dimanche 15 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 300 : Contrat, 3e partie

Tricane en surprit plus d’un en apparaissant dans la salle commune du Terminus. Elle ne sortait de ses quartiers que pour les oraisons, et même ses occasions se faisaient plus rares maintenant qu’elle tenait une autre sorte de cérémonial à l’arrière-scène de son repaire.
Toutes les têtes se tournèrent vers elle lorsqu’elle alla s’asseoir sur son dais. Certains voulurent l’approcher pour s’entretenir avec elle ou simplement toucher ses vêtements pour la chance, mais elle leur signala de garder leur place d’un mouvement de la main.
« Gianfranco », dit Tricane une fois assise. « Que me vaut l’honneur de cette visite? »
Les gens regardèrent autour d’eux sans comprendre. Certains suivirent le regard de Madame pour trouver à qui elle s’adressait; il s’agissait d’un homme encapuchonné assis à même le sol, serrant ses genoux contre sa poitrine. Il était inconnu des gens de la place, mais rien ne le distinguait des autres visiteurs occasionnels qui se joignaient parfois aux habitués le temps d’une oraison – ceux-là plus nombreux depuis l’arrivée de l’hiver.
Tricane continua de le fixer jusqu’à ce qu’il réagisse. Au bout d’un long moment, il dit : « Peut-on parler en privé, toi et moi? »
Tricane ne se souciait plus de préserver les secrets des Seize, mais elle préférait ne pas risquer d’éventer les siens. Elle acquiesça et fit un large geste, puis les regards fixés sur elle ou Espinosa se détournèrent.
« Que viens-tu de faire? », demanda-t-il, une pointe de surprise transperçant sa façade stoïque, trahissant son émoi : elle venait d’accomplir un procédé complexe en deux secondes, au milieu du Cercle de Harré.
« J’ai fait en sorte que les non-initiés ne nous voient et ne nous entendent plus », répondit-elle en haussant les épaules comme si rien n’était. « Tu rôdes dans les environs depuis quelques jours », dit-elle, le surprenant encore. « Dans le Cercle, ton énergie te rend visible comme une torche au milieu de la nuit. Que viens-tu faire ici?
— Tu dois le savoir, ça aussi.
— Je veux que tu me le dises.
— Je fais une faveur à quelqu’un.
— Ah! Quel bel euphémisme. Faire une faveur… Tu veux dire m’éliminer. » Espinosa déglutit avec peine, mais il ne répondit pas. « Et qu’ai-je fait pour mériter cela?
— Tu as été déclarée anathème. C’était unanime. »
Contre toute attente, Tricane ressentit un pincement au cœur. Elle avait imaginé que Gordon refuserait de se joindre à une chasse aux sorcières.
Espinosa poursuivit. « Croyais-tu que personne ne réagirait au meurtre de Kuhn?
— Pah! Vous pensez que je l’ai assassiné? Kuhn est mort parce qu’il était trop faible pour endurer ce qu’il m’a fait vivre! », explosa-t-elle. « Tout ce que j’ai fait, c’est lui appliquer le même procédé que celui qu’il m’a fait subir. Deux minutes plus tard, il s’arrachait déjà les cheveux. Je parierais qu’il n’a pas passé la nuit avant de vouloir en finir… Et pourquoi personne n’a réagi lorsqu’il me l’a fait, à moi? A-t-il été accusé de quoi que ce soit? Nooooooon. Tricane, c’est un cobaye, une femme jetable, un sacrifice à la quête de connaissance. Rien de grave, hein? »
Espinosa était aussi immobile qu’une statue. « Pratiquer devant des non-initiés serait déjà raison suffisante », dit-il après un moment.
« Toi et moi, nous faisions une bonne équipe de lieutenants dans la Joute. Va-t-en… Pars et je ne t’inquiéterai pas tant et aussi longtemps que tu te tiendras loin de mon domaine. »
Espinosa fit mine de réfléchir, puis il hocha la tête et se leva. Il se dirigea vers la porte d’un pas lent, les mains dans les poches. Tricane n’avait nullement besoin d’être prophète pour voir sa feinte pour ce qu’elle était : il se préparait à tenter le tout pour le tout.
En effet, lorsqu’il passa au point le plus rapproché du dais où Tricane était assise, il fit volte face en tirant un pistolet de sa poche. Mais Tricane était prête : avant qu’il n’ait levé son arme, Espinosa reçut de plein fouet une boule d’énergie qu’elle projeta de ses mains. Il s’effondra comme un sac de ciment, vidé de son énergie magique. Le Cercle allait encore s’agrandir…
Avant qu’elle n’ait eu le temps de se réjouir, Tricane détecta un mouvement à la périphérie de son champ de vision. Elle eut à peine le temps de se retourner avant qu’une détonation retentisse et qu’un impact la fasse basculer du dais. Une douleur atroce la foudroya.
Elle tenta de se relever, mais l’un de ses bras refusa de répondre. Elle réussit tout juste à rouler sur le côté.
La douleur et l’adrénaline venaient distordre ses perceptions… Elle aperçut une ombre se découper du fond du Terminus, une silhouette qui s’approchait en lui parlant… Elle ne distinguait qu’un grondement sourd, pas les mots ou même le timbre de la voix.
« Hoshmand! », dit-elle en le reconnaissant, lorsqu’il fut arrivé à deux mètres d’elle. Elle entendit un marmonnement qui ressemblait à Oui, Hoshmand pendant qu’il levait son arme vers elle.
Espinosa n’était pas venu seul, et Hoshmand, quoique privé de sa magie, n’était pas moins initié. Le procédé ne l’avait pas affecté.
Depuis qu’elle avait cessé de prendre les herbes de Gordon, une stricte discipline mentale avait permis à Tricane d’explorer les profondeurs de la metascharfsinn sans s’y perdre. Contrairement aux autres initiés, ses méditations ne servaient plus à approfondir son état d’acuité, mais à le restreindre. En panique totale, elle abattit toute les barrières qui maintenaient son esprit à flot. Il ne lui restait qu’un seul espoir : que sa réaction instinctive soit aussi efficace que celle d’Aizalyasni lorsqu’elle s’était trouvée dans la même situation.
Un second coup de feu retentit dans le Terminus.

dimanche 8 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 299 : Contrat, 2e partie

Espinosa n’aurait pas été surpris d’entendre Avramopoulos retirer son offre à la dernière minute, question de tourner le fer dans la plaie comme il en avait le secret. Il fut on ne peut plus surpris lorsque le vieux maître se mit au travail avec diligence et sans le moindre chichi.
L’opération fut plus courte qu’il l’avait imaginée. Il avait jonglé avec des dizaines de possibilités au fil des ans pour recréer la partie qui lui manquait, mais ces pistes impliquaient des procédés si longs et complexes qu’ils n’étaient pas réalisables par un homme seul… et impliquer quelqu’un d’autre, c’était l’exposer au courroux d’Avramopoulos, qui avait juré que quiconque rendrait son pénis à Espinosa le regretterait longtemps. Le Maître disposait toutefois d’un atout irremplaçable : il avait préservé l’organe dans un bocal, submergé dans une substance qui avait maintenu son intégrité malgré sa séparation du corps qui l’avait vu naître.
Espinosa douta jusqu’au dernier moment, mais lorsqu’il se releva de la table du laboratoire d’Avramopoulos, il était bel et bien redevenu entier. « C’est maintenant à toi de remplir ta part du marché.
— Bien sûr », dit Espinosa, un peu déçu des sensations qu’il avait entre ses jambes : il se sentait moins… différent que ce qu’il avait prévu.
« Quand vas-tu passer à l’action?
— Très bientôt.
— J’espère », ajouta Avramopoulos. « Je m’attends à des résultats rapides. »
Espinosa n’avait pas remarqué à quel point Avramopoulos semblait nerveux… Quelque chose habitait son regard lorsqu’il le sommait de respecter son contrat… Il avait peur. Voilà pourquoi il avait cessé ses manigances. Cet échange de faveurs était pour lui une façon de retrouver un sentiment de sécurité. Pendant un instant, il fut tenté de s’enfuir et le laisser se débrouiller seul. Il acquiesça plutôt à sa dernière remarque avant de s’en aller.
La tentation de faire quelque chose avec son membre retrouvé était grande… Mais il ne se faisait pas d’illusion : la personne avec qui il aurait voulu perdre sa virginité ne voudrait plus jamais de lui. Et l’idée de la remplacer par une professionnelle avait quelque chose d’ignoble. Il décida donc de remettre à un autre jour son accession à la sexualité pour se concentrer sur la part du contrat qu’il devait livrer. S’il devait y rester, il allait mourir puceau… Mais à tout prendre, il prévoyait survivre et jouir un autre jour.
Ses préparatifs furent courts : il se vêtit de noir, assembla son matériel – ses armes, mais aussi de quoi camper au froid pendant quelques jours de planque – et partit pour le Centre-Sud au beau milieu de la nuit.
Selon Hoshmand, Tricane avait fait du Terminus de la vieille-gare son quartier-général. Si c’était vrai, il s’agissait d’une bonne nouvelle : la grande place était un rêve d’assassin. Le bâtiment se trouvait au centre d’une aire ouverte, presque sans obstructions ni cachettes potentielles. De plus, il était encerclé de bâtiments à trois étages, parmi les plus anciens de La Cité, chacun offrant une vue sur une large portion de la place en-dessous.
Ces appartements vétustes grouillaient de squatters. Le premier défi d’Espinosa fut donc d’accéder aux toits sans être vu : il était plus sage de présumer que quiconque habitait là pouvait avertir Tricane. La chance lui sourit : un escalier de secours rétractable avait été laissé en position basse. Il put donc accéder aux toits sans même devoir pénétrer dans un immeuble.
Une fois en haut, il monta son camp dans un recoin à l’abri des regards. Il s’était équipé pour survivre au froid hivernal, mais les environs étaient loin d’être aussi froids qu’il l’avait anticipé. Il déboutonna sa veste et attendit le lever du soleil, son fusil chargé à portée de la main.
Deux jours plus tard, Tricane ne s’était toujours pas montrée.
À tout le moins, Espinosa était à peu près certain qu’elle se trouvait bien là… Mike Tobin patrouillait les environs avec deux de ses hommes, surveillant les allées et venues des gens qui passaient par le Terminus… Qu’un gangster de la banlieue nord – le neveu du dernier initié de Tricane – flâne avec les paumés du Centre-Sud ne pouvait pas être une simple coïncidence.
Au troisième jour, il décida qu’il en avait vu assez. À défaut d’avoir aperçu sa cible, ses jours de surveillance lui avaient appris beaucoup sur la routine entourant le Terminus. S’il ne pouvait pas cueillir Tricane à distance, il allait devoir procéder autrement… Au risque de finir comme Hoshmand – ou, pire encore, Kuhn – Espinosa allait devoir affronter la sorcière anathème sur son propre terrain.

dimanche 1 décembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 298 : Naturelle, 2e partie

« Hey! Tu t’en vas où, comme ça? »
Aizalyasni sursauta. Après plusieurs jours dans l’atmosphère sereine – quoique austère – du Terminus, bercée matin et soir par les oraisons, affronter le monde extérieur l’effrayait un peu. Dans ce cas-ci, elle n’avait aucune raison de l’être : c’était monsieur mignon qui l’avait interpellée à la sortie.
« Je l’ai dit à Madame. Je dois aller en ville », lança-t-elle à toute vitesse, le cœur battant. « Je ne serai pas partie longtemps. »
Monsieur mignon haussa les épaules, comme pour souligner qu’il n’avait rien demandé. « Je viens avec toi.
— D’accord », répondit-elle en replaçant une mèche derrière son oreille. « Mais… tu ne dois pas surveiller le Terminus?
— Mon partenaire va s’occuper du Terminus. Moi, je vais m’occuper de toi. »
Aizalyasni se sentit rougir comme une écolière. Après avoir couché avec des tas de mecs sans trop sourciller, c’était étrange qu’elle soit tant affectée par celui-là…
« On n’a jamais été présentés… Moi, c’est Rem », dit-il. « Toi, je pense que c’est Aisaya…
— Mes amis m’appellent Nini », coupa-t-elle avant qu’il ne massacre son nom encore plus.
« Je m’excuse, j’ai jamais entendu ce nom-là avant…
— Je suis habituée.
— C’est quoi déjà?
— Ai-zal-ya-sni. C’est Malaisien.
— Aizalyasni. Je vais m’en souvenir! »
Pendant qu’ils traversaient la place du Terminus, Aizalyasni remarqua que l’attitude des gens envers elle avait changé. Ils l’observaient maintenant avec révérence, avec amour même… Ces gens-là avaient pour elle le sentiment que Madame lui inspirait. Ils voyaient quelque chose en elle… Quelque chose qu’elle ne parvenait pas encore à saisir… ou à croire complètement.
Rem et elle cheminèrent vers son squat, marchant côte-à-côte, Aizalyasni savourant le moment tout en ce demandant ce qui se passait dans la tête du charmant jeune homme. C’était peut-être son isolement des derniers jours qui brouillait sa perception, mais elle eut l’impression que chaque coin de rue était plus froid que le précédent. Lorsqu’ils arrivèrent chez elle, elle était toute grelottante. « Je t’attends ici », dit Rem. « Habille-toi chaudement. Tu n’as rien vu encore… »
Elle vivait dans un édifice mieux aménagé que la plupart, aux serrures fonctionnelles et aux fenêtres grillagées. Elle monta à sa chambre sur la pointe des pieds. Elle n’avait pas envie de croiser l’un ou l’autre de ses colocataires. Elle avait une relation cordiale mais distante avec chacun; elle n’avait aucune envie de répondre à leurs questions à propos des deux dernières semaines.
Elle fut contente de trouver sa porte de chambre encore cadenassée. Une fois à l’intérieur, elle prit quand même la peine de vérifier dans son garde-robe que sa collection de chaussures – son péché mignon – était toujours intacte. Elle décida que la double liasse qu’elle avait reçue exigeait qu’elle s’en achète une nouvelle paire aujourd’hui. Elle fourra ensuite tous ses vêtements chauds dans un sac marin dans l’idée de l’attraper à son retour. Elle enfila finalement l’anorak que Szasz lui avait acheté l’an dernier durant sa convalescence. C’était le vêtement d’hiver le plus isolant qu’elle n’ait jamais porté. Lorsque Rem et elle se remirent en marche, elle ne grelottait déjà plus.
Juste avant d’arriver au boulevard St-Martin, elle réalisa qu’elle n’avait pas rêvé le refroidissement progressif : plusieurs centimètres de neige recouvraient la plupart des surfaces. L’hiver semblait bien installé dans La Cité… même si Aizalyasni était à peu près certaine qu’autour du Terminus, le mercure n’avait jamais même flirté avec le zéro.
Rem parut amusé par sa surprise. « Je sais que nous ne sommes pas supposé parler de ça…
— Quoi, ça?
— Ben… ça », répondit Rem en désignant tout le décor. « Votre genre de magie… » Sous-entendait-il que Madame était responsable du microclimat? À bien y penser, c’était sans doute l’explication la plus plausible. « C’est quand même impressionnant! », ajouta-t-il. « Bon! Te voilà de retour à la civilisation. Moi, il va falloir que je retourne au Terminus. Tu vas être correcte pour le reste du chemin?
— Oui, oui.
— T’es cool, Aizalyasni », dit Rem en prenant soin d’articuler chaque syllabe. « Faudrait qu’on fasse quelque chose, un de ces quatre. As-tu un téléphone? »
Le commentaire se voulait léger, mais la bouffée de chaleur qu’il suscita chez Aizalyasni lui fit presque penser que l’anorak n’était pas une si bonne idée après tout. Elle acquiesça en bafouillant, puis ils se séparèrent après avoir échangé leurs numéros, laissant Aizalyasni aux prises avec cent mille spéculations, à déconstruire leurs échanges et à rêvasser sur la suite... Elle était tant plongée dans ses pensées qu’elle ne remarqua pas la camionnette qui avait tourné le coin à toute vitesse avant qu’elle ne s’arrête à sa hauteur. En cinq seconde, sa porte latérale s’était ouverte et quatre mains puissantes l’avaient tirée, puis était repartie sur les chapeaux de roues.

dimanche 24 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 297 : Naturelle, 1re partie

Aizalyasni ouvrit une fois de plus les yeux sur les murs délabrés d’une des sections à l’arrière du Terminus, là où les fidèles n’étaient pas admis en temps normal. Ses couvertures la réchauffaient tout de même assez bien, mais le nuage de vapeur qui se condensait à chaque souffle exhalé signalait que le mercure continuait sa chute entamée ces derniers jours.
Elle se redressa et lissa ses cheveux autant qu’elle le put avec ses doigts. « Tu as bien dormi? » Aizalyasni sursauta : elle avait cru être seule, mais Madame sortit de l’ombre, une tasse à la main, puis s’avança vers elle en clopinant.
« Ça va, ça va », répondit-elle, toujours intimidé par cette femme, et encore plus par l’attention qu’elle recevait désormais de sa part. Sa voix était encore graveleuse, usée par toutes les régurgitations des derniers jours.
« Des nausées? »
Elle fit non de la tête. Pour la première fois en dix jours, elle ressentait seulement un vague haut-le-cœur sans commune mesure avec les jours précédents. Si elle évitait les mouvements brusques et les odeurs trop fortes, elle avait confiance qu’elle pourrait s’en sortir sans se rendre malade. Il était temps!
Madame lui tendit son infect breuvage; elle le but d’une traite, sans hésiter. Elle tira ses couvertes tout contre elle. Sa brève exposition à l’air ambiant avait drainé d’un coup toute la chaleur qu’elle avait conservée toute la nuit. Elle lui redonna la tasse vide avec un sourire faible.
« Tu veux discuter de quelque chose avec moi. » Une fois de plus, Madame visait dans le mille, comme si elle avait lu ses pensées. C’était une bonne chose qu’elle aborde le sujet : Aizalyasni doutait qu’elle eut trouvé le courage de le faire elle-même.
« Je suis reconnaissante de ce que vous avez fait pour me guérir…
— Mais…?
— Cela fait plus d’une semaine que je suis absente de mon travail. Je ne me fais pas d’illusion : ils ne voudront plus de moi. Je…
— Ah! C’est l’argent qui te préoccupe? Tiens », dit Madame en fouillant dans les replis de ses vêtements. Elle en sortit un rouleau de billets tenus en place par un élastique; elle ne continua pas moins sa recherche jusqu’à ce qu’elle en trouve un autre. Elle les tendit à Aizalyasni avec un sourire. « Tiens : celui-là est pour toi. Tu peux envoyer l’autre à ta mère.
— Non! Non! », dit Nini, catastrophée. « Je voulais dire que je devais une explication à mon employeur. Si je veux me trouver un nouvel emploi, je…
— Je veux que tu gardes cet argent. Tu as mieux à faire que travailler pour des misères… »
Aizalyasni regarda les liasses qu’elle avait entre les mains. Elle n’avait pas tenu autant d’argent depuis qu’elle avait tourné la page sur la prostitution. Elle ne savait que faire : d’une part, elle voulait honorer le cadeau de Madame… D’autre part, l’accepter lui faisait perdre la face : cela revenait à reconnaître qu’elle avait voulu qu’on lui donne de l’argent en premier lieu.
Madame perçut peut-être son conflit intérieur. Elle lui caressa la joue avec un sourire. Sa main était rude et calleuse, mais le mouvement tendre. « Allez! Toutes les princesses ont besoin d’une fée marraine.
— Merci. Je dois quand même aller en ville… », dit-elle, hésitante : elle craignait que Madame ne le lui refuse.
« Très bien. Je veux que tu comprennes que tu es précieuse pour moi, mais tu es libre d’aller et venir à ta guise.
— Je comprends… » Aizalyasni se releva prudemment. « Je vais y aller, alors. Je serai de retour pour l’oraison de ce soir. » Le moment de l’oraison était devenu précieux, vital à ses yeux. Les sensations agréables qu’elle ressentait durant les séances de groupe s’étaient décuplées depuis qu’elle était passée à l’arrière-scène, sous l’œil attentif de Madame… Presque chaque fois, elle réussissait à faire apparaître une étincelle entre ses paumes, tandis que Timothée ne réussissait qu’une fois sur cinq. Mike Tobin, celui qu’elle appelait le chef, n’avait pour sa part jamais réussi.
Aizalyasni était déterminée à découvrir les mystères de cette puissance inouïe qu’elle portait en elle. Elle était retournée aux études dans l’espoir d’améliorer sa situation. Le destin avait voulu qu’elle trouve un autre genre d’école… Et elle avait la ferme intention de savoir quel genre de diplôme elle pourrait décrocher au final.
 « Fais bien attention », dit Madame pendant qu’Aizalyasni s’éloignait. « Regarde des deux côtés avant de traverser la rue. »
La jeune femme lui sourit avant de passer du côté de la salle commune du Terminus.

dimanche 17 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 296 : Contrat, 1re partie

Gianfranco Espinosa sortit de sa rencontre hebdomadaire avec Mélanie Tremblay avec l’impression que les choses allaient pour le mieux. Elle s’était montrée hésitante quant à sa position de leadership durant les premiers mois, mais c’était avant qu’ils aient trouvé ensemble la direction à donner à l’ex-organisation Lytvyn. Ils s’étaient attelés à la tâche de la couper une fois pour toutes de sa rue native. Si Mélanie était peu encline à faire fortune grâce au sexe ou à la drogue, elle était sans pareille pour le blanchiment d’argent ou le trafic d’influence. Le jour où il pourrait lui passer une fois pour toutes les rênes de son organisation approchait de plus en plus. Il lui tardait de quitter cette ville où un simple moment d’inattention pouvait créer un contrecoup capable de démolir un hôtel centenaire… Maintenant que Gordon lui avait offert son anneau, plus rien ne le retenait ici. Il pourrait continuer ses études avec un nouveau Maître, et ainsi se rapprocher de la réalisation du Grand Œuvre. Il ne lui restait que quelques dossiers à boucler et…
« Hey, as-tu du change, man? », demanda une voix derrière lui alors qu’il approchait de sa voiture, garée sur la cinquième rue. Le ton et l’accent étaient familiers… Il se retourna pour trouver Eleftherios Avramopoulos, adossé contre un mur de béton.
« Tu n’es pas supposé être au Maroc? », demanda Espinosa.
«  Les plans ont changé », dit l’homme d’un ton qui n’invitait pas la réplique. « Tu as une minute? »
Espinosa ne répondit pas, se contentant de lui tourner le dos en fouillant ses poches à la recherche de son trousseau de clé.
« Bon, bon. Tu ne veux pas me parler. D’accord. Contente-toi de m’écouter. J’ai une faveur à te demander. » Espinosa fit jouer la clé dans la serrure. Avramopoulos ajouta : « S’il te plaît. »
Espinosa interrompit son mouvement. Il n’avait pas le souvenir d’avoir déjà entendu Avramopoulos s’adresser à lui ainsi. « Je t’écoute », dit-il en se retournant. Il croisa les bras, dubitatif.
« J’ai une mission pour toi. Tu es l’homme le mieux placé pour l’accomplir. Enfin, à part Hoshmand, mais tu sais ce que je veux dire… »
Espinosa laissa le silence s’alourdir. « Tu sais où je veux en venir », conclut Avramopoulos après un moment.
« Je veux te l’entendre dire.
— Quelqu’un doit s’occuper de Tricane. Maintenant.
— Et pourquoi est-ce soudainement une urgence? Depuis le début de l’été qu’elle…
— C’est ton statut qui a changé. Pas elle.
— Quoi?
— Maintenant que tu n’es plus avec Gordon, il ne peut pas t’empêcher de prendre ce contrat…
— Gordon a déclaré Tricane anathème, comme tous les autres.
— Je connais Gordon mieux que toi. Acquiescer devant les autres, c’est une chose. Il n’aurait jamais laissé quelqu’un tenter quelque chose de définitif contre son ancienne protégée.
— Bref, tu as peur de t’occuper de Tricane. Tu voudrais que je fasse comme Hoshmand et que je prenne les coups à ta place...
— Veux-tu me faire cette faveur, oui ou non?
— Non. Il y a des choses qu’une simple faveur ne peut pas acheter. Tes problèmes ne sont pas mes problèmes », répondit-il en lui tournant le dos à nouveau. Il ouvrit la portière, décidé à le laisser se dépêtrer seul.
Il entendit Avramopoulos grogner derrière lui. « Attends. J’ai quelque chose que tu veux… »
Espinosa figea sur place. L’allusion était claire. Il se retourna, incrédule.
« Tu m’as bien compris. La tête de Tricane contre ton… engin. La farce a assez duré. »
Espinosa n’en crut pas ses oreilles. Il avait cessé de croire que ce jour viendrait. Mais l’offre valait-elle la peine de risquer son acuité, ou même sa vie?
« J’accepte. À une condition.
— Laquelle?
— Je veux être payé d’avance. »
Avramopoulos hésita un instant pendant lequel le cœur d’Espinosa menaça d’exploser. « Entendu », dit finalement Avramopoulos en tendant la main à Espinosa. Celui-ci hésita à son tour, après quoi il la lui serra à contrecœur.

dimanche 10 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 295 : Cartons

Gordon attendait Félicia en faisant un peu de ménage dans son laboratoire caché sous le terrain vague de la soixante-seizième rue, le même où il avait libéré Édouard de ses compulsions.
Somme toute, il n’y avait pas grand-chose à ranger; la majeure partie de son matériel était répartie dans une demi-douzaine d’autres lieux semblables, loin des regards indiscrets, en plus de ses deux laboratoires principaux – celui où il entretenait son Nœud tentaculaire ainsi que l’autre où il produisait le composite O en quantité toujours grandissante…
Le bruit métallique de la grande trappe annonça l’arrivée de Félicia. Il lui laissa le soin de découvrir le chemin jusqu’à lui, ne l’appelant qu’au moment où une lumière apparut dans le cadre de la porte sans gonds déposée à l’entrée du laboratoire. « Je suis ici! »
Elle fit presque tomber la porte en essayant de l’écarter. Elle travaillait d’une seule main, son autre tenant son téléphone. Elle avait allumé le flash en continu pour éclairer son chemin. Elle portait à l’épaule un sac de plastique épais, décoré d’un logo que Gordon ne connaissait pas.
« C’est… intime », dit-elle, les yeux plissés pour s’acclimater à l’effusion de lumière qui l’accueillait après son passage dans l’obscurité.
« C’est bien peu », répondit Gordon, « mais c’est ce dont j’ai besoin. »
Gordon examina Félicia. Elle avait le sourire facile et le regard pétillant... Gordon savait peut-être pourquoi… Son anneau d’or lui avait révélé une nouveauté inattendue, mais qui renforçait son impression que le destin jouait en sa faveur… Félicia Lytvyn et Édouard Gauss étaient en relation l’un avec l’autre. La pépite de Harré ne permettait pas de déterminer la nature précise de leur rapport, mais ce que Gordon connaissait de la nature humaine – et de Félicia Lytvyn – rendait certaines options plus probables que d’autres…  
« Tu as l’air de bonne humeur », lança Gordon. Félicia lui répondit par un sourire en déposant son sac. Gordon joua la carte de celui-qui-sait-tout… dans le but d’en apprendre davantage. « Qu’est-ce que tu penses d’Édouard Gauss? », demanda-t-il à brûle-pourpoint. Félicia hésita un instant, peut-être pour déterminer s’il sous-entendait que sa bonne humeur et Édouard étaient reliés. Sa réaction aurait constitué tout au plus un indice… Si elle ne s’était pas mise à rougir en même temps.
À sa décharge, une fois l’instant passé, elle retrouva son flegme et répondit d’un ton détaché : « Je n’ai pas eu beaucoup de contacts avec lui après son initiation. Je pense qu’il a du potentiel, mais il faudra plus de temps pour voir… Il en est encore à ses débuts… Avais-tu un plan pour la leçon d’aujourd’hui? 
— Bien sûr », dit Gordon en la laissant changer de sujet, satisfait de ce qu’il avait appris.
« Parce que j’ai peut-être quelque chose de prioritaire à traiter…
— Ah oui? Quoi donc?
— Tu n’en croiras pas tes yeux… »
Elle sortit un carton plié en quatre de son sac qu’elle déploya sur la table. Elle n’avait pas menti : le sang de Gordon ne fit qu’un tour. Le carton était couvert d’inscriptions occultes, mais avant qu’il ne lui serve les remontrances de circonstance – se balader avec du matériel écrit était une infraction grave aux principes de la grande trêve –, il remarqua que les caractères employés n’étaient pas ceux auxquels il était habitué. En regardant de plus près, il eut le choc de constater qu’ils étaient écrits en français. Même la géométrie des figures avait un style inédit…
« Où as-tu trouvé cela?
— Dans l’au-delà. Rien de moins.
— Quoi?
— J’ai communiqué avec l’impression lucide d’un certain Narcisse Hill, qui se présente comme le dernier disciple de Khuzaymah.
— Une impression lucide? De quoi parles-tu? » Le cœur de Gordon voulait lui défoncer la poitrine.
Félicia lui raconta sa séance spirite et comment elle avait invité Hill à habiter son bras pour écrire ce message. Gordon pensa qu’elle était folle d’avoir tenté cette opération inédite toute seule… tout en reconnaissant son génie d’y être parvenu.
En étudiant la masse d’information que Hill avait communiquée – le carton que Félicia lui avait montré n’était que le premier d’une série de cinq –, Gordon eut la certitude qu’il tenait enfin le moyen d’accomplir l’impossible évoqué par Harré…

dimanche 3 novembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 294 : Post-traumatique

Aizalyasni émergea de l’inconscience pour être accueillie par un intense malaise. Son bas-ventre était noué par une nausée atroce qui, elle le sentait, menaçait de s’aggraver au premier faux mouvement. Elle demeura rigoureusement immobile, le sang battant aux tempes, sur une corde raide faite de ses propres tripes, jusqu’à ce qu’elle s’évanouisse à nouveau.
Des sons diffus la réveillèrent après une durée indéterminable. Elle ouvrit les yeux pour en chercher l’origine. Leur surface était recouverte d’une pellicule muqueuse, mais elle reconnut tout de même des indices clairs qu’elle se trouvait au Terminus. Des pinceaux de lumière filtraient à travers la peinture opaque des baies vitrées.
Elle sursauta lorsqu’elle entendit quelqu’un lancer : « Elle a bougé! » La voix provenait d’un point non loin de là, mais elle paraissait grondante, déformée, comme si Aizalyasni avait la tête dans l’eau. Elle tenta de se redresser, mais elle fut aussitôt submergée par un tourbillon de vertiges qui la forcèrent à retomber en position couchée. Deux paires de mains la rattrapèrent juste avant qu’elle ne percute les cartons bruns sur lesquels on l’avait couchée. Elle roula sur le côté et dégueula trois jets liquides, de la même couleur qu’un jaune d’œuf. Elle retomba dans sa position initiale, les yeux fermés, un peu moins nauséeuse, comme si elle avait vomi une part de son malaise. « Fuck », dit la même voix qui l’avait fait sursauter.
Aizalyasni voulut parler, lui répondre, s’excuser et poser une question simultanément, mais elle ne réussit qu’à gémir. « Repose-toi, ça va bien aller », dit une voix douce, familière, réconfortante. Timothée.
Peu après, on la souleva comme on l’avait déposée; quelqu’un pressa quelque chose contre ses lèvres. Elle ouvrit la bouche sans réfléchir. C’était une sorte de tisane infecte, au goût amer, herbeux et très corsé. Elle l’avala sans plaisir, mais sans résister non plus. Chaque gorgée chassa une couche du brouillard qui confondait son esprit. Une fois la tasse finie, elle eut l’impression d’être vraiment réveillée pour la première fois. Elle ouvrit enfin les yeux, cette fois sans aggraver son état.
Elle fut surprise de découvrir qu’une quinzaine d’habitués du Terminus l’entouraient, tous silencieux. Timothée était à sa gauche, la tasse vide dans une main; Vinh et Gary se tenaient au premier rang. Même le chef était là. Tout le monde la regardait d’un air… Particulier. Les yeux des uns étaient émerveillés, les autres tendus, sur leur garde. Mais pourquoi…?
En se posant la question, elle trouva la réponse. On lui avait tiré dessus. L’évocation du souvenir eut une réaction immédiate : sa respiration et son pouls s’accélérèrent, elle se couvrit de sueur froide, son corps entier se crispa… Mais plus troublant encore, elle se souvint des lumières qui l’avaient entourée, des vagues inexplicables de mouvement qui avaient apparemment radié d’elle… L’évocation de ces phénomènes inexpliqués menaça de la faire glisser encore plus loin dans la panique post-traumatique.
C’est à ce moment que les fidèles s’écartèrent pour révéler la présence de Madame qui avançait vers elle, appuyée sur l’épaule de Martin. Comme toujours, sa seule présence fit beaucoup pour calmer Aizalyasni. « Laissez-nous », dit-elle. Tous sauf Martin et Timothée passèrent du côté de la salle commune. « Aizalyasni », dit Madame. « Je suis si fière de toi! Comprends-tu ce que tu as fait, avant-hier? »
Elle voulut dire « Non, Madame », mais sa gorge ne produisit qu’un son rauque. Elle fit plutôt non de la tête.
Madame tira quelque chose de sa poche et le montra à Aizalyasni. C’était un petit cône cuivré à la pointe arrondie. « Cette balle a été tirée, mais elle n’a jamais percuté quoi que ce soit. »
Aizalyasni ne savait pas quoi faire de cette information; elle ne dit rien. Madame continua. « Je crois que c’est toi qui l’a arrêtée en plein vol. C’est le destin qui a voulu que tu prennes une balle, afin qu’un jour tu arrêtes celle-là et que tu révèles ta nature véritable… »
Sa nature? De quoi parlait-elle? Aizalyasni n’aurait pas osé manquer de respect à Madame en lui posant une question directe, mais elle fronça néanmoins les sourcils. Madame lui fit un sourire chaleureux malgré toutes ses dents manquantes. « Toi et moi, nous sommes pareilles à bien des égards. Nous avons été utilisées et abandonnées, détruites puis reconstruites; ce qui devait nous détruire nous a rendu plus fortes. » Madame fit une pause, toujours souriante, avant d’ajouter : « Toi et moi, nous allons changer le monde! »

dimanche 27 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 293 : Comparution

Beppe attendait d’être reçu par M. Fusco dans le hall où l’ascenseur avait abouti. Quelqu’un d’autre aurait été stressé de comparaître devant l’un des hommes les plus puissants de La Cité – d’autant plus qu’il se doutait fort bien de quoi il voulait l’entretenir –, mais Beppe voyait la situation d’un autre œil. S’il avait été en véritable disgrâce, il n’aurait jamais reçu de convocation. Il aurait été accosté par un homme, peut-être même l’un des siens; les chances sont bonnes qu’il ne l’aurait pas remarqué avant qu’il ne soit trop tard. Une ou deux balles au torse, une à la tête, et tout aurait été fini…
Une seule chaise se trouvait sur place, au fond du hall. Elle était occupée par un homme que Beppe connaissait vaguement, un membre de la garde rapprochée de Fusco. Il leva les yeux de son journal lorsque Beppe arriva, puis il s’y replongea sans avoir dit un mot. L’homme n’était peut-être qu’un soldat, un garde du corps, mais il avait tout de même accès à l’oreille des gros bonnets du clan. Beppe choisit de maintenir ses distances. Il alla se positionner à l’autre bout du hall, devant la grande fenêtre qui offrait un panorama magnifique sur la Petite Méditerranée et le lac Prince dont la surface calme reflétait le soleil de midi.
On entendait parfois quelques paroles filtrer à travers l’une des portes du hall, sans toutefois pouvoir distinguer le moindre mot, seulement des pointes d’intensité qui laissaient deviner une conversation animée.
La porte s’ouvrit après un certain temps de silence de l’autre côté. C’était Luigi, le visage pâle.  « Hey, Beppe.
— Luigi… 
— M. Fusco veut te voir », dit-il en s’écartant pour laisser passer Beppe. Il sortit ensuite et referma la porte derrière lui.
Le panorama visible du bureau de M. Fusco était encore plus spectaculaire que celui du hall. La pièce se trouvait au coin de l’édifice, offrant une vue sur deux-cent-soixante-dix degrés. La décoration était luxueuse mais vieillotte, avec un mobilier de style européen, des reproductions de tableaux de maîtres, un grand tapis oriental… M. Fusco n’était pas seul : Joe Gaccione occupait un divan à lui seul, à moitié couché, à moitié assis, un ballon de cognac à la main malgré l’heure précoce.
« Beppe. Entre, entre! », dit M. Fusco avec son accent qui faisait sonner entre comme anntre au R roulé. « Merci d’être venu. » Beppe se contenta de répondre d’un mouvement de tête.
« Tire-toi une bûche », dit Gaccione.
« Je préfère rester debout », dit Beppe.
Gaccione haussa les épaules. « Comme tu veux.
— Comment s’est passé votre opération dans le Centre-Sud? », demanda Fusco.
M. Fusco était connu pour poser des questions dont il connaissait déjà la réponse. « Luigi vous a déjà tout raconté, j’en suis sûr… 
— Si tu savais ce qu’il nous a dit…. », répondit Gaccione.
« Reprends du début. »
Beppe s’exécuta, sans ajouter la moindre fioriture, sans plaidoyer pour être cru, simplement en relatant les faits : les premières évictions, le face-à-face avec la haie des sans-abris, épaulés par le jeune Tobin et ses hommes, contre toute attente… Il arriva ensuite à la raison probable de sa convocation. Il raconta la réaction impulsive de Luigi qui avait précipité un échange de coups de feu et la bizarrerie qui s’était ensuivie… Une jeune Chinoise nimbée de lumière déferlant en vagues, capable de souffler quatre hommes solides comme autant de fétus de paille.
 M. Fusco enleva ses lunettes à la fin du récit. Il frotta son visage, son front puis sa tête jusqu’à la nuque. « Je n’inventerais certainement pas quelque chose comme ça », dit Beppe.
« Ta parole n’est pas en cause », répondit Fusco. « Luigi nous a raconté exactement la même chose…
Presque la même chose », corrigea Gaccione. Connaissant Luigi, Beppe aurait parié que dans sa version des faits, il n’avait pas dégainé le premier.
« Voilà pour la description », continua Fusco. « Ça n’est pas tout. À ton avis, que s’est-il passé?
— Sincèrement, je ne sais pas », dit Beppe. « Rien n’explique ce que nous avons vu. Les choses se sont passées vite, mais la Chinoise elle-même avait l’air surprise de ce qui était en train d’arriver.
— As-tu une idée de qui est cette fille?
— Non, sinon qu’elle doit être l’une des squatters du quartier. Ses vêtements me font croire qu’elle n’est pas sans-abri. Je dirais donc qu’elle doit demeurer pas loin de la lisière du Centre-Sud.
— Est-elle une menace pour nous?
— Je ne sais pas ce que la fille a fait, mais c’était d’abord défensif. Mon hypothèse est que, si nous les laissons tranquille…
Les laisser tranquilles? », s’exclama Gaccione.
« Nous n’avions jamais entendu parler de ce groupe-là; si nous les laissons tranquille, je prévois un retour au statu quo. »
Gaccione eut un ricanement dégoulinant de mépris qui vint piquer l’orgueil de Beppe.
« Ce que Joe essaie de dire », reprit Fusco, « c’est que je vous avais envoyé là-bas pour une raison. Il y a beaucoup d’argent en jeu là-dedans. Joe ne peut pas prendre de risque de retarder ses chantiers dans le Centre-Sud.
— Qu’est-ce que je dois faire?
— Ton plan n’a pas changé : tu dois faire le ménage dans le quartier coûte que coûte. Rendre ça sécuritaire pour nos travailleurs et nos clients.
— Je vois.
— Tu peux faire ça pour nous?
— Certainement. La première chose à nettoyer devra être cette fille, alors. Qu’est-ce que je dois faire avec elle?
— Je ne veux pas le savoir », dit Fusco. « Si elle n’avait pas été là, tu n’aurais pas eu de problème. Soustrais-la de l’équation et toi et tes gars vont pouvoir continuer votre affaire. Puis Joe pourra continuer les siennes. »
Beppe songea que ses hommes n’allaient pas apprécier – surtout Bruno qui, à l’entendre, avait rencontré le Diable face-à-face cette nuit-là...
Fort heureusement, leur appréciation n’était guère requise, seulement leur obéissance.

dimanche 20 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 292 : Séance, 2e partie

Édouard s’attendait à ce qu’ils s’attablent tous les deux et qu’ils commencent la séance. Mais Félicia posa plutôt sur la table un carton sur lequel elle traça un grand cercle au pinceau. Elle se mit ensuite à l’enluminer d’une série de caractères, les mêmes que dans le manuscrit de Voynich. Pour Édouard, il s’agissait d’un charabia, mais les gestes précis de Félicia montraient plutôt qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. « Je commence à comprendre pourquoi le Ouija n’a jamais marché pour moi », lança-t-il à la blague après un long moment de silence. Félicia continua sans répondre, sans même donner de signe qu’elle avait entendu. Édouard décida d’aller s’asseoir au salon et d’éviter de la déranger davantage. Il fallut encore plusieurs minutes avant qu’elle ne dépose son pinceau et déclare : « C’est prêt! »
« Je n’arrive pas à croire que ça puisse marcher vraiment », dit-il alors qu’elle posait le plateau de Ouija au centre du cercle.
« Je ne sais pas encore si ça va fonctionner…
— Ah non?
— Non. C’est mon idée : mon procédé a besoin d’un dispositif pour faciliter la communication avec Hill. Quoi de mieux qu’un jeu de Ouija, conçu spécifiquement pour cela?
Ton procédé? 
— Tout ce qui touche à l’au-delà, c’est moi la spécialiste… Je suis responsable des plus grandes avancées dans le domaine depuis… Depuis toujours, en fait.
— Impressionnant », dit Édouard, sans trop savoir quoi penser de ces révélations.
Félicia, pour sa part, ne cachait pas sa fierté. « Plutôt, oui. En fait, je suis en train de me faire une réputation : celle qui fait reculer les limites de l’impossible. Je ne sais pas si ça va fonctionner… mais j’ai confiance. Let’s go. » Elle s’assit à table et invita Édouard à faire pareil. « Essaie d’entrer en état d’acuité autant que tu peux », ordonna-t-elle en fermant les yeux.
Malgré tout son temps à méditer comme un forcené, Édouard n’avait atteint ce qu’il présumait être cet état qu’à deux reprises. La première fois, c’était le jour où il avait trouvé Ozzy au milieu de la forêt; la seconde fois, lorsqu’il avait médité sans le savoir dans la zone radiesthésique… Après quoi il s’était réveillé à l’hôpital. Il ferma les yeux à son tour et tenta de retrouver la voie.
La voix de Félicia le tira de son effort. « Édouard? Je suis prête.
— Qu’est-ce que je dois faire?
— Pose les deux mains sur la flèche… Merci. Allons-y. Narcisse Hill. Narcisse Hill. M’entends-tu, Narcisse? »
Édouard était aux prises avec un double sentiment… D’une part, il ressentait la même excitation que lorsqu’il avait tenté le coup, encore adolescent; d’autre part, il était effrayé à l’idée d’invoquer l’entité qui avait brièvement possédé sa fille… « Narcisse Hill. Es-tu là? Narcisse Hill », scandait Félicia en boucle.
Édouard sursauta lorsque la flèche qu’ils tenaient à quatre mains darda soudainement vers le Oui de la planche. « Qui est là? », demanda Félicia avec un aplomb impressionnant. La flèche se mit à dériver vers le H, puis le I et le L. La flèche frémit ensuite, comme pour signaler le second L.
« Narcisse Hill… Es-tu mort? »
Édouard trouva la question pour le moins étrange. La flèche se dirigea très lentement vers le haut du plateau, à mi-chemin entre le Oui et le Non. « Peut-être?
— Chut », dit Félicia. « Tu connais Harré », continua-t-elle. C’était plus une affirmation qu’une question, mais la flèche glissa néanmoins vers le Oui. « Quel est son prénom? »
La flèche dériva vers le R à une vitesse d’escargot. Le visage de Félicia était si tendu qu’Édouard doutait qu’elle respirât. La flèche se dirigea ensuite vers le O, puis s’arrêta au M. Félicia ne posa pas d’autre question, attendant peut-être que la présence continue à épeler. Elle avait mentionné ce Harré lorsque Hill s’était exprimé pour la première fois à travers Alice… Elle l’avait qualifié de meurtrier. Édouard se demandait si ROM correspondait bel et bien à la réponse attendue. Elle demanda ensuite : « Quel est ton rapport avec Harré? »
La flèche se remit en mouvement à l’instant où elle finit sa phrase. Cette fois, elle alla sur P, puis E avant de s’arrêter sur N. La réponse la confondit. « PEN? 
— Peut-être qu’il veut une plume?
— Attendons… » Ils laissèrent les minutes passer, mais la flèche demeura immobile. « Hill, préférerais-tu écrire? » La flèche ne bougea pas plus. « J’ai une idée », dit Félicia. Elle remonta une manche et trempa son pinceau dans l’encre. Elle traça quelques caractères au niveau de son coude et un autre sur sa main. Celui-là, Édouard le reconnut : c’était le même qu’elle avait peint sur la joue d’Alice lorsqu’elle tentait de contacter Frank. Félicia déplaça le plateau de Ouija pour positionner son bras à sa place, au centre du Cercle, stylo en main.
Instantanément, la main de Félicia se mit à écrire à toute vitesse. En trois minutes la moitié du cercle était noirci de lettres serrées et stylisées. « Va chercher d’autres cartons dans la chambre des maîtres, vite! », s’écria-t-elle lorsque les écritures dépassèrent les trois quarts du cercle sans que le débit n’ait ralenti.
Édouard obéit sans hésiter. Une séance spirite et de l’écriture automatique? À ce rythme, il allait avoir personnellement expérimenté la totalité de son encyclopédie Les mystères de l’inexpliqué avant la fin de l’année…

dimanche 13 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 291 : Séance, 1re partie

À près d’un mois du temps des fêtes, Félicia ne s’attendait pas à pareille cohue au centre commercial. Le simple fait de stationner sa voiture lui coûta presque quinze minutes à errer dans des stationnements souterrains. Après quelques arrêts infructueux ici et là, elle trouva ce qu’elle était venue chercher – qui l’eut cru? – dans un magasin à grande surface.
Une file interminable l’attendait à la sortie. Seulement deux des dix caisses étaient ouvertes, l’une d’elles opérée par une femme qui croyait avoir tout le temps du monde. C’est elle qui traita l’achat de Félicia, non sans lui offrir un sourire moqueur. « C’est pour un cadeau », s’empressa-t-elle de préciser, sans trop comprendre pourquoi elle ressentait le besoin de se justifier auprès de cette inconnue.
En retournant à sa voiture, elle se dit qu’elle avait déjà atteint son quota de musique et de décorations de Noël pour l’année.
Elle arriva chez elle en catastrophe : un coup d’œil à l’horloge lui indiqua que, si son invité arrivait à l’heure, elle n’avait plus qu’une quinzaine de minutes devant elle. Elle déposa son achat sur la table de la cuisine et courut à l’étage. Elle se dénuda complètement, se sentit ici et là et jugea la situation acceptable. Elle enfila des sous-vêtements assortis puis une robe moulante bleue et noire. Elle grimaça en se regardant dans le grand miroir qui couvrait la porte intérieur de son walk-in. C’était… trop. En une seconde, la robe se retrouva par terre avec ses vêtements du jour. Elle regarda son inventaire, désespérée… Toutes ces guenilles, et rien à se mettre! Elle enfila à toute vitesse un ensemble pantalon-veston avec une blouse blanche. Encore insatisfaite, elle raccrocha le veston sur le cintre. Elle n’y était pas encore, mais presque. Elle déboutonna le haut de sa blouse et tenta de se convaincre que ça irait.
Elle redescendit plus vite encore qu’elle n’était montée. Elle rafraichit son maquillage devant le miroir de la salle de bain; après un moment d’hésitation, elle rajouta une touche de fard sur ses pommettes.
Elle sursauta en entendant la sonnette de l’entrée. Juste à temps! Elle prit deux profondes inspirations et se rendit au hall d’un pas calme.
« Bonsoir, M. Gauss », dit-elle.
« J’ai droit au monsieur, maintenant? », répondit-il pendant qu’elle lui faisait la bise. « Je n’ai rien amené, je ne savais pas trop… C’est nouveau pour moi, ces affaires-là…
— C’est parfait : j’ai déjà tout ce qu’il faut. Est-ce que je te sers un verre de vin?
— Ah? Euh, oui, pourquoi pas?
— Tu peux aller au salon. Je te rejoins dans un instant. »
Il le retrouva au fond de la pièce, détourné vers les grandes fenêtres qui donnaient sur la cour arrière. Était-il nostalgique de cette propriété qui, il y a peu, était encore la sienne? Il accepta le verre de rouge qu’elle lui tendit. « J’ai entendu dire que le déménagement au Maroc est remis?
— Oui », répondit Édouard. « Polkinghorne me l’a annoncé avant-hier. Je ne te cacherai pas que ça me soulage.
— A-t-il dit pourquoi? »
Édouard haussa les épaules. « Personne ne me dit jamais rien. Qui sait ce qui se trame au sommet du totem? » Ils échangèrent un sourire. « Alors? Est-ce qu’on s’y met? Comment on fait?
— Je viens justement de trouver un accessoire sur mesure », dit-elle en passant à la cuisine. Elle offrit le sac à Édouard. Il en sortit une boîte encore scellée.
« Un plateau de Ouija? Neuf? Je ne pensais même pas que ça se vendait encore! » Félicia ressentit à nouveau l’embarras qu’elle avait eu au passage à la caisse, bien qu’Édouard, lui, ne l’ait pas jugée… En fait, il semblait plutôt excité. « J’en avais un quand j’étais petit », continua-t-il. « Mes amis et moi, on essayait souvent. Mon frère nous traitait d’imbéciles. Ça n’a jamais fonctionné. Tu penses que ce jeu va nous permettre de contacter Hill?
— Ce que je sais, c’est que nous avons réussi à le faire une fois sans même essayer…
— À propos… Comment être certains qu’il ne nous possédera pas, comme il l’a fait avec Alice? Si tu te trouvais prise comme elle, je ne saurais pas quoi faire…
— Ne t’inquiète pas : je pense avoir trouvé comment nous protéger.
— Tu penses? » Édouard eut un petit rire nerveux.
« Je sais que si nous nous protégeons, tout en lui ouvrant la voie vers le plateau de Ouija, il pourra communiquer avec nous sans que nous ne soyons en danger. Es-tu toujours partant?
— Pourquoi moi? Tu ne serais pas mieux avec quelqu’un de plus… expérimenté?
— J’ai demandé ton assistance parce que tu étais là au premier contact. Peut-être que ta connexion avec la maison y est pour quelque chose? Mais si tu préfères que je trouve quelqu’un d’autre…
— En fait, je ne voudrais pas passer à côté de l’opportunité d’assister à une vraie de vraie séance spirite… », dit-il, ses beaux yeux pétillants d’intensité. « Je suis prêt n’importe quand! »
Et moi donc, pensa Félicia.

dimanche 6 octobre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 290 : Ménages, 9e partie

Un flash de lumière apparut au moment précis où les deux détonations retentirent. Un point derrière James rayonnait assez intensément pour éclairer la rue comme en plein jour. Tobin tenta d’en discerner la source sans succès : en la fixant, il ne réussit qu’à s’éblouir davantage.
L’intensité diminua toutefois pour révéler la forme accroupie d’une jeune femme, les bras autour de la tête en un geste instinctif de protection. Elle était encore entourée de pans de lumière chatoyante qui ondulaient comme autant d’aurores boréales miniatures. Lorsqu’elle baissa les bras, à voir son expression, elle était la première surprise de ce qui venait de se produire. Tobin la reconnut : c’était une habituée du Terminus, une jolie asiatique dont il ignorait cependant le nom.
La surprise générale dura une seconde pendant laquelle les gens du Terminus autant que les gangsters qui les avaient menacés fixèrent la fille qui peinait à se relever sans trop savoir comment réagir. Puis, la seconde passa : le gangster qui avait tiré leva à nouveau son arme, la panique dans le visage. Cette fois, il visa la fille plutôt que James.
Avant qu’il n’ait tiré, la lumière dans laquelle la fille baignait déferla sur la rue comme une onde de choc. Les quatre gangsters furent soufflés plusieurs mètres plus loin, comme si un ouragan les avait pris à partie. La fille se mit alors à trembler, puis à vomir. Le spasme fut assez violent pour la faire tomber à genoux; le pauvre James reçut la majeure partie du premier jet. Chaque spasme qui la secoua par la suite créa une autre vague de lumière qui poussa les gangsters plus loin, tant et si bien qu’ils se retrouvèrent vite au-delà de leur voiture. À la première accalmie, ils se précipitèrent dans leur véhicule et s’enfuirent à toute vitesse.
La voiture disparut au détour du bloc avec un crissement de pneus. C’est à ce moment que le halo entourant la fille s’éteignit. Le retour au faible éclairage des feux après toute cette incandescence donnait l’impression qu’aucune nuit n’avait jamais été si noire.
La fille tenta de se relever une fois de plus, mais une nouvelle attaque de nausée la cloua au sol. Cette fois, elle vomit un torrent d’écume jaunâtre. « Venez m’aider! », ordonna Timothée. « Nous devons l’amener voir Madame au plus vite. »
Les gens du Terminus soulevèrent la fille comme un seul homme. La plupart des fidèle suivirent les porteurs jusqu’à l’intérieur. Tobin réalisa que ses mains tremblaient. Il se trouvait dans un drôle d’état. Ses oreilles bourdonnaient, son champ de vision était encore plein de points clignotants là où il avait fixé la fille pendant qu’elle rayonnait. Malgré cela, il se sentait calme, serein, comme si toute cette scène surréelle n’avait été qu’un rêve.
Rem et Djo s’approchèrent. « C’était quoi, c’t’affaire-là? », demanda Rem.
« De la magie », répondit Tobin, le plus sérieusement du monde. Rem ne sourcilla pas; Djo fit comme s’il s’attendait à ce qu’un punch line confirme que son boss blaguait. « La connaissez-vous, cette fille-là?
— Non », répondit Rem, « mais je me dis que je devrais.
— Elle est bad ass », dit Djo.
« Ouais. Mais surtout : y’a une méchante paire de totons après ça », dit Rem.
« Restez ici. Surveillez les accès à la place, au cas où ils reviendraient.
— Ah! », s’exclama Djo. « Les as-tu vu se sauver? Je ne pense pas qu’ils vont revenir!
— On ne sait jamais. Gardez les yeux ouverts! »
Tobin entra dans le Terminus à son tour. Il y régnait une atmosphère… sacrée. Les fidèles discutaient entre eux à voix basse; il n’était pas trop difficile de deviner de quoi ils parlaient… Vivre dans le Centre-Sud, impliquait de côtoyer le bizarre et l’inhabituel à tous les jours. Mais là, c’était à un tout autre niveau… On disait que Madame avait déjà fait trembler la terre, mais même cette fable n’avait aucune commune mesure avec le feu d’artifice dont ils avaient tous été témoins…
Martin montait la garde devant la porte arrière. Il s’écarta pour laisser Mike passer.
Chose rare, Tricane avait quitté son dais. Elle était penchée au-dessus du corps de la petite asiatique. Ses convulsions avaient cessé; elle semblait dormir paisiblement à même le sol. Timothée et Tricane souriaient de toutes leurs dents.
« C’est une naturelle », dit Timothée.
« Une naturelle de quoi? Qu’est-ce qu’elle a fait? » À voir sa réaction, Tim l’ignorait. Il tourna son regard vers Tricane.
« Elle a réussi à faire par elle-même ce que je veux que Timothée et toi deviennent capables d’accomplir : manipuler l’énergie radiesthésique du Cercle que nous raffinons à chaque oraison… 
— Ben bravo, je comprends mieux maintenant », ironisa Tobin. « Au moins c’est une bonne chose?
— Très bonne », répondit Tricane. « Très, très bonne… Et attend de voir la suite! » Elle éclata d’un rire caquetant.
« C’est quoi son p’tit nom, à elle?
— Au début, elle disait qu’elle s’appelait Megan », dit Tim. « Mais elle nous a dit son vrai nom. C’est, heu, Azal… Non, Aizna… En fait, je ne suis pas trop certain. Je ne l’avais jamais entendu ce nom-là avant…
— Mettons Megan », conclut Tobin.

dimanche 29 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 289 : Ménages, 8e partie

Mike Tobin était à peine sorti de la chambre de Tricane que Timothée prenait la parole : « Tout le monde! Votre attention, je vous prie! » Les gens du Terminus étaient avides d’en savoir plus; des chut! provenant de l’assistance firent taire les derniers murmures.
« Des gens sillonnent le quartier en disant qu’ils font le ménage », dit Tim. Il pointa James, encore couvert d’immondices. « Ils ont failli attraper James, l’un des nôtres. Il les a vu battre des habitants du quartier, pas loin d’ici. Il a été plus chanceux : il s’est enfui. Il a eu la gentillesse de venir nous avertir. »
Une vague de chuchotements se fit entendre : une bonne proportion d’entre eux squattait dans les environs, la plupart autour du Terminus. Timothée leva la main et attendit que le calme revienne. « J’ai consulté Madame pour savoir quoi faire. Nous allons leur montrer qu’ici, c’est chez nous. Que personne ne peut nous dire quoi faire sur notre territoire. »
Ah, l’enfant de chienne, pensa Tobin. Tricane lui avait dit de faire comme il voulait, voilà qu’il présentait son vœu à lui comme si c’était sa décision à elle. Dans l’assemblée, beaucoup semblaient terrorisés par la proposition de Tim. Ces gens-là n’avaient rien de soldats. Ils étaient d’abord et avant tout des survivants, et pour survivre dans les environs, éviter les problèmes et se tenir loin du trouble demeuraient les stratégies les plus efficaces.
D’un autre côté, ceux qui n’affichaient pas la peur semblaient au contraire galvanisés par l’idée…
La brusque ouverture de la porte d’entrée en fit sursauter plus d’un. C’était Djo. « Il y a un char plus loin dans la rue. Il avance lentement. Je pense qu’il y a du monde qui marche à pied autour.
— Ça doit être eux », dit l’un des fidèles, un homme dans la cinquantaine, proche de Martin. Évidemment, pensa Tobin. Qui d’autre? « Qu’est-ce qu’on va faire? »
Timothée exhala bruyamment. « Tout le monde dehors. Maintenant. »
D’ordinaire, Mike était bien content de laisser Tim le soin de gérer les affaires de la communauté pendant que lui s’occupait des siennes – c’est-à-dire la sécurité du Terminus, en plus de participer aux oraisons d’arrière-scène. Mais là… « Es-tu fou? », cracha-t-il entre ses dents serrées, espérant n’être entendu que par Tim. Celui-ci fit comme si rien n’était. Il ouvrit la porte et signala aux gens de sortir. Martin traversa le seuil le premier; une fois la glace cassée, presque tout le monde le suivit. « Qu’est-ce que tu penses que ça va donner? », chuchota Mike à la première occasion, pendant que les derniers passaient devant eux.
« Fais-moi confiance », dit Tim, comme s’il s’agissait d’un argument.
« C’est quoi ton plan, hein?
— D’abord la glace, ensuite le feu, après la glace…
— Calvaire! Ça ne veut rien dire! T’es rendu aussi pire que Tricane! » Timothée sourit à Tobin avant de s’éloigner à son tour. Il ne restait plus qu’une poignée de fidèles qui préféraient encore la sûreté du Terminus – et peut-être la proximité de leur Madame bien-aimée – aux assurances de Timothée. Jurant intérieurement contre Tim, Tobin sortit à son tour.
Comme la plupart des soirs à cette heure, des feux brûlaient ici et là sur la place, chacun entouré de ces individus qui gravitaient autour de la communauté mais qui ne prenaient pas part aux oraisons pour une raison ou une autre. Il y avait aussi ceux, moins nombreux, qui s’étaient présentés à l’oraison trop tard, après que les chaînes aient été posées sur la porte. La majeure partie des badauds s’étaient massés du côté ouest de la place, là où on pouvait voir la voiture s’approcher. Une automobile si loin dans le Centre-Sud était une rareté; la lumière des phares avait le même effet sur eux qu’une flamme pour un papillon de nuit. Timothée dirigea les fidèles dans cette direction; il leur fit signe de s’avancer jusqu’à ce que la rue entière soit bloquée. Mike rejoignit Timothée au centre en signalant à ses gars de prendre position de part et d’autre de la rue.
La voiture continua sa lente avancée vers le Terminus. Des hommes la flanquaient, comme Djo l’avait soupçonné; les silhouettes de deux d’entre eux se profilaient dans l’éclairage de la voiture. L’un d’eux avait un bâton de baseball posé sur l’épaule. Sans qu’il n’en ait vraiment conscience, Mike posa la main dans sa poche, sur la crosse de son pistolet.
Une troisième silhouette s’ajouta aux deux premières lorsque la voiture arriva à une quinzaine de mètres du barrage humain. La voiture s’immobilisa, puis le conducteur rejoignit ses collègues. L’un des quatre s’avança d’un pas lent qui laissait deviner une paire de couilles en acier trempé.
« Beau petit groupe », dit l’homme qui s’était avancé. Les yeux de Mike s’habituaient graduellement à l’éclairage; il pouvait maintenant distinguer que l’homme avait la tête entièrement rasée. « C’est gentil de votre part d’être venu pour m’écouter », dit-il. Ses mots étaient affables en apparence, mais son ton dégoulinait de mépris. « Ça va être plus facile de passer notre message…
Nous avons un message pour vous », coupa Timothée. « Nous sommes ici chez nous. Nous…
— Mitch Tobin! », coupa le chauve à son tour. Mike tressaillit en entendant son nom. « Qu’est-ce que t’es venu foutre ici! Ton oncle avait compris, lui, que c’était mieux de se concentrer sur ses petites affaires sans venir mettre des bâtons dans les roues des grands… »
Mike ne savait pas trop qui était cet homme, mais ses mots ne piquèrent pas moins son orgueil.
Le chauve allait reprendre sa diatribe lorsque celui qui conduisait la voiture pointa James en disant : « C’est lui! C’est le connard qui s’est sauvé tantôt! »
Le sang de Tobin ne fit qu’un tour lorsqu’il vit le type dégainer. Tobin fit pareil sans hésiter. Les réflexes de survie des fidèles s’enclenchèrent à l’instant même : certains se jetèrent par terre, d’autres s’enfuirent en bousculant ceux qui se trouvaient sur leur chemin.
« Non! », cria Tim. Il claqua le bras de Mike juste au moment où il appuyait sur la gâchette. Deux coups de feu retentirent à une fraction de seconde d’intervalle dans un fracas assourdissant.
Mike s’attendait à voir la situation s’envenimer, qu’elle dégénère en fusillade à quatre contre trois au beau milieu de dizaines d’innocents… Mais quelque chose se produisit qui laissa les deux camps paralysés de surprise.

dimanche 22 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 288 : Ménages, 7e partie

« Djo? Djo! Qu’est-ce qui se passe? C’est quoi l’urgence? » Pendant que Mike Tobin s’efforçait de communiquer avec son gars, Timothée et Martin s’empressaient d’enlever les chaînes qui bloquaient la porte du Terminus. Le cliquetis des chaînes couvrait cependant les réponses provenant de l’autre côté. Les gens du Terminus s’approchèrent de la porte, aussi inquiets que lui, et pas moins avides d’en apprendre davantage.
Djo était accompagné d’un homme qui participait occasionnellement aux oraisons. « James! », s’exclama Martin. « Qu’est-ce qui t’es arrivé? »
Le James en question semblait avoir passé un mauvais quart d’heure. Il était à bout de souffle, le visage rouge et couvert de sueur. Ses vêtements étaient maculés d’immondices encore humides; il puait autant que s’il arrivait tout droit des égouts. Sa main gauche saignait d’une éraflure assez profonde; il tenait contre sa poitrine un bidon à essence qu’il étreignait comme un enfant son toutou.
Tobin demanda : « T’as couru? T’as quelqu’un au cul? 
— Je sais pas », dit James entre deux inspirations haletantes. « Peut-être.
— Djo, va faire le tour de la place avec Rem. Venez m’avertir si vous voyez quelque chose d’anormal.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé? », demanda Martin à nouveau.
À en juger par son expression, c’est à ce moment précis que James réalisa qu’il était scruté par quelques dizaines de personnes. Il bafouilla « Heu, Ok… Hum… », le visage encore plus rouge qu’à son arrivée.
« Crache le morceau », somma Tobin. « On n’a pas toute la soirée!
— Des gars. Quatre. Des mafiosos en voiture. Je les ai vus battre une gang de junkies. Ils ont failli m’attraper et faire pareil.
— Des mafiosos? Où ça? »
James pointa vers le nord-ouest. « Dans ce coin-là, juste un peu plus loin. Ils m’ont dit qu’ils sont ici pour faire un grand ménage… J’ai pensé qu’ils viendraient peut-être par ici ensuite. » Les réactions furent vives dans le Terminus. Beaucoup des fidèles de Madame squattaient dans les environs.
Timothée demanda : « C’est qui, eux autres?
— Je ne sais pas », répondit James.
— Est-ce qu’ils sont armés?
— Y’en a un avec un bat de baseball. Les autres, y…
Évidemment qu’ils sont armés », coupa Tobin. « C’est pas parce qu’ils ne les ont pas sortis qu’ils n’ont pas de guns. »
— Heu, moi, il faut que j’y aille. », dit James. « Ma femme m’attend…
— Si tu veux y aller, tu peux partir », dit Tobin. « Mais je ne serais pas surpris que tes quatre gars ne soient pas les seuls dans le coin. »
James avala difficilement. « Je pense que je vais rester encore un peu.
— En attendant, va te laver », proposa Martin. « Tu n’as qu’à prendre l’eau dans le baril des toilettes. »
De son côté, Tobin inspira profondément. « Bon. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? », demanda-t-il à Tim.  
— Pour commencer, il faut consulter Madame. Vous autres », dit-il en s’adressant aux fidèles, « attendez ici. »  
Comme toujours lorsqu’elle se trouvait au Terminus, Madame était assise en tailleur dans la salle voisine. Elle demeurait là, les yeux fermés, perdue dans sa tête. Il lui arrivait même de dormir dans cette position; Mike n’aurait pas été capable de distinguer sommeil et méditation si elle ne ronflait pas de temps à autre… Ils avaient pour consigne de ne la déranger qu’en cas de force majeure. Tobin était d’avis que la situation le justifiait.
« Madame? », chuchota Timothée. « Nous avons besoin d’aide. Le vent tourne. Le mauvais temps s’en vient. Pas la pluie, pas l’ouragan, non, pas encore. Mais le mauvais temps, quand même. » Depuis le jour où une étincelle était apparue entre ses mains, Tim était devenu un peu bizzare… Une étrangeté qui ressemblait à celle de Tricane, au temps où elle tournait autour de son oncle Karl.
Elle ne réagit pas aux murmures de Tim. « Christ, Tricane », dit Tobin, « c’est pas le temps de dormir… Allô? » Il avança la main pour la secouer un peu. Juste avant qu’il ne la touche, sa peau se mit à picoter, comme si l’air autour d’elle était chargé d’électricité. Tricane ouvrit brusquement les yeux. « Les intrus s’approchent », dit-elle d’une voix calme.
« Qu’allez-vous faire? », demanda Timothée.
« Si j’agis, nous sommes tous perdus », répondit-elle. « Ce sera la catastrophe.
— Ben là! », s’exclama Tobin. « On ne va pas rester là à rien faire! 
Moi, je ne peux pas agir. Vous, vous pouvez. C’est à toi de choisir, Timothée. Tu as ma pleine confiance. » Elle se tourna vers Tobin. « Quoiqu’il arrive, coûte que coûte, vous ne devez pas tirer en premier. Compris? » Tobin hocha la tête, incertain. Tricane referma les paupières.
« Alright, Tim, c’est toi le boss. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? 
— Laisse ton arme ici et viens avec moi », répondit-il du tac au tac. Il attendit que Tobin dépose son pistolet avant de retourner vers l’entrée.
Mike attendit qu’il sorte de la pièce. Il reprit son arme et la fourra la poche droite de son manteau avant d’aller rejoindre Tim. 

dimanche 15 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 287 : Ménages, 6e partie

Beppe avait reçu l’ordre d’aller brasser la cage des squatters du Centre-Sud avec une bonne dose de perplexité. Envoyer des hommes là-bas, c’était comme leur demander de surveiller le trou d’une toilette turque. Mais comme les instructions provenaient de M. Fusco lui-même, Beppe avait acquiescé sans sourciller ni demander d’explications. Il avait pour réputation d’arriver à ses fins, quelles que soient les particularités des tâches qu’on lui confiait; M. Fusco et ses proches collaborateurs savaient qu’ils pouvaient compter sur lui pour accomplir proprement n’importe quelle job sale.
Cette première visite du Centre-Sud avait pour but de mieux connaître le terrain ainsi que ceux à qui il avait affaire. Beppe et ses hommes avaient attendu la nuit pour s’avancer en voiture dans le quartier maudit, à l’affût de lumières qui leur signaleraient la présence de squatters. Ils en avaient localisé une en peu de temps; Beppe confia à Luigi la tâche de surveiller la voiture pendant que Marco, Bruno et lui s’invitaient dans la bâtisse.
C’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance avec les sympathiques junkies dans leur sympathique piquerie. Et ce sympathique premier contact venait tout juste de se conclure sur une sympathique défenestration.
« Quelqu’un veut rajouter quelque chose? », dit Beppe en essuyant la sueur sur son crâne chauve. Sans surprise, les deux autres junkies préférèrent passer par la porte plutôt que la fenêtre. Marco semblait déçu que sa batte de baseball n’ait pas encore servi. « C’est un avertissement », dit Beppe une fois dehors.
« Si on vous revoit, la prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit Marco en bottant le junkie. « Le Centre-Sud, c’est chez nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand ménage. 
— Hé! », cria Luigi, de l’autre côté de la voiture. « Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés parasites de junkies de merde! »
Beppe soupira. La seule responsabilité de Luigi était de rester près de la voiture. Il n’avait même pas été foutu de le faire cinq minutes. Quel con, celui-là.
Un junkie se précipita sur une planche qui traînait par terre; Marco avança en agitant son gourdin comme une épée, mais l’autre junkie s’interposa, seringue à la main. Marco recula : un bâton de baseball pouvait certes causer de blessures graves; une aiguille usée pouvait faire des dégâts bien plus durables. Le barbu que Luigi avait débusqué en profita pour s’enfuir à toutes jambes. Pour on ne sait quelle raison, il partit à sa poursuite. Quel taré.
Beppe fit quelques pas vers le junkie inconscient. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il posa un pied sur la tête du blessé. Le contact de la semelle contre sa joue le réveilla; il tenta de se dégager en s’agitant faiblement, mais il cessa dès que Beppe accentua la pression. « Je vous avais avertis », dit-il. Il leva le pied et l’abattit une, deux, trois fois sur la tête de l’autre. Un gémissement s’éleva puis se tut. L’homme à la planche décida qu’il en avait assez vu : il laissa tomber son arme de fortune et s’enfuit. Le con à la seringue, lui, resta pétrifié sur place, immobile sinon sa respiration saccadée et sa main tremblante.
« C’est ta faute », dit Beppe. « C’est ça qui arrive lorsqu’on n’écoute pas mes avertissements. On finit toujours par le regretter. Tu veux que je te fasse regretter d’avoir pointé ton aiguille vers moi? » Beppe mit la main sur la crosse du pistolet qu’il portait au creux de ses reins, sous son veston. Il avait donné à ses hommes l’instruction de ne tirer qu’en dernier recours, mais le junkie l’ignorait. Il fit quelques pas à reculons avant de battre en retraite à toute vitesse à son tour. Marco s’apprêtait à le poursuivre, espérant peut-être enfin user de son arme, mais Beppe l’arrêta. « Ne fais pas comme Luigi : ils ne valent pas notre temps. D’ailleurs, où est-il allé, celui-là? »
Comme s’il répondait à l’appel, Luigi réapparut parmi les ombres de la rue. « Je l’ai perdu », dit-il, penaud.
« Qu’est-ce que tu comptais accomplir, au juste? », répondit Beppe en essuyant sa botte sur les loques du gisant. Il n’était pas certain si, au final, cela allait nettoyer sa chaussure ou la salir davantage.
« Ben, j’allais quand même pas le laisser partir sans rien faire! »
Sa réponse n’en était pas une : quel aurait été le plan s’il avait mis le grappin dessus? Le plan était de vider certaines zones du quartier, pas de les exterminer jusqu’au dernier. Le barbu au bidon, comme le junkie à la seringue, allaient sans doute se rendre très utiles pour la suite des choses en colportant la nouvelle du grand ménage… C’était déjà trop demander à Luigi que de comprendre ce genre de subtilités. Beppe n’aurait pas hésité à traiter Marco ou Bruno d’imbéciles s’ils s’étaient trouvés à la place de Luigi, mais ni Marco, ni Bruno n’était le gendre de M. Fusco…
« On a fini ici », décida Beppe. Il pointa en direction de la voiture. « On descend au sud encore deux blocs, ensuite ça sera vers l’est. Luigi, tu conduits. Marco, tu fais le tour des maisons à gauche. Moi, je vais prendre l’autre côté. Bruno, tu ouvres les yeux au cas où nous manquons quelque chose. Donnez le signal dès que vous trouvez d’autres squatters ou si vous voyez quelqu’un arriver par la rue. »
Ils ne trouvèrent personne durant le premier segment, mais lorsqu’ils s’engagèrent vers l’est, ils aperçurent la lueur de plusieurs de feux à un carrefour. Beppe échangea un regard entendu avec ses hommes; c’était une occasion en or pour passer leur message. Et qui sait? Peut-être que Marco allait finalement pouvoir étrenner son bâton.

dimanche 8 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 286 : Ménages, 5e partie

James se retrouva plié en deux, pantelant. Le gangster lui agrippa la barbe et le tira jusqu’à terre; encore sonné, il n’eut d’autre choix que suivre le mouvement. James se retrouva agenouillé devant son agresseur. Tout cela était si soudain, si gratuit, qu’il ne savait trop quoi faire ou comment réagir autrement. Une chose demeurait toutefois claire dans son esprit : il devait se préparer au prochain coup qui ne manquerait pas de venir. Il ferma les yeux et tendit tous ses muscles dans l’espoir de mieux encaisser le coup.
Une pensée s’imposa en flash : Raymonde. Depuis qu’ils s’étaient installés dans le squat, elle n’en était plus ressortie – c’était mieux ainsi, avec tous les efforts qu’ils avaient dû déployer pour lui permettre de se hisser jusqu’au deuxième. Que deviendrait-elle si les gangsters décidaient de débarquer pour l’évincer à son tour? Et s’il mourrait, ici? Sans lui, elle ne survivrait pas longtemps. Elle en était incapable.
Le coup anticipé ne vint pas. James entendit plutôt un brouhaha un peu plus loin sur la rue. Il se risqua à ouvrir un œil pour découvrir que, de l’autre côté de la voiture, les junkies tentaient une sorte de contre-attaque pathétique. L’un d’eux brandissait un fragment de l’une des planches qui avait obstrué la fenêtre de leur logis; un autre avait trouvé une seringue qu’il pointait vers ses ennemis afin de les tenir à distance. L’autre dont le visage avait démoli était maintenant immobile, sans doute évanoui, peut-être mort.
L’homme qui s’en était pris à James dut juger les junkies plus menaçant que lui : il s’était tourné complètement en direction de l’échauffourée. C’était une occasion à saisir, une chance qui ne se représenterait peut-être pas. Sans attendre ni réfléchir, James prit ses jambes à son cou, content de ne pas avoir lâché son bidon vide.
Derrière lui, il entendit : « Hey! Hey, motherfuckerStop! »
James accéléra autant qu’il le put. Il n’avait rien d’un athlète, mais l’adrénaline lui donna des ailes. Au détour d’un carrefour, deux blocs plus loin, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Hostie de calvaire! » Il avait espéré que son agresseur juge qu’il ne valait pas la peine d’être suivi. À tout le moins, sa course effrénée lui avait fait gagner une meilleure avance que ce qu’il aurait osé espérer. Il fallait maintenant la maintenir… Il se remit à courir, déjà moins énergique que durant sa lancée initiale.
Il bifurqua dans la première allée qu’il trouva en priant qu’elle ne soit pas un cul-de-sac… Pour une fois, la chance lui sourit. Elle déboucha sur une série de ruelles parallèles, autant de possibilités pour confondre et semer l’homme qui le poursuivait. James n’hésita pas plus qu’une seconde avant de s’engager dans la première ruelle à gauche, mais plutôt que continuer sa course, il sauta dans l’une des quatre bennes à ordures alignées contre le mur. Il rabattit le couvercle, trop gondolé pour bien fermer, en espérant que rien ne paraisse de sa cachette vue de l’extérieur. Il retint son souffle à moitié pour dissimuler son halètement, mais aussi pour garder hors de lui l’odeur épouvantable de l’air ambiant. Entre deux bouffées tirées malgré lui, il entendit quelqu’un s’approcher au pas de course, puis ralentir. Son poursuiveur hésitait à choisir dans quelle direction aller. Le faisceau d’une lampe de poche vint balayer les environs; James s’enfonça un peu plus dans les immondices.
Quelque chose remua dans sa benne; dans la noirceur, il était impossible de savoir quoi, exactement. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas crier ou se débattre. Il réussit à demeurer silencieux, mais il fut étonné de sentir son jeans se mouiller de son urine. Compte tenu des circonstances, sa pisse lui parut un moindre mal. D’un geste lent, il vint poser son bidon entre la source du frémissement et lui. La créature – quelle qu’elle fût – ne se fit plus entendre.
Le gangster dut décider qu’il avait bel et bien perdu sa trace, à moins qu’il n’ait réalisé que James ne méritait pas plus que la sueur déjà versée. Il s’alluma une cigarette et rebroussa chemin. Son éclairage pâlit puis disparut.
James, quant à lui, se força pour compter jusqu’à cinquante avant de soulever le couvercle et sortir de cette saloperie de poubelle. Couvert des pires déjections, d’ordures liquéfiées, de sa propre pisse et probablement de crottes de je-ne-sais-quoi, il pouvait tout de même se compter chanceux d’en être sorti à si bon compte…
Ça en dit long sur ma vie de merde, conclut-il. 

dimanche 1 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 285 : Ménages, 4e partie

James concevait le Centre-Sud comme un environnement hostile, au même titre que la forêt sauvage ou le désert. Il y avait certaines règles à respecter, simplement pour rester en vie, et d’autres pour éviter le trouble. Dans ce milieu sauvage, la règle cardinale était de ne pas attirer l’attention ou la convoitise. En sortant de chez lui, bidon à la main, il prit soin de s’assurer qu’aucune lumière ne filtrait des panneaux placardés au deuxième étage. Il dut prêter attentivement l’oreille pour deviner le ronron de la génératrice. James avait l’avantage de déjà savoir qu’elle était là; un passant ne pourrait pas deviner que quelqu’un s’y trouvait. Dans un fauteuil. À regarder la télévision. Pendant que lui…
Je devrais lui laisser finir le gaz, se dit James. Ne revenir que demain matin. Ah! Non! Demain midi! Il ne comptait pas vraiment le faire, mais l’idée de savoir que Raymonde paniquerait toute la nuit l’amusa assez pour qu’il desserre les dents. De toute manière, il va bien falloir que j’aille chercher plus d’essence tôt ou tard
James s’en alla dans la seule direction où il aurait une chance de remplir son bidon : le nord.
Quoique la pollution lumineuse de La Cité cachât presque toutes les étoiles, une belle demi-lune éclairait le ciel et la ville en-dessous. C’était une bonne chose : James connaissait bien les environs, mais pas assez pour s’orienter dans la noirceur totale.
Il marcha la distance de deux blocs avant d’apercevoir des signes de vie, un petit groupe agglutiné autour d’une poubelle en feu. Étaient-ce des squatters, comme lui? Des junkies? Une gang de rue? Il préférait ne pas le découvrir. Avant qu’on ne l’aperçoive, il s’engagea dans une voie perpendiculaire en prenant bien soin de noter leur position. S’il revenait avec un bidon plein, il risquait de se le faire enlever.
Un peu plus loin, il entendit un râlement alors qu’il passait devant une ruelle. Il en chercha la source par réflexe; une femme aux allures de momie se faisait prendre par derrière par un type au visage tatoué de motifs rendus indistincts par l’éclairage blafard. Le type fit un sourire édenté à James lorsqu’il l’aperçut, content qu’une audience témoigne de ses prouesses. James, quant à lui, découvrit que le bruit qui avait attiré son attention ne provenait ni de l’homme, ni de la femme, mais d’une troisième personne qui se vidait les tripes, à quatre pattes au fond de la ruelle. James s’assura d’être hors de leur champ de vision avant de plisser le nez et d’accélérer le pas.
James s’attendait à ne pas trouver de véhicule au sud du boulevard St-Martin; il fut très surpris de voir au loin une voiture stationnée, aux phares allumés. Et pas n’importe laquelle : il s’agissait d’une voiture de luxe, peut-être une Cadillac, toute noire outre ses parties chromées. James pensa qu’il s’agissait peut-être du véhicule de l’artiste mystérieux – et un peu fou, sans doute – qui, selon les rumeurs, était venu s’installer dans le quartier… Mais à moins que sa mémoire ne lui joue des tours, on le situait un peu plus à l’ouest. Dans tous les cas, il y avait peut-être une occasion à saisir : malgré les phares allumés, personne ne semblait surveiller le véhicule.
Le souffle court, le cœur battant, il rasa les murs jusqu’à l’intersection où la voiture était garée, toujours sans voir quiconque…
Un craquement sec vint rompre le silence. James était si tendu qu’il faillit pousser un cri de surprise et lâcher son bidon. Le son provenait de l’autre côté de la voiture : une planche qui obstruait une fenêtre avait ployé sous l’effet d’un coup asséné de l’intérieur. Elle fut fendue par un deuxième coup, encore plus violent que le premier. Un troisième l’acheva en l’arrachant du cadre où elle était clouée. Quelques secondes après, un homme fut jeté à la rue par l’ouverture béante et se retrouva râlant sur la chaussée. À voir son visage démoli, James supposa que le malheureux avait dû servir de bélier avant sa défenestration.
Deux autres hommes émaciés furent poussés à la rue, par la porte cette fois. L’un d’eux était torse nu; il avait les côtes saillantes du junkie en bout de parcours. Ils se plantèrent bêtement devant leur comparse qui roulait par terre, le visage entre les mains, trop hébétés pour faire quoi que ce soit.
Trois hommes sortirent après eux, ceux-là d’un autre acabit. Deux d’entre eux portaient des vestons sombres; un troisième, en tenue plus décontractée, tenait nonchalamment un bâton de baseball posé sur son épaule.
« C’est un avertissement », dit l’un des hommes en complet. La lumière indirecte chatoyait sur son crâne chauve comme une boule de billard. 
« Si on vous revoit, la prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit l’homme au bâton avant d’envoyer un grand coup dans les côtes du blessé.
« Le Centre-Sud, c’est chez nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand ménage. »
James en avait assez vu. Il se tourna pour s’éloigner, mais il se retrouva nez à nez avec un autre gangster en train de remonter sa braguette. « Hé! », lança-t-il à ses collègues. « Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés parasites de junkies de merde! »
James ouvrit la bouche pour parler, mais l’homme lui coupa le souffle d’un coup de poing au ventre. 

dimanche 25 août 2013

Le Noeud Gordien, épisode 284 : Ménages, 3e partie

Aizalyasni avait déjà assisté à des cérémonies bouddhistes, musulmanes et chrétiennes, mais aucune d’elles ne lui avait semblé aussi vraie que celles auxquelles elle participait maintenant. Elle ne consistait pas à adresser des chapelets de prières à des figures aussi lointaines qu’indifférentes : la sainte femme qui les inspirait se trouvait tout à côté, dans le même édifice qu’eux…
Durant les dernières semaines, Aizalyasni avait souvent été tentée de s’ouvrir à ses collègues de travail ou d’étude à propos de cette découverte qui avait changé sa vie. Chaque fois, elle se remémorait le jour où Timothée avait demandé aux fidèles de demeurer circonspects. « Souvenez-vous de ce que les Romains et les pharisiens ont fait de Jésus grâce à Judas… » Il est vrai que si quelqu’un avait vendu le fils de Dieu pour trente pièces d’argent, un paumé du Centre-Sud pourrait sans doute faire pareil pour trente pilules d’Orgasmik. Elle choisissait donc de se taire.
Les premières fois qu’Aizalyasni avait participé aux oraisons, elle avait été pour le moins dubitative. Maintenant, c’était souvent le plus beau moment de sa journée. Sa double vie d’étudiante et de femme de chambre la contraignait à une discipline constante : elle devait toujours foncer devant sans regard pour sa fatigue ou ses craintes. Mais ici, au Terminus, chaque fois qu’elle chantait en imitant les mouvements de Martin, elle se laissait habiter par cette énergie particulière qui rinçait la lassitude et les inquiétudes de son esprit. Plus elle les répétait, plus la détente devenait un véritable plaisir, jusqu’à une véritable euphorie au terme de la routine.
Après les applaudissements et les étreintes qui marquaient la fin de l’oraison comme telle, Aizalyasni alla s’asseoir avec sa clique habituelle. Gary et Vinh lui retournèrent son sourire plein de chaleur; même Sophie paraissait gaie derrière sa façade bourrue. Elle devait avoir quatorze ou quinze ans; ses cheveux courts et ses manières brusques pouvaient laisser croire qu’il s’agissait plutôt d’un garçon. Aizalyasni lui réservait une affection toute particulière : dans son esprit, c’était pour mieux aider des filles comme Sophie qu’elle devait compléter ses études.
Avant même qu’on ait fini de distribuer le repas, Aizalyasni offrit à ses compagnons le paquet de brioches qu’elle avait achetées plus tôt. Sophie en avala deux en quatre bouchées.
« J’aime mieux quand c’est Tim qui dirige », dit Gary la bouche pleine. « C’est pas pareil quand c’est Martin. »
Les autres acquiescèrent. « Mon beau Timothée », dit Vinh. Son amour impossible pour le bras droit de Madame était connu de tous; cela ne l’empêchait pas d’y revenir sans cesse… Pour sa part, Aizalyasni n’avait d’yeux que pour l’un des trois hommes forts de Madame. Comme ceux-ci ne se mêlaient pas aux fidèles, elle leur avait inventé des noms : le chef, la brute épaisse et… monsieur mignon. Monsieur mignon, avec son port altier, ses tatouages et ses camisoles ajustés… L’incarnation même du sexy. Chaque fois qu’il regardait dans sa direction d’Aizalyasni, son cœur palpitait comme celui d’une fillette devant une superstar.
Durant les oraisons, pendant que le chef demeurait avec Madame, monsieur mignon et la brute épaisse montaient la garde à l’extérieur. C’était préférable pour sa concentration : S’il s’était trouvé dans la pièce durant les exercices, elle aurait sans doute été trop distraite pour les effectuer correctement.
« Qu’est-ce que vous pensez qu’il fait avec Madame en arrière? », continua Vinh.
« J’ai entendu dire qu’ils font des rituels secrets », répondit Gary.
Sophie émit un son moqueur, à mi-chemin entre un rire et un reniflement. Elle ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose lorsque trois grands coups se firent entendre. Tout le monde se tut : quelqu’un avait frappé à la grande porte. Le chef, Timothée et Martin accoururent à l’arrière du Terminus.
« C’est moé », dit la brute épaisse, sa voix étouffée par la paroi de fer et de plexiglas. « On a une urgence. »

dimanche 18 août 2013

Le Noeud Gordien, épisode 283 : Ménages, 2e partie

James se masturbait dans la chambre lorsque le cri retentit. « Calice James, on va en manquer de gaz! »
Il sursauta et, sans réfléchir, fourra la revue sous la seule couverture qui recouvrait son matelas posé à même le sol, en proie à un sentiment de culpabilité dont il ne pouvait se départir même s’il reconnaissait qu’il était absurde. De un, il n’y avait pas de mal à se donner un peu de plaisir; de deux, il était impossible que Raymonde le surprenne sans qu’il l’entende venir de loin. Il répondit : « Ça va être correct…
— Parle plus fort! 
Ça va être correct!
—J’ai rien compris. Articule quand tu jappes! »
James exhala bruyamment en remontant ses jeans élimés. Il souleva le drap pour jeter un dernier regard nostalgique à la revue, comme pour lui dire je reviendrai… Il l’avait trouvée dans les poubelles d’un arrêt d’autobus; la couverture titrait fièrement Attention aux coups de soleil – Jasmine en Jamaïque. Le modèle-vedette du mois était une blonde sexy à en faire tourner la tête. Oh oui, il allait y revenir. Souvent.
Il ouvrit la porte de la chambre. « J’ai dit : ça va être correct! 
— C’est à soir que la nouvelle saison des Infidèles commence. Si la génératrice lâche dans l’milieu de l’émission, je vais mourir là! »
James soupira. « J’ai mis du gaz hier. Pourquoi tu ne me crois pas? Je te dis que ça va être correct… »
Raymonde remua sur le Lay-Z-Boy qu’elle ne quittait presque plus. Les efforts requis pour se lever elle-même étaient tels qu’elle les réservait généralement pour ses visites au petit coin. « Je suis pas folle : quand la machine change de bruit, ça veut dire que ses réserves achèvent… »
Une grosse blatte sortit la tête d’en-dessous du Lay-Z-Boy. Elle retourna immédiatement d’où elle était venue. James aurait voulu faire pareil et retourner se terrer dans la chambre avec sa revue Primate... « Je vais aller voir », dit-il en soupirant à nouveau.
Au temps où la bâtisse était plus qu’un squat, la pièce du fond était destinée à recevoir une laveuse et une sécheuse. C’est là que James avait installé son bien le plus précieux, une génératrice vieille d’une quinzaine d’années. Il avait dû déloger les planches qui placardaient les fenêtres de la pièce pour permettre la sortie des gaz d’échappement, mais l’aération demeurait somme toutes mauvaise. Même lorsque le moteur ne tournait pas, la pièce était imprégnée d’une odeur d’essence et d’huile. Après inspection, il dut reconnaître que Raymonde n’avait pas tort : le niveau d’essence était plutôt bas. En fait, plus bas qu’il aurait pu imaginer…
Il n’y avait pas cent causes possibles pour expliquer cette différence. « Hostie, Raymonde, tu as parti la génératrice ce matin! » L’absence d’une réponse équivalait à peu près à un aveu. « Calvaire! La génératrice n’est pas là pour que tu écoutes tes maudites émissions toute la journée, c’est pour qu’on s’éclaire et qu’on se chauffe le soir! Sais-tu combien de fois j’ai failli me faire casser la gueule parce que je siphonnais un char en ville? Penses-tu que ça me tente de me taper tout le travail? »
Lorsque le silence se prolongea, James comprit qu’il était allé trop loin. Il accourut au salon pour trouver Raymonde les yeux pleins d’eau et les mentons frémissant. Deux secondes après qu’il soit arrivé, elle éclata en sanglots. James eut l’intuition que qu’elle avait sciemment attendu qu’il revienne, question qu’il voie bien le mal qu’il avait causé.
« J’aurais pas dû-huhuhu », dit-elle en tentant tant bien que mal de maîtriser son effusion. « C’est long, toute seule le jour… »
James fut tenté, ne serait-ce que cette fois, de tenir son bout. Raymonde dut voir sa résolution, car les pleurs redoublèrent. « Tu serais mieux sans moi! Je suis grosse et moche, je sers juste à compliquer ta vie, je ne peux rien faire de bon, je suis juste un poids… Tu serais mieux sans moi! »
Oh oui, dit une petite voix dans la tête de James. Mais le reste de lui offrit la réponse habituelle : il alla l’étreindre et la rassurer. « Dis pas ça… Je t’aime, tu le sais? Je ne te laisserai pas tomber… » Elle continua à renifler contre sa poitrine. « Je vais aller chercher plus de gaz, ok? Assez pour toute la journée demain. » Elle cessa de pleurer et elle lui jeta un regard plein de reconnaissance. Dans ses yeux, James entrevit celle dont il était tombé amoureux – six ans et trente-cinq kilos plutôt. Il soupira une fois de plus avant d’aller chercher son bidon et son tube de caoutchouc dans la salle de lavage.
« Chéri?
— Quoi?
— Mer-ci! », dit-elle d’un ton chantant. Toute trace de sa tristesse semblait disparue. James ravala sa frustration et sortit. Il eut tout juste le temps d’entendre la musique du générique des Infidèles.