dimanche 29 janvier 2017

Le Nœud Gordien, Épisode 455 : Failles, 2e partie

« Passons aux choses sérieuses », dit Tobin en se levant. L’envie de tordre le cou de Fusco séance tenante ne manquait pas. Maintenant qu’il était fusionné aux Trois, c’était lui aussi qu’on avait enlevé, torturé, assassiné. Mais avant de prendre sa revanche, il voulait comprendre.
Il s’insinua plus profondément dans la brèche spirituelle de l’homme. « Tu vas répondre à toutes mes questions. Pas de niaisage : tu me fais absolument confiance. Tu fais ce que je te dis.
— Oui, dit Fusco d’une voix traînante, comme s’il était à moitié endormi.
— Bon. Pourquoi tu t’acharnes sur nous autres? » Fusco fit non de la tête, la confusion peinte sur son visage. « Crache, bonhomme. »
Sans hésiter, Fusco tourna la tête et cracha littéralement sur le tapis. Ouais. Ça sera pas aussi facile qu’on croyait, pensa Tobin.
Il croit encore que tu es Marco, suggéra la voix de Timothée. ‘Nous autres’ réfère à…
Ça va, professeur, j’ai compris. « Qu’est-ce que tu as contre les gens du Centre-Sud
— Ils nous ont coûté beaucoup d’argent.
— À part toi, c’est qui, nous?
— Joe Gaccione. Mon associé. Tant que les rues grouillent de pouilleux, personne ne voudra acheter dans le quartier. C’est pourquoi il fallait faire un bon ménage. Puis vous vous êtes butés à cette sorcière. Il fallait l’éliminer. »
Tobin serra les dents. « Continue.
— C’est tes partenaires et toi qui ont eu le contrait. Tu connais la suite : on vous a retrouvés, lobotomisés. Les médecins n’ont pas été capables de dire ce qui vous était arrivé. Moi, je le savais : c’était encore cette foutue sorcière. Alors j’ai dit à Joe : oublie tes plans pour le Centre-Sud. Je ne suis pas un homme superstitieux, mais justement : ce n’est pas de la superstition lorsqu’on a la preuve sous les yeux. Persister aurait été stupide.
— Et après? »
Fusco haussa les épaules. « C’est resté comme ça un moment. Puis, un gars est venu cogner à ma porte. Il disait tout savoir sur le gang du Terminus. J’ai cru que j’aurais peut-être une nouvelle chance. 
— Ah ouais? C’était qui, ce gars-là?
— Un certain Rémi Bélanger. Il… » Rem!? Qui parle à Fusco? Le tabarnak. Sous le choc, Tobin ne capta pas le reste de la phrase, ni le début de la suivante. « …donc qu’elle n’était pas la seule à détenir pareils pouvoirs. C’est grâce à lui que nous avons appris que ces sorciers n’étaient puissants que dans le Centre-Sud, pour je-ne-sais quelle raison… Mais vu que l’enjeu de tout cela a toujours été le quartier, ces nouvelles informations n’ont fait que confirmer ma décision. 
— Qui d’autre est au courant, à propos des sorciers?
— Je ne voulais pas qu’on dise de moi qu’une petite Chinoise et ses amis clochards m’avaient fait reculer. À part Beppe et Joe, qui le savaient déjà, je n’en ai parlé à personne. À part ma femme. »
Tobin tressaillit. Ces dernières paroles exhumèrent un souvenir lointain. Abel n’avait-il pas mentionné madame Fusco, alors qu’ils étaient attablés dans son garage, avant que les jeunots se lancent dans leur assaut foireux? Comment avait-il pu l’oublier?
Il est vrai qu’à ce moment, Tobin souffrait encore de son incomplétude. De grands pans de sa vie demeuraient inaccessibles; il avait par ailleurs souvent été confondu par le caractère irréel de son quotidien, jusqu'à ce qu’il joigne la Trinité. Il était plausible que les détails de cette conversation aient été brouillés par l’intensité des événements qui avaient suivi.
À tout le moins, il touchait maintenant au but. « Quel est le lien entre ta femme et Abel Laganà?
— Ma femme me conseille depuis toujours. Récemment, elle s’est mis dans la tête de prendre plus activement part à ma business. » Il passa une paume sur son crâne en soupirant. « Tout ça, c’est à cause de Mélanie Tremblay. Lorsque ma femme a appris que sa rivale de toujours était à la tête de ce qui reste du clan Lytvyn, elle a décidé qu’il était temps de faire plus que donner son opinion. J’ai commencé à lui confier davantage de responsabilités, et j’ai mis quelques hommes à son service.
— Laganà?
— Oui. Il ne lui a pas fallu longtemps pour tout gâcher… Elle refuse de me dire ce qui s’est passé. Pourquoi ses hommes sont tous morts. »
Tobin haussa le sourcil. « Et tu acceptes ça? »
Fusco remonta ses lunettes. « Je ne suis pas capable de lui dire non. Elle est ma seule faiblesse… Je n’ai eu d’autre choix que d’étouffer cette affaire. »
Le cœur de Tobin battait à tout rompre. Les Trois avaient les réponses à toutes leurs questions. La responsabilité de Fusco s’avérait au final périphérique. Il avait rendu possible le calvaire de Martin… Mais il ne l’avait pas ordonné. Il n’en avait pas même eu conscience.
« Un instant, dit Fusco. Est-ce que les deux dossiers sont mêlés? Les sorciers et Laganà?
— Ne pense pas à ça. En fait, tu vas oublier toute cette conversation. On est cool, toi et moi. » Tobin s’insinua plus profondément dans la faille de Fusco, puis il mit son cerveau à off.
Le caïd s’affaissa sur sa chaise. Quelques secondes plus tard, il ronflait déjà.
Les Trois devaient maintenant décider de la suite.
C’est grâce à Fusco que Tobin avait pu, de son vivant, mener ses affaires en marge du clan Lytvyn. Face à son innocence – dans ce dossier, à tout le moins –, Tobin aurait été enclin à repartir sans lui infliger d’autre châtiment que celui qui ne manquerait pas de s’abattre sur son épouse.
Les manigances de cette femme avaient enlevé à Aizalyasni le père de son enfant. Œil pour œil, dent pour dent, homme pour homme : elle considérait que la mort de Fusco ne serait que justice.
Martin, qui pourtant était celui qui avait le plus souffert, suggérait une solution somme toute miséricordieuse. Il voulait qu’on implante dans l’esprit de Fusco la volonté de se réformer. Qu’il se livre à la police, qu’il déballe tout ce qu’il savait sur la pègre de La Cité!
Ce fut cette dernière position qui rallia les Trois.
Le cas de Fusco étant réglé, il fallait maintenant s’occuper de la véritable responsable. Et de ce Judas qui lui avait livré Martin sur un plateau d’argent…

dimanche 22 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 454 : Failles, 1re partie

Tobin partageait son temps entre l’Agora, le Terminus et la Petite-Méditerranée. Lorsqu’il traînait au Café Buzzetta, ses anciens collègues – enfin, ceux de Marco Kotzias – semblaient le considérer davantage comme un convalescent que comme un soldat de l’organisation Fusco. On l’accueillait comme un frère, on lui payait café, ouzo ou grappa, mais on ne le mêlait pas aux affaires courantes. Il ne s’asseyait jamais à la table de Pops pour parler business; lorsque celui-ci s’adressait à Marco, c’était accoudé au bar, pour parler de la pluie et du beau temps.
Tobin ne souffrait pas d’être ainsi écarté, au contraire : il profitait de son temps en marge pour explorer les pensées des mafieux. De fil en aiguille, il disposait maintenant d’un portrait complet des effectifs liés au café et, dans une moindre mesure, du reste de La Cité. Malheureusement, aucun d’eux n’avait été impliqué dans l’enlèvement et la séquestration odieuse de Martin. Il en était venu à la conclusion qu’il était temps d’enquêter sur la garde rapprochée du clan Fusco.
Les têtes pensantes ne se mêlaient pas à la racaille; les chefs préféraient passer par des intermédiaires comme Pops pour coordonner leurs forces. Il aurait été difficile pour Marco de rencontrer M. Fusco, à moins d’avoir d’excellentes raisons… Mais c’était sans compter le nouvel outil dont il disposait. En sachant comment infléchir le cours des pensées d’autrui, il n’avait plus à convaincre personne.
Plus les paramètres sont précis, plus l’opération est facile, disait Olson. Tobin se contenta donc d’implanter dans la tête de Pappas l’importance capitale de lui organiser une rencontre avec Fusco. Deux jours plus tard, Marco était convoqué à son quartier général.
On le fouilla à l’entrée, mais c’était sans importance. Sa vraie arme, c’était l’énergie magique qu’Aizalyasni et Martin acheminaient jusqu’à lui.
On le guida jusqu’à l’antichambre de Fusco, au dernier étage. Il fut quelque peu surpris d’y trouver Guiseppe Cipriani.
« Marco, dit-il en étreignant Tobin.
— Beppe.
— Content de te revoir, dit-il avec une tiédeur qui contredisait ses mots. Comment va Melissa?
— Oh, tu sais… Pas trop mal…
— Je l’ai croisée l’autre jour, elle magasinait.
— Ah ouais?
— Oui. Je lui ai demandé de tes nouvelles. Elle m’a dit qu’elle ne t’avait vu qu’une seule fois, et encore, que c’était elle qui t’avait couru après. »
Marco avait été très près de sa sœur Melissa, mais Tobin n’avait jamais eu l’intention de prendre sa place et de vivre sa vie – autrement que pour servir ses propres projets. Il haussa les épaules. « Si tu savais comment elle m’a engueulé, cette fois-là… Ça m’a enlevé l’envie de recommencer. Pour l’instant. »
Beppe le scruta un instant, dubitatif. Puis il haussa les épaules à son tour. Se doutait-il de quelque chose? Si loin du Centre-Sud, lire les pensées demandait un certain effort qui ne passerait pas inaperçu. Avant qu’il ait pu trouver une occasion de le faire discrètement, la porte de Fusco s’ouvrit.
« C’est l’heure », dit le garde du corps en lui montrant le chemin. Beppe lui emboîta le pas.
Fusco était assis derrière un bureau antique. Sans lever les yeux, il fit signe à Tobin de prendre place. Il obéit; Beppe, quant à lui, resta debout juste derrière.
Fusco continua à jouer de la plume pendant au moins trois minutes, après quoi il dit : « Bon. Marco Kotzias. Notre revenant.
— Monsieur Fusco. Merci d’avoir accepté de me rencontrer.
— Pops a beaucoup insisté. Il m’a dit que tu voulais me parler de… Pommes pourries. »
Tobin n’avait rien dit de tel; il s’était contenté de demander l’audience. Il se souvenait des explications d’Olson à propos de l’implantation de pensées : son esprit va imaginer les détails. Tu ne sais jamais ce qu’il va inventer de son côté.
Cipriani prit le relais, forçant Tobin à se tordre sur sa chaise pour l’avoir dans son champ de vision. « Paraît que tu penses que la frappe contre Abel Laganà, et ce qui vous est arrivé, à Bruno, Luigi et toi, c’est relié. »
Fuck. Ça… il aurait préféré que Pops garde cette conversation pour lui. Il avait lancé cette théorie pour secouer la cage pendant qu’il tâtonnait pour trouver des failles dans la loyauté des hommes de Fusco. Au final, il y avait bel et bien un lien : les Trois se trouvaient derrière ces deux événements.
« Marco… », continua Beppe, en pressant sur ses épaules. « Pourquoi t’intéresses-tu au cas de Laganà? »
Le contrôle de la situation lui glissait des mains. « Monsieur Fusco, dit-il, est-ce que je peux vous parler seul à seul? »
Profitant du fait que Beppe lui tournait le dos, Tobin connecta avec le relais magique. Énergisé, son esprit partit à la rencontre de celui de Fusco. Les tests d’Aizalyasni lui avait permis de trouver la faille dans l’esprit de James, par laquelle elle pouvait changer ses idées; celle de Fusco s’avéra autrement plus difficile à trouver. Il réussit néanmoins à s’y insinuer. Seul à seul, souffla-t-il directement à l’esprit de Fusco. C’est important.
« Laisse-nous », dit Fusco à Beppe.
La pression sur les épaules de Tobin disparut d’un coup. Cipriani s’éloigna sans cacher son air dubitatif, mais sans discuter non plus. Il sortit en fermant la porte derrière lui.

dimanche 15 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 453 : À un cheveu

« Daniel! Attends! »
La vaste cage d’escalier avala l’appel de Pénélope et le laissa sans réponse. Les pas de Daniel résonnaient à un rythme fou, des toc toc toc réverbérés qui évoquaient la vitesse de ses entraînements les plus intenses. Pourquoi s’enfuyait-il ainsi vers les étages supérieurs de l’Agora?
Les muscles de Pénélope n’étaient pas moins optimisés que celui de son partenaire. Elle se lança à sa poursuite en sautant plusieurs marches à la fois avec la foulée d’une gazelle. Le temps qu’elle arrive au cinquième, Polkinghorne, qui s’était lancé à la suite de Daniel en même temps qu’elle, dépassait à peine le quatrième.
Elle émergea dans un petit entrepôt de fortune. Des caisses de denrées non périssables et quelques meubles étaient entassés le long des murs, mais Daniel ne se trouvait nulle part en vue. Elle tendit l’oreille et capta un bruissement sur sa gauche. Le son la conduisit devant une porte en train de se refermer. Elle l’emprunta et déboucha sur le toit de l’édifice.
Daniel se tenait sur la corniche, le bout des pieds dans le vide, sa longue chevelure battue par le vent des hauteurs. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fabriquer dans cette position précaire?
Elle remarqua qu’il pleurait. Un frisson lui parcourut l’échine. C’était la toute première fois qu’elle le voyait verser des larmes – elle aurait presque pu croire qu’il s’était débarrassé de cette fonction biologique en même temps que ses mauvaises odeurs ou sa pilosité importune.
Elle comprit alors son cri déchirant, sa fuite éperdue. Son désespoir s’avérait bien plus profond qu’elle l’aurait supposé. « Ne saute pas, je t’en prie! 
— Je n’en peux plus, dit-il entre deux sanglots. C’est encore pire qu’avant…
— Descends, s’il te plaît. »
Daniel lorgna le vide devant lui pendant que Pénélope retenait son souffle. Mais il finit par redescendre de la corniche. Pénélope soupira son soulagement et se précipita sur son homme pour l’enlacer. C’est à ce moment que Polkinghorne arriva, haletant comme un chien. Il dut percevoir la détresse l’un, l’effroi de l’autre : Il eut le bon sens de demeurer en retrait.
« Bon Dieu, Daniel… Allais-tu sauter?
— Oui », répondit-il, et le sang glaça dans les veines de Pénélope. « Mais je savais… Je savais que tu m’en empêcherais.
— Je ne te laisserai jamais tomber, mon amour », dit-elle en resserrant son étreinte. 
Il fit non de la tête, traversé par une nouvelle vague de larmes. Elle fronça les sourcils. Doutait-il de sa sincérité?
« Non, non, dit-il comme s’il avait entendu la question. J’ai vu ce moment sombre, je t’ai vu me suivre, je t’ai vu m’arrêter… Dix fois, vingt fois, trente fois!
— Que veux-tu dire? » Elle se désengagea de leur étreinte. « Tu l’as vu… Avant que je le fasse? »
Il fit oui de la tête. « Comme un rêve qui se répète sans cesse. Suis-je en train de le vivre pour vrai cette fois, ou suis-je encore en train de l’imaginer? » Il jeta un nouveau regard du côté de la rue. Pénélope lui saisit le poignet, craignant qu’il s’y lance d’un geste plus décisif. « Ce n’est plus un seul engrenage qui est cassé dans ma tête. C’est toute la machine. Je ne me reconnais plus… Je ne suis même plus l’ombre de l’homme que tu aimes. »
Toutes les tensions qu’avait subies leur couple au cours des dernières semaines, toutes les répliques tranchantes qu’ils s’étaient lancées, les déceptions, les chicanes, les silences orgueilleux, tout cela semblait bien mesquin face à la profondeur du désarroi de son homme. Pénélope ne se sentait pas moins désarmée.
Daniel lui chuchota à l’oreille : « Aurais-tu l’amabilité de me laisser t’examiner, un instant? »
Elle eut le temps de lui jeter un regard interloqué avant d’entendre Polkinghorne prononcer la même phrase, mot à mot. 
Ce n’était donc pas une illusion. Daniel entrevoyait le futur.
Interprétant leur silence comme un acquiescement, Polkinghorne se mit à examiner sa chevelure comme s’il lui cherchait des poux. « C’est ce que je pensais », dit l’homme après quelque temps. Il isola un cheveu de Daniel et l’arracha d’un mouvement sec. « Un cheveu blanc. »
Chez n’importe quel autre homme de son âge, l’étrangeté aurait été de ne pas en trouver davantage. Mais ils étaient tous les trois conscients que chaque aspect du corps du Maître avait été sciemment choisi pour l’approcher de la perfection. Ce cheveu, c’était bien plus qu’un signe de vieillissement : c’était le symptôme le plus tangible que quelque chose clochait chez lui.
« Comment?, demanda Pénélope, résumant en un mot les mille questions qui s’entrechoquaient dans sa tête.
— Vous avez amplement entendu parler de Tricane, offrit Polkinghorne. Au début, je croyais qu’elle était simplement fêlée. Après sa rupture avec les Seize, lorsque nous avons voulu la remettre à sa place, j’ai personnellement pu constater qu’elle disposait de pouvoirs pour le moins surprenants. Et aussi – surtout – d’une tête de plus en plus blanche. Voyez-vous, depuis Harré, cheveux blancs et metascharfsinn vont de pair. Je crois sincèrement que c’est ce dont il est question, ici. Confusion, détresse, clairvoyance… Ne manquait plus que ceci », conclut-il en montrant ce qu’il tenait entre ses doigts. « Tout y est. »
Un silence lourd s’ensuivit. Puis, tout à coup, le visage de Daniel s’éclaira. « Il y a un remède!? »
Polkinghorne toussota. « Je, heu, oui, j’allais le dire. Longtemps avant que Tricane devienne renégate et anathème, Gordon l’a gardée sous son aile. Apparemment, il aurait inventé une sorte de cure pour l’aider à penser plus clairement…
— Il y a un remède!, répéta Daniel. Je sais quel est mon problème, et il existe un remède! Je vais aller mieux! »
Pénélope sourit pour cacher son inquiétude. Après tout, penser plus clairement n’était pas la même chose qu’être guéri… Il ne lui restait qu’à espérer que la déclaration de Daniel soit une prophétie plutôt qu’un simple espoir.

dimanche 8 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 452 : Échaudée

« Qu’est-ce qui s’est passé?
— Qu’est-ce qu’il a dit?
— Écartez-vous!
— Est-ce qu’on a besoin d’une ambulance?
— Mais laissez-le parler! »
Félicia se trouvait dans l’œil du cyclone, immobile au milieu d’une tempête de mouvements et de paroles. Elle était stupéfaite, sans savoir si elle devait agir, incapable de déterminer comment agir.
Elle semblait être la seule à avoir compris ce mot que Gordon avait prononcé en pointant le père Van Haecht. Harré. Voulait-il dire que c’était Harré qui avait saboté la Joute? Ou qu’il avait possédé Van Haecht, comme son clin d’œil le laissait croire?
Si c’était bien Harré qui s’enfuyait par l’ascenseur, elle aurait dû se précipiter à sa suite, l’arrêter avant qu’il ne s’échappe.
Pourquoi, alors, demeurait-elle figée au milieu du brouhaha? Qu’était devenue la femme déterminée, courageuse, qui avait couru sans hésiter jusqu’au sommet du Hilltown en flammes?
C’était la témérité de cette femme qui l’avait conduite à outrepasser ses capacités. Une erreur qui avait failli lui être fatale.
Échaudée, elle se retrouva paralysée en ce moment crucial, à attendre que son Maître ait fini de s’époumoner, espérant qu’ensemble, ils sauraient quoi faire.
Alors que la toux de Gordon se calmait enfin, un « Non, non non! » paniqué retentit de l’autre côté de la pièce. C’était Daniel Olson, en train de s’arracher les cheveux à deux mains. « Pas encore! », ajouta-t-il avant de s’élancer vers l’escalier, ajoutant une couche de confusion à la scène. Interloqués, Vasquez et Polkinghorne se précipitèrent à sa suite.
Gordon réussit enfin à se remettre sur pied. Ses yeux larmoyants étaient injectés de sang; un filet de salive coulait de son menton. « Ça va, ça va aller, dit-il entre deux toussotements.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé!?, demanda Latour.
— Je l’ignore, répondit Gordon d’une voix éraillée.
— Est-ce que je peux faire quelque chose?
— Merci, Berthold. Mais non. Je suis fatigué – la Joute m’a complètement drainé.
— Qui a gagné?, demanda Avramopoulos.
— Mais on s’en fout! », s’écria Félicia. Malaise.
« Je vous l’avais dit que ce procédé était dangereux, rappela Mandeville. Je dois vous examiner, Arthur et toi.
— Ce ne sera pas nécessaire, répondit Gordon.
— J’insiste.
— Plus tard. Pour l’instant, je dois me reposer. Félicia, amène-moi à ta chambre, s’il te plaît. »
Elle l’aida à marcher jusqu’à l’ascenseur. Elle appuya sur le bouton à répétition, mais les portes ne s’ouvrirent pas. Elle avait l’impression que tout le monde la regardait. « Serais-tu capable de prendre l’escalier? » Gordon acquiesça. Le temps de se rendre à son pied-à-terre, le Maître avait retrouvé une bonne part de sa contenance habituelle.
« Je ne suis pas folle? Tu as bien dit Harré? », demanda-t-elle dès que la porte fut refermée. Ils étaient seuls, mais elle ressentait tout de même le besoin de chuchoter.
Gordon hocha la tête, circonspect.
« Qu’est-ce que ça veut dire?
— Il a pris le contrôle de Van Haecht. »
La confirmation de ce qu’elle avait craint lui fit tourner la tête. Son cœur, sa respiration, le flot de ses pensées, tout s’accéléra. « Il faut avertir les autres, et vite!, dit-elle, la main sur la poignée de la porte.
— Non. C’est notre gâchis. C’est à nous de le réparer.
Notre gâchis?
— N’en parle à personne, point à la ligne.
— Es-tu devenu inconscient, ou quoi? C’est de Harré dont il est question. Harré! En liberté! Dans La Cité!
— Ce n’est pas une suggestion, ou une discussion : c’est un ordre.
— Mais…
— Pas de mais. Tu as juré de m’obéir. Respecte ta promesse. » Son ton était dur, sans appel. « Laisse-moi. Reviens dans une demi-heure. Nous parlerons stratégie. » Gordon s’affaissa sur le matelas gonflable, puis il ferma les yeux.
Abasourdie, Félicia sortit sans rien dire.
Il fallait reconnaître que Gordon n’avait pas tort : c’était aussi son gâchis. Elle était la seule qui aurait pu empêcher Harré de s’enfuir. Au moment crucial, elle avait hésité. Elle se détestait de l’avoir laissé filer, de ne pas s’être ressaisie à temps, de ne pas avoir pris l’initiative d’ameuter toute l’assemblée.
Tout le tort créé par Harré serait sur sa conscience. Elle avait le devoir de lui mettre le grappin dessus. Mais comment?
Elle passa les minutes suivantes à échafauder un argumentaire pour convaincre Gordon d’avertir les autres. En cours de route, toutefois, elle eut une idée… Un moyen de débusquer Harré sans contrevenir à ses promesses.

dimanche 1 janvier 2017

Le Nœud Gordien, épisode 451 : Harré

Pendant que la porte de l’ascenseur se refermait devant lui, Harré eut tout juste le temps de reconnaître la fille de ses visions, l’une des pièces de l’impossible puzzle qu’il avait composé avant que les Seize le rattrapent et le tuent. Il lui fit le même clin d’œil que lors de leur première rencontre, à Zurich, alors qu’il n’était qu’un fantôme.
Mais il n’était plus un fantôme…
Il avait perçu la faille et saisi l’occasion. Il avait suivi le fil d’Ariane, et retrouvé un corps.
Après tout ce temps prisonnier, d’abord de son propre filet de sûreté, puis d’un espace vierge dans la tête d’un autre, il se retrouvait en proie à une explosion de sensations et d’émotions mélangées. Confusion. Détresse. Exaltation.
Mais cette explosion signalait son retour à la corporalité. Et le début de la fin…
« Est-ce que ça va, papa? », demanda le plus jeune des deux garçons qui l’avaient évacué. Harré se contenta de hocher la tête. Sa bouche était pâteuse, sa langue lourde.
« Qu’est-ce qui t’es arrivé? », demanda l’autre, pétri d’inquiétude.
« Plus tard, répondit-t-il d’une voix rauque. Sortez-moi d’abord d’ici… » Il l’avait tout de suite ressenti : il s’était réveillé entouré de Maîtres.
Dès que les portes s’ouvrirent sur le rez-de-chaussée, le plus jeune s’élança vers la sortie en déclarant : « Je vais chercher la voiture! »
Harré s’appuya sur l’autre pour tenter de se relever. Ses jambes étaient faibles, mais il réussit à se maintenir debout, le temps d’un pas chancelant. Le deuxième fut déjà plus assuré. Il sursauta en entendant un ding derrière lui. La porte de l’ascenseur, entravée par le fauteuil roulant, s’était rouverte automatiquement. Chaque fois qu’elle échouait à se refermer, elle émettait le même son de cloche. Ding! Il clopina jusqu’à la rue au rythme des dings répétitifs, craignant à chaque instant que les Maîtres l’aient démasqué, qu’ils se lancent à ses trousses.
La voiture vint le cueillir dès qu’il mit le pied dehors, un véhicule spacieux à la carrosserie futuriste qu’il avait parfois entrevue dans ses visions. Ce n’est pas futuriste : c’est le présent, se dit-il. J’y suis, maintenant.
« On va où?, demanda le conducteur.
— Loin. Vite. »
Le garçon obéit sans hésiter. Il attendit de s’être éloigné de plusieurs coins de rue pour demander : « Et maintenant?
— À notre hôtel, peut-être?, suggéra l’autre.
— Non, répondit Harré, catégorique. Je dois faire… quelque chose. Urgent. Trouvez-moi un endroit sûr. Et ne parlez pas à personne d’ici là!
— Même pas Arie?
— Non, répondit-il à l’aveuglette. Personne. C’est d’une importance capitale!
Les deux garçons échangèrent un regard. « Papa… Tu nous fais peur », dit le plus vieux
« Je vous expliquerai plus tard. Faites-moi confiance. »
Il ferma les yeux et fit mine de se recueillir; les garçons n’insistèrent pas.
Ses "fils" lui trouvèrent une chambre d’hôtel en deux temps, trois mouvements. Une fois seul, il put prendre la pleine mesure de sa nouvelle réalité.
Le feu d’artifice émotionnel avait eu le temps de se calmer quelque peu. Harré découvrit dans la glace son nouveau visage. Il portait les traits d’un homme tout à fait ordinaire, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid. Il trouva un portefeuille dans ses poches. À en croire ses cartes d’identité, il avait usurpé la chair d’un certain Arthur Van Haecht.
Harré devait maintenant s’assurer de se l’approprier définitivement. Il chercha la metascharfsinn… Mais il ne trouva rien.
Panique. Il avait défié la mort afin de compléter son œuvre. Mais comment pourrait-il l’accomplir, sans sa magie?
Après un instant, il se ressaisit. Réapprendre à respirer lui avait pris cinq secondes; marcher, une minute. Après tout ce temps désincarné, était-ce si surprenant qu’il doive reconquérir une à une ses anciennes capacités?
Il passa en simple acuité, puis, de fil en aiguille, au prix d’un certain effort, il retrouva le chemin vers l’état de conscience supérieur qu’il avait découvert. Son esprit s’ouvrit comme une fleur de lotus au lever du jour.
Sourire aux lèvres – comment ne pas sourire, dans cet état si merveilleux? –, il étendit sa conscience jusqu’à ce qu’elle recouvre toute la ville.
Ce qu’il découvrit le fit éclater de rire. Comme il l’avait déjà deviné, il se trouvait dans La Cité. Non seulement son Cercle s’y trouvait toujours, mais quelqu’un en avait ouvert un autre. Qui? Impossible de le savoir : la metascharfsinn lui offrait la clé du futur, mais le passé demeurait à jamais hermétique. Il découvrit également que la ville fourmillait d’initiés. La plupart étaient concentrés en un point, là où il s’était réincarné… Il allait devoir se montrer prudent.
Il fut consterné de réaliser que cette brève exploration avait suffi à l’épuiser. Jadis, avant sa mort, il avait pu maintenir la suracuité indéfiniment. Il ne lui restait qu’à espérer qu’une part de son endurance revienne vite.
Il lui restait tout juste l’énergie de jeter un coup d’œil sur le futur. Il détacha sa perception de maintenant pour voir après... Allait-il enfin réussir à accomplir son plan?
« NON! »
Ses sens se butèrent à un mur opaque. Quelque part dans le futur proche, quelqu’un allait réaliser un procédé pour brouiller sa perception. Ironie du sort, c’était dans La Cité qu’il avait expérimenté pour la première fois ce blocage… Narcisse et Jean-Baptiste avaient réussi à le surprendre, à le capturer, à lui extorquer ses secrets. Au final, Harré les avait gagnés à sa cause, mais il aurait suffi que la balle lui crève un organe plutôt qu’un muscle pour mettre fin à ses grandes ambitions. Il y avait de quoi le rendre nerveux.
On frappa à la porte. « Ça va, papa? Aart t’a entendu crier… »
Harré frotta son visage à deux mains. Il aurait tant voulu se trouver encore en metascharfsinn! Il se sentait si infirme! D’un autre côté, son sourire fou et son regard fiévreux n’auraient pas manqué d’avertir ses "fils" que quelque chose ne tournait pas rond avec leur père. Il valait mieux profiter du subterfuge le temps qu’il se remette pleinement sur pied. Il leur ouvrit la porte et leur fit signe de s’asseoir.
« Alors?, demanda l’un.  
— Qu’est-ce qui s’est passé durant la Joute?, demanda l’autre.  
Harré leur annonça, avec une expression consternée : « Ce qui m’a terrassé… Ce n’était pas un accident. Nous avons été trahis. Désormais, nous ne pouvons plus faire confiance à qui que ce soit... »