Beppe attendait d’être reçu par M. Fusco
dans le hall où l’ascenseur avait abouti. Quelqu’un d’autre aurait été stressé
de comparaître devant l’un des hommes les plus puissants de La Cité – d’autant
plus qu’il se doutait fort bien de quoi il voulait l’entretenir –, mais Beppe
voyait la situation d’un autre œil. S’il avait été en véritable disgrâce, il n’aurait
jamais reçu de convocation. Il aurait été accosté par un homme, peut-être même
l’un des siens; les chances sont bonnes qu’il ne l’aurait pas remarqué avant qu’il
ne soit trop tard. Une ou deux balles au torse, une à la tête, et tout aurait
été fini…
Une seule chaise se trouvait sur
place, au fond du hall. Elle était occupée par un homme que Beppe connaissait
vaguement, un membre de la garde rapprochée de Fusco. Il leva les yeux de son
journal lorsque Beppe arriva, puis il s’y replongea sans avoir dit un mot. L’homme
n’était peut-être qu’un soldat, un garde du corps, mais il avait tout de même
accès à l’oreille des gros bonnets du clan. Beppe choisit de maintenir ses
distances. Il alla se positionner à l’autre bout du hall, devant la grande
fenêtre qui offrait un panorama magnifique sur la Petite Méditerranée et le lac
Prince dont la surface calme reflétait le soleil de midi.
On entendait parfois quelques
paroles filtrer à travers l’une des portes du hall, sans toutefois pouvoir distinguer
le moindre mot, seulement des pointes d’intensité qui laissaient deviner une
conversation animée.
La porte s’ouvrit après un certain
temps de silence de l’autre côté. C’était Luigi, le visage pâle. « Hey, Beppe.
— Luigi…
— M. Fusco veut te voir », dit-il
en s’écartant pour laisser passer Beppe. Il sortit ensuite et referma la porte
derrière lui.
Le panorama visible du bureau de M.
Fusco était encore plus spectaculaire que celui du hall. La pièce se trouvait
au coin de l’édifice, offrant une vue sur deux-cent-soixante-dix degrés. La
décoration était luxueuse mais vieillotte, avec un mobilier de style européen,
des reproductions de tableaux de maîtres, un grand tapis oriental… M. Fusco n’était
pas seul : Joe Gaccione occupait un divan à lui seul, à moitié couché, à
moitié assis, un ballon de cognac à la main malgré l’heure précoce.
« Beppe. Entre, entre! »,
dit M. Fusco avec son accent qui faisait sonner entre comme anntre au R
roulé. « Merci d’être venu. » Beppe se contenta de répondre d’un
mouvement de tête.
« Tire-toi une bûche »,
dit Gaccione.
« Je préfère rester
debout », dit Beppe.
Gaccione haussa les épaules. « Comme
tu veux.
— Comment s’est passé votre opération
dans le Centre-Sud? », demanda Fusco.
M. Fusco était connu pour poser des
questions dont il connaissait déjà la réponse. « Luigi vous a déjà tout
raconté, j’en suis sûr…
— Si tu savais ce qu’il nous a dit…. »,
répondit Gaccione.
« Reprends du début. »
Beppe s’exécuta, sans ajouter la
moindre fioriture, sans plaidoyer pour être cru, simplement en relatant les
faits : les premières évictions, le face-à-face avec la haie des
sans-abris, épaulés par le jeune Tobin et ses hommes, contre toute attente… Il
arriva ensuite à la raison probable de sa convocation. Il raconta la réaction
impulsive de Luigi qui avait précipité un échange de coups de feu et la
bizarrerie qui s’était ensuivie… Une jeune Chinoise nimbée de lumière déferlant
en vagues, capable de souffler quatre hommes solides comme autant de fétus de
paille.
M. Fusco enleva ses lunettes à la fin du
récit. Il frotta son visage, son front puis sa tête jusqu’à la nuque. « Je
n’inventerais certainement pas quelque chose comme ça », dit Beppe.
« Ta parole n’est pas en
cause », répondit Fusco. « Luigi nous a raconté exactement la même
chose…
— Presque la même chose », corrigea Gaccione. Connaissant Luigi,
Beppe aurait parié que dans sa version des faits, il n’avait pas dégainé le
premier.
« Voilà pour la
description », continua Fusco. « Ça n’est pas tout. À ton avis, que s’est-il
passé?
— Sincèrement, je ne sais pas »,
dit Beppe. « Rien n’explique ce que nous avons vu. Les choses se sont
passées vite, mais la Chinoise elle-même avait l’air surprise de ce qui était
en train d’arriver.
— As-tu une idée de qui est cette
fille?
— Non, sinon qu’elle doit être l’une
des squatters du quartier. Ses vêtements me font croire qu’elle n’est pas sans-abri.
Je dirais donc qu’elle doit demeurer pas loin de la lisière du Centre-Sud.
— Est-elle une menace pour nous?
— Je ne sais pas ce que la fille a
fait, mais c’était d’abord défensif. Mon hypothèse est que, si nous les
laissons tranquille…
— Les laisser tranquilles? », s’exclama Gaccione.
« Nous n’avions jamais entendu
parler de ce groupe-là; si nous les laissons tranquille, je prévois un retour
au statu quo. »
Gaccione eut un ricanement
dégoulinant de mépris qui vint piquer l’orgueil de Beppe.
« Ce que Joe essaie de
dire », reprit Fusco, « c’est que je vous avais envoyé là-bas pour
une raison. Il y a beaucoup d’argent en jeu là-dedans. Joe ne peut pas prendre
de risque de retarder ses chantiers dans le Centre-Sud.
— Qu’est-ce que je dois faire?
— Ton plan n’a pas changé : tu
dois faire le ménage dans le quartier coûte que coûte. Rendre ça sécuritaire pour
nos travailleurs et nos clients.
— Je vois.
— Tu peux faire ça pour nous?
— Certainement. La première chose à
nettoyer devra être cette fille, alors. Qu’est-ce que je dois faire avec elle?
— Je ne veux pas le savoir »,
dit Fusco. « Si elle n’avait pas été là, tu n’aurais pas eu de problème.
Soustrais-la de l’équation et toi et tes gars vont pouvoir continuer votre
affaire. Puis Joe pourra continuer les siennes. »
Beppe songea que ses hommes n’allaient
pas apprécier – surtout Bruno qui, à l’entendre, avait rencontré le Diable
face-à-face cette nuit-là...
Fort heureusement, leur appréciation
n’était guère requise, seulement leur obéissance.