dimanche 27 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 293 : Comparution

Beppe attendait d’être reçu par M. Fusco dans le hall où l’ascenseur avait abouti. Quelqu’un d’autre aurait été stressé de comparaître devant l’un des hommes les plus puissants de La Cité – d’autant plus qu’il se doutait fort bien de quoi il voulait l’entretenir –, mais Beppe voyait la situation d’un autre œil. S’il avait été en véritable disgrâce, il n’aurait jamais reçu de convocation. Il aurait été accosté par un homme, peut-être même l’un des siens; les chances sont bonnes qu’il ne l’aurait pas remarqué avant qu’il ne soit trop tard. Une ou deux balles au torse, une à la tête, et tout aurait été fini…
Une seule chaise se trouvait sur place, au fond du hall. Elle était occupée par un homme que Beppe connaissait vaguement, un membre de la garde rapprochée de Fusco. Il leva les yeux de son journal lorsque Beppe arriva, puis il s’y replongea sans avoir dit un mot. L’homme n’était peut-être qu’un soldat, un garde du corps, mais il avait tout de même accès à l’oreille des gros bonnets du clan. Beppe choisit de maintenir ses distances. Il alla se positionner à l’autre bout du hall, devant la grande fenêtre qui offrait un panorama magnifique sur la Petite Méditerranée et le lac Prince dont la surface calme reflétait le soleil de midi.
On entendait parfois quelques paroles filtrer à travers l’une des portes du hall, sans toutefois pouvoir distinguer le moindre mot, seulement des pointes d’intensité qui laissaient deviner une conversation animée.
La porte s’ouvrit après un certain temps de silence de l’autre côté. C’était Luigi, le visage pâle.  « Hey, Beppe.
— Luigi… 
— M. Fusco veut te voir », dit-il en s’écartant pour laisser passer Beppe. Il sortit ensuite et referma la porte derrière lui.
Le panorama visible du bureau de M. Fusco était encore plus spectaculaire que celui du hall. La pièce se trouvait au coin de l’édifice, offrant une vue sur deux-cent-soixante-dix degrés. La décoration était luxueuse mais vieillotte, avec un mobilier de style européen, des reproductions de tableaux de maîtres, un grand tapis oriental… M. Fusco n’était pas seul : Joe Gaccione occupait un divan à lui seul, à moitié couché, à moitié assis, un ballon de cognac à la main malgré l’heure précoce.
« Beppe. Entre, entre! », dit M. Fusco avec son accent qui faisait sonner entre comme anntre au R roulé. « Merci d’être venu. » Beppe se contenta de répondre d’un mouvement de tête.
« Tire-toi une bûche », dit Gaccione.
« Je préfère rester debout », dit Beppe.
Gaccione haussa les épaules. « Comme tu veux.
— Comment s’est passé votre opération dans le Centre-Sud? », demanda Fusco.
M. Fusco était connu pour poser des questions dont il connaissait déjà la réponse. « Luigi vous a déjà tout raconté, j’en suis sûr… 
— Si tu savais ce qu’il nous a dit…. », répondit Gaccione.
« Reprends du début. »
Beppe s’exécuta, sans ajouter la moindre fioriture, sans plaidoyer pour être cru, simplement en relatant les faits : les premières évictions, le face-à-face avec la haie des sans-abris, épaulés par le jeune Tobin et ses hommes, contre toute attente… Il arriva ensuite à la raison probable de sa convocation. Il raconta la réaction impulsive de Luigi qui avait précipité un échange de coups de feu et la bizarrerie qui s’était ensuivie… Une jeune Chinoise nimbée de lumière déferlant en vagues, capable de souffler quatre hommes solides comme autant de fétus de paille.
 M. Fusco enleva ses lunettes à la fin du récit. Il frotta son visage, son front puis sa tête jusqu’à la nuque. « Je n’inventerais certainement pas quelque chose comme ça », dit Beppe.
« Ta parole n’est pas en cause », répondit Fusco. « Luigi nous a raconté exactement la même chose…
Presque la même chose », corrigea Gaccione. Connaissant Luigi, Beppe aurait parié que dans sa version des faits, il n’avait pas dégainé le premier.
« Voilà pour la description », continua Fusco. « Ça n’est pas tout. À ton avis, que s’est-il passé?
— Sincèrement, je ne sais pas », dit Beppe. « Rien n’explique ce que nous avons vu. Les choses se sont passées vite, mais la Chinoise elle-même avait l’air surprise de ce qui était en train d’arriver.
— As-tu une idée de qui est cette fille?
— Non, sinon qu’elle doit être l’une des squatters du quartier. Ses vêtements me font croire qu’elle n’est pas sans-abri. Je dirais donc qu’elle doit demeurer pas loin de la lisière du Centre-Sud.
— Est-elle une menace pour nous?
— Je ne sais pas ce que la fille a fait, mais c’était d’abord défensif. Mon hypothèse est que, si nous les laissons tranquille…
Les laisser tranquilles? », s’exclama Gaccione.
« Nous n’avions jamais entendu parler de ce groupe-là; si nous les laissons tranquille, je prévois un retour au statu quo. »
Gaccione eut un ricanement dégoulinant de mépris qui vint piquer l’orgueil de Beppe.
« Ce que Joe essaie de dire », reprit Fusco, « c’est que je vous avais envoyé là-bas pour une raison. Il y a beaucoup d’argent en jeu là-dedans. Joe ne peut pas prendre de risque de retarder ses chantiers dans le Centre-Sud.
— Qu’est-ce que je dois faire?
— Ton plan n’a pas changé : tu dois faire le ménage dans le quartier coûte que coûte. Rendre ça sécuritaire pour nos travailleurs et nos clients.
— Je vois.
— Tu peux faire ça pour nous?
— Certainement. La première chose à nettoyer devra être cette fille, alors. Qu’est-ce que je dois faire avec elle?
— Je ne veux pas le savoir », dit Fusco. « Si elle n’avait pas été là, tu n’aurais pas eu de problème. Soustrais-la de l’équation et toi et tes gars vont pouvoir continuer votre affaire. Puis Joe pourra continuer les siennes. »
Beppe songea que ses hommes n’allaient pas apprécier – surtout Bruno qui, à l’entendre, avait rencontré le Diable face-à-face cette nuit-là...
Fort heureusement, leur appréciation n’était guère requise, seulement leur obéissance.

dimanche 20 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 292 : Séance, 2e partie

Édouard s’attendait à ce qu’ils s’attablent tous les deux et qu’ils commencent la séance. Mais Félicia posa plutôt sur la table un carton sur lequel elle traça un grand cercle au pinceau. Elle se mit ensuite à l’enluminer d’une série de caractères, les mêmes que dans le manuscrit de Voynich. Pour Édouard, il s’agissait d’un charabia, mais les gestes précis de Félicia montraient plutôt qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. « Je commence à comprendre pourquoi le Ouija n’a jamais marché pour moi », lança-t-il à la blague après un long moment de silence. Félicia continua sans répondre, sans même donner de signe qu’elle avait entendu. Édouard décida d’aller s’asseoir au salon et d’éviter de la déranger davantage. Il fallut encore plusieurs minutes avant qu’elle ne dépose son pinceau et déclare : « C’est prêt! »
« Je n’arrive pas à croire que ça puisse marcher vraiment », dit-il alors qu’elle posait le plateau de Ouija au centre du cercle.
« Je ne sais pas encore si ça va fonctionner…
— Ah non?
— Non. C’est mon idée : mon procédé a besoin d’un dispositif pour faciliter la communication avec Hill. Quoi de mieux qu’un jeu de Ouija, conçu spécifiquement pour cela?
Ton procédé? 
— Tout ce qui touche à l’au-delà, c’est moi la spécialiste… Je suis responsable des plus grandes avancées dans le domaine depuis… Depuis toujours, en fait.
— Impressionnant », dit Édouard, sans trop savoir quoi penser de ces révélations.
Félicia, pour sa part, ne cachait pas sa fierté. « Plutôt, oui. En fait, je suis en train de me faire une réputation : celle qui fait reculer les limites de l’impossible. Je ne sais pas si ça va fonctionner… mais j’ai confiance. Let’s go. » Elle s’assit à table et invita Édouard à faire pareil. « Essaie d’entrer en état d’acuité autant que tu peux », ordonna-t-elle en fermant les yeux.
Malgré tout son temps à méditer comme un forcené, Édouard n’avait atteint ce qu’il présumait être cet état qu’à deux reprises. La première fois, c’était le jour où il avait trouvé Ozzy au milieu de la forêt; la seconde fois, lorsqu’il avait médité sans le savoir dans la zone radiesthésique… Après quoi il s’était réveillé à l’hôpital. Il ferma les yeux à son tour et tenta de retrouver la voie.
La voix de Félicia le tira de son effort. « Édouard? Je suis prête.
— Qu’est-ce que je dois faire?
— Pose les deux mains sur la flèche… Merci. Allons-y. Narcisse Hill. Narcisse Hill. M’entends-tu, Narcisse? »
Édouard était aux prises avec un double sentiment… D’une part, il ressentait la même excitation que lorsqu’il avait tenté le coup, encore adolescent; d’autre part, il était effrayé à l’idée d’invoquer l’entité qui avait brièvement possédé sa fille… « Narcisse Hill. Es-tu là? Narcisse Hill », scandait Félicia en boucle.
Édouard sursauta lorsque la flèche qu’ils tenaient à quatre mains darda soudainement vers le Oui de la planche. « Qui est là? », demanda Félicia avec un aplomb impressionnant. La flèche se mit à dériver vers le H, puis le I et le L. La flèche frémit ensuite, comme pour signaler le second L.
« Narcisse Hill… Es-tu mort? »
Édouard trouva la question pour le moins étrange. La flèche se dirigea très lentement vers le haut du plateau, à mi-chemin entre le Oui et le Non. « Peut-être?
— Chut », dit Félicia. « Tu connais Harré », continua-t-elle. C’était plus une affirmation qu’une question, mais la flèche glissa néanmoins vers le Oui. « Quel est son prénom? »
La flèche dériva vers le R à une vitesse d’escargot. Le visage de Félicia était si tendu qu’Édouard doutait qu’elle respirât. La flèche se dirigea ensuite vers le O, puis s’arrêta au M. Félicia ne posa pas d’autre question, attendant peut-être que la présence continue à épeler. Elle avait mentionné ce Harré lorsque Hill s’était exprimé pour la première fois à travers Alice… Elle l’avait qualifié de meurtrier. Édouard se demandait si ROM correspondait bel et bien à la réponse attendue. Elle demanda ensuite : « Quel est ton rapport avec Harré? »
La flèche se remit en mouvement à l’instant où elle finit sa phrase. Cette fois, elle alla sur P, puis E avant de s’arrêter sur N. La réponse la confondit. « PEN? 
— Peut-être qu’il veut une plume?
— Attendons… » Ils laissèrent les minutes passer, mais la flèche demeura immobile. « Hill, préférerais-tu écrire? » La flèche ne bougea pas plus. « J’ai une idée », dit Félicia. Elle remonta une manche et trempa son pinceau dans l’encre. Elle traça quelques caractères au niveau de son coude et un autre sur sa main. Celui-là, Édouard le reconnut : c’était le même qu’elle avait peint sur la joue d’Alice lorsqu’elle tentait de contacter Frank. Félicia déplaça le plateau de Ouija pour positionner son bras à sa place, au centre du Cercle, stylo en main.
Instantanément, la main de Félicia se mit à écrire à toute vitesse. En trois minutes la moitié du cercle était noirci de lettres serrées et stylisées. « Va chercher d’autres cartons dans la chambre des maîtres, vite! », s’écria-t-elle lorsque les écritures dépassèrent les trois quarts du cercle sans que le débit n’ait ralenti.
Édouard obéit sans hésiter. Une séance spirite et de l’écriture automatique? À ce rythme, il allait avoir personnellement expérimenté la totalité de son encyclopédie Les mystères de l’inexpliqué avant la fin de l’année…

dimanche 13 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 291 : Séance, 1re partie

À près d’un mois du temps des fêtes, Félicia ne s’attendait pas à pareille cohue au centre commercial. Le simple fait de stationner sa voiture lui coûta presque quinze minutes à errer dans des stationnements souterrains. Après quelques arrêts infructueux ici et là, elle trouva ce qu’elle était venue chercher – qui l’eut cru? – dans un magasin à grande surface.
Une file interminable l’attendait à la sortie. Seulement deux des dix caisses étaient ouvertes, l’une d’elles opérée par une femme qui croyait avoir tout le temps du monde. C’est elle qui traita l’achat de Félicia, non sans lui offrir un sourire moqueur. « C’est pour un cadeau », s’empressa-t-elle de préciser, sans trop comprendre pourquoi elle ressentait le besoin de se justifier auprès de cette inconnue.
En retournant à sa voiture, elle se dit qu’elle avait déjà atteint son quota de musique et de décorations de Noël pour l’année.
Elle arriva chez elle en catastrophe : un coup d’œil à l’horloge lui indiqua que, si son invité arrivait à l’heure, elle n’avait plus qu’une quinzaine de minutes devant elle. Elle déposa son achat sur la table de la cuisine et courut à l’étage. Elle se dénuda complètement, se sentit ici et là et jugea la situation acceptable. Elle enfila des sous-vêtements assortis puis une robe moulante bleue et noire. Elle grimaça en se regardant dans le grand miroir qui couvrait la porte intérieur de son walk-in. C’était… trop. En une seconde, la robe se retrouva par terre avec ses vêtements du jour. Elle regarda son inventaire, désespérée… Toutes ces guenilles, et rien à se mettre! Elle enfila à toute vitesse un ensemble pantalon-veston avec une blouse blanche. Encore insatisfaite, elle raccrocha le veston sur le cintre. Elle n’y était pas encore, mais presque. Elle déboutonna le haut de sa blouse et tenta de se convaincre que ça irait.
Elle redescendit plus vite encore qu’elle n’était montée. Elle rafraichit son maquillage devant le miroir de la salle de bain; après un moment d’hésitation, elle rajouta une touche de fard sur ses pommettes.
Elle sursauta en entendant la sonnette de l’entrée. Juste à temps! Elle prit deux profondes inspirations et se rendit au hall d’un pas calme.
« Bonsoir, M. Gauss », dit-elle.
« J’ai droit au monsieur, maintenant? », répondit-il pendant qu’elle lui faisait la bise. « Je n’ai rien amené, je ne savais pas trop… C’est nouveau pour moi, ces affaires-là…
— C’est parfait : j’ai déjà tout ce qu’il faut. Est-ce que je te sers un verre de vin?
— Ah? Euh, oui, pourquoi pas?
— Tu peux aller au salon. Je te rejoins dans un instant. »
Il le retrouva au fond de la pièce, détourné vers les grandes fenêtres qui donnaient sur la cour arrière. Était-il nostalgique de cette propriété qui, il y a peu, était encore la sienne? Il accepta le verre de rouge qu’elle lui tendit. « J’ai entendu dire que le déménagement au Maroc est remis?
— Oui », répondit Édouard. « Polkinghorne me l’a annoncé avant-hier. Je ne te cacherai pas que ça me soulage.
— A-t-il dit pourquoi? »
Édouard haussa les épaules. « Personne ne me dit jamais rien. Qui sait ce qui se trame au sommet du totem? » Ils échangèrent un sourire. « Alors? Est-ce qu’on s’y met? Comment on fait?
— Je viens justement de trouver un accessoire sur mesure », dit-elle en passant à la cuisine. Elle offrit le sac à Édouard. Il en sortit une boîte encore scellée.
« Un plateau de Ouija? Neuf? Je ne pensais même pas que ça se vendait encore! » Félicia ressentit à nouveau l’embarras qu’elle avait eu au passage à la caisse, bien qu’Édouard, lui, ne l’ait pas jugée… En fait, il semblait plutôt excité. « J’en avais un quand j’étais petit », continua-t-il. « Mes amis et moi, on essayait souvent. Mon frère nous traitait d’imbéciles. Ça n’a jamais fonctionné. Tu penses que ce jeu va nous permettre de contacter Hill?
— Ce que je sais, c’est que nous avons réussi à le faire une fois sans même essayer…
— À propos… Comment être certains qu’il ne nous possédera pas, comme il l’a fait avec Alice? Si tu te trouvais prise comme elle, je ne saurais pas quoi faire…
— Ne t’inquiète pas : je pense avoir trouvé comment nous protéger.
— Tu penses? » Édouard eut un petit rire nerveux.
« Je sais que si nous nous protégeons, tout en lui ouvrant la voie vers le plateau de Ouija, il pourra communiquer avec nous sans que nous ne soyons en danger. Es-tu toujours partant?
— Pourquoi moi? Tu ne serais pas mieux avec quelqu’un de plus… expérimenté?
— J’ai demandé ton assistance parce que tu étais là au premier contact. Peut-être que ta connexion avec la maison y est pour quelque chose? Mais si tu préfères que je trouve quelqu’un d’autre…
— En fait, je ne voudrais pas passer à côté de l’opportunité d’assister à une vraie de vraie séance spirite… », dit-il, ses beaux yeux pétillants d’intensité. « Je suis prêt n’importe quand! »
Et moi donc, pensa Félicia.

dimanche 6 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 290 : Ménages, 9e partie

Un flash de lumière apparut au moment précis où les deux détonations retentirent. Un point derrière James rayonnait assez intensément pour éclairer la rue comme en plein jour. Tobin tenta d’en discerner la source sans succès : en la fixant, il ne réussit qu’à s’éblouir davantage.
L’intensité diminua toutefois pour révéler la forme accroupie d’une jeune femme, les bras autour de la tête en un geste instinctif de protection. Elle était encore entourée de pans de lumière chatoyante qui ondulaient comme autant d’aurores boréales miniatures. Lorsqu’elle baissa les bras, à voir son expression, elle était la première surprise de ce qui venait de se produire. Tobin la reconnut : c’était une habituée du Terminus, une jolie asiatique dont il ignorait cependant le nom.
La surprise générale dura une seconde pendant laquelle les gens du Terminus autant que les gangsters qui les avaient menacés fixèrent la fille qui peinait à se relever sans trop savoir comment réagir. Puis, la seconde passa : le gangster qui avait tiré leva à nouveau son arme, la panique dans le visage. Cette fois, il visa la fille plutôt que James.
Avant qu’il n’ait tiré, la lumière dans laquelle la fille baignait déferla sur la rue comme une onde de choc. Les quatre gangsters furent soufflés plusieurs mètres plus loin, comme si un ouragan les avait pris à partie. La fille se mit alors à trembler, puis à vomir. Le spasme fut assez violent pour la faire tomber à genoux; le pauvre James reçut la majeure partie du premier jet. Chaque spasme qui la secoua par la suite créa une autre vague de lumière qui poussa les gangsters plus loin, tant et si bien qu’ils se retrouvèrent vite au-delà de leur voiture. À la première accalmie, ils se précipitèrent dans leur véhicule et s’enfuirent à toute vitesse.
La voiture disparut au détour du bloc avec un crissement de pneus. C’est à ce moment que le halo entourant la fille s’éteignit. Le retour au faible éclairage des feux après toute cette incandescence donnait l’impression qu’aucune nuit n’avait jamais été si noire.
La fille tenta de se relever une fois de plus, mais une nouvelle attaque de nausée la cloua au sol. Cette fois, elle vomit un torrent d’écume jaunâtre. « Venez m’aider! », ordonna Timothée. « Nous devons l’amener voir Madame au plus vite. »
Les gens du Terminus soulevèrent la fille comme un seul homme. La plupart des fidèle suivirent les porteurs jusqu’à l’intérieur. Tobin réalisa que ses mains tremblaient. Il se trouvait dans un drôle d’état. Ses oreilles bourdonnaient, son champ de vision était encore plein de points clignotants là où il avait fixé la fille pendant qu’elle rayonnait. Malgré cela, il se sentait calme, serein, comme si toute cette scène surréelle n’avait été qu’un rêve.
Rem et Djo s’approchèrent. « C’était quoi, c’t’affaire-là? », demanda Rem.
« De la magie », répondit Tobin, le plus sérieusement du monde. Rem ne sourcilla pas; Djo fit comme s’il s’attendait à ce qu’un punch line confirme que son boss blaguait. « La connaissez-vous, cette fille-là?
— Non », répondit Rem, « mais je me dis que je devrais.
— Elle est bad ass », dit Djo.
« Ouais. Mais surtout : y’a une méchante paire de totons après ça », dit Rem.
« Restez ici. Surveillez les accès à la place, au cas où ils reviendraient.
— Ah! », s’exclama Djo. « Les as-tu vu se sauver? Je ne pense pas qu’ils vont revenir!
— On ne sait jamais. Gardez les yeux ouverts! »
Tobin entra dans le Terminus à son tour. Il y régnait une atmosphère… sacrée. Les fidèles discutaient entre eux à voix basse; il n’était pas trop difficile de deviner de quoi ils parlaient… Vivre dans le Centre-Sud, impliquait de côtoyer le bizarre et l’inhabituel à tous les jours. Mais là, c’était à un tout autre niveau… On disait que Madame avait déjà fait trembler la terre, mais même cette fable n’avait aucune commune mesure avec le feu d’artifice dont ils avaient tous été témoins…
Martin montait la garde devant la porte arrière. Il s’écarta pour laisser Mike passer.
Chose rare, Tricane avait quitté son dais. Elle était penchée au-dessus du corps de la petite asiatique. Ses convulsions avaient cessé; elle semblait dormir paisiblement à même le sol. Timothée et Tricane souriaient de toutes leurs dents.
« C’est une naturelle », dit Timothée.
« Une naturelle de quoi? Qu’est-ce qu’elle a fait? » À voir sa réaction, Tim l’ignorait. Il tourna son regard vers Tricane.
« Elle a réussi à faire par elle-même ce que je veux que Timothée et toi deviennent capables d’accomplir : manipuler l’énergie radiesthésique du Cercle que nous raffinons à chaque oraison… 
— Ben bravo, je comprends mieux maintenant », ironisa Tobin. « Au moins c’est une bonne chose?
— Très bonne », répondit Tricane. « Très, très bonne… Et attend de voir la suite! » Elle éclata d’un rire caquetant.
« C’est quoi son p’tit nom, à elle?
— Au début, elle disait qu’elle s’appelait Megan », dit Tim. « Mais elle nous a dit son vrai nom. C’est, heu, Azal… Non, Aizna… En fait, je ne suis pas trop certain. Je ne l’avais jamais entendu ce nom-là avant…
— Mettons Megan », conclut Tobin.