monde se tut :
quelqu’un avait frappé à la grande porte. Le chef, Timothée et Martin accoururent
à l’arrière du Terminus.
« C’est moé », dit la
brute épaisse, sa voix étouffée par la paroi de fer et de plexiglas. « On
a une urgence. »