« Parfait. Tu peux me
l’envoyer », dit Suzanne Legrand à Nicole. Après qu’elle eut entendu le
déclic de la communication coupée, elle garda le combiné contre son oreille en
feignant une conversation intense. Elle préférait que le postulant la voie
débordée. Ce singulier bonhomme avait essayé de se rendre à elle depuis deux
semaines en refusant toujours de prendre rendez-vous. Déterminée à lui donner
une leçon, Suzie avait donné pour instruction à Nicole de lui fermer toutes les
voies imaginables à moins qu’il ne cède. Si sa persévérance pouvait être vue
comme un bon point, son arrogance l’annulait.
Les jeunes d’aujourd’hui…
« Vous allez devoir me régler
ça », dit-elle à son interlocuteur imaginaire sans même se soucier de ce
que vous ou ça devaient représenter. « J’ai quelqu’un, là. Je te
rappelle. »
Le postulant était peut-être même
plus jeune que son fils Alexandre. Il portait un complet de qualité quoiqu’un
peu vieillot – sans doute que sa maman l’avait acheté des années auparavant
pour un mariage ou un enterrement ou quoi encore, et il le ressortait depuis à
chaque fois qu’il devait apparaître cravaté.
En lui tendant la main par
formalité, elle remarqua qu’il ne portait pas de sac ou de dossier. Elle détestait ces jeunes qui décidaient de
renier le papier et les usages du domaine pour se contenter de renvoyer leur
patron potentiel à un site Internet. C’était assez pour qu’elle l’évince séance
tenante. « Tu n’as pas apporté de C.V.? »
Après un moment, il dit :
« Je ne suis pas ici pour un travail »
Ça, c’était une surprise.
« Hum. Quelqu’un d’absolument déterminé à me rencontrer en personne, qui
refuse de prendre rendez-vous… J’avais assumé que tu avais besoin d’un travail.
Et que tu cherchais maladroitement à te démarquer des autres. » Suzie
remarqua avec un certain plaisir qu’il rougissait.
« En fait, je suis le représentant d’un
groupe de citoyens de La Cité. Nous voulons mettre sur pied un système de
coopératives de logement et d’aide à la subsistance… »
Ah! C’était pire encore qu’un
postulant maladroit. La machine à lever de fonds de Cité Solidaire était si
bien rodée qu’elle était devenue victime de son succès. En choisissant qui
obtenait des fonds (et conséquemment, qui n’en recevait pas), l’organisme créait
son lot de jaloux duquel émergeaient souvent des détracteurs, voire des ennemis.
Les chances étaient bonnes que le projet de M. Lacombe ait déjà été l’objet
d’un refus. Il espérait sans doute plus de considération en plaidant en
personne plutôt que par un formulaire qui, une fois déposé, donnait parfois
l’impression d’une bouteille lancée à la mer.
« C’est une bonne intention. Tu
es affilié à quel organisme?
— Heu, vous êtes le premier
organisme que j’approche. »
Suzie éclata de rire, amusée que ce
garçon déjoue toutes les suppositions à son sujet. Il ne s’agissait après tout que
qu’un de ces idéalistes naïfs qui veulent un financement clé-en-main pour
sauver le monde. « Tu as tout à rebours, mon pauvre ami. Cité Solidaire a
pour mission d’amasser des ressources et de les redistribuer en fonction des
priorités du milieu… »
…et
pas sur une simple demande, même avec un complet, même sans rendez-vous,
ajouta-t-elle sans l’articuler.
Timothée la regarda, pantois. Il
finit de creuser sa tombe en ajoutant d’un ton sec : « Les priorités
du milieu… Disons qu’avoir un toit au-dessus de nos têtes et de quoi manger,
c’est pas mal prioritaire, non? »
Suzie resta bouche bée. Non mais, où
s’en allait la jeunesse! Son instinct maternel lui soufflait de donner à ce
blanc-bec une part du savoir vivre que ses parents n’avaient manifestement pas
jugé bon de lui transmettre, mais elle se retint. Il lui avait déjà volé plus
de temps et d’énergie qu’il ne le méritait. « Tu sais, la première chose
qu’on m’a apprise en économie, c’est que les besoins sont illimités, mais que
les ressources sont limitées. On ne peut pas financer tous ceux qui viennent
frapper à notre porte… » Elle ajouta d’un ton tranchant : « …surtout
ceux qui refusent de prendre rendez-vous. » Dossier clos. Le jeune homme
se leva en soupirant.
« Je vais devoir retourner dans
la rue, j’imagine. »
Sans trop réfléchir, Suzie
demanda : « Tu es travailleur de rue?
— Non. Juste… dans la rue.
— Attends… Lorsque tu disais
que tu représentais un groupe de citoyens… De qui parlais-tu?
— Des gens honnêtes qui essaient de
vivre dans le Centre-Sud. Comme moi. »
Cette découverte pour le moins inattendue
venait de transformer la nature de leur rencontre. Elle s’empressa de
demander : « Vous êtes combien?
— Entre vingt et trente-cinq, des
fois plus, rarement moins. Ça dépend du
moment. On se serre les coudes pour se protéger les uns les autres, trouver
de quoi nous nourrir, s’occuper des enfants…
— Il y a des enfants avec vous? Dans le Centre-Sud?
— Ben oui », dit Timothée. Une
petite voix dans la tête de Suzie criait Jackpot!
Elle s’adossa à sa chaise, croisa
les bras et réfléchit à toute allure. Tout le monde dans le milieu savait que l’objectif
ultime de l’intervention communautaire demeurait l’autonomisation des individus
et la capacitation des collectivités. En ce sens, son projet pourrait devenir
recevable. Mais plus important encore, Suzie comprenait que le destin avait
poussé jusqu’à elle la tête d’affiche parfaite pour son encan annuel. Un jeune
homme articulé vivant dans la rue… S’occupant d’enfants dans une zone de La Cité où les policiers évitaient de s’aventurer
sans escorte… Le calcul coulait de source : drame humain touchant – exposition
médiatique – sensibilisation du public – contribution accrue aux levées de fond…
Timothée représentait une mine d’or
potentielle. Il fallait s’assurer de sa rentabilité avant de l’exploiter.
« Bon. C’est sûr que Cité
Solidaire ne peut pas vous donner de l’argent juste comme ça. Mais je vais
mettre quelqu’un sur ton cas. On va voir si c’est possible de vous monter un
dossier d’ici la fin de l’été.
— Oh! Merci! Merci!
— Ne me remercie pas tout de suite,
je ne t’ai rien promis. Mais on verra ce qu’on peut faire. Laisse tes
coordonnées à Nicole, on te contacte au courant de la semaine prochaine.
— Euh…
— Il y a un problème?
— Je n’ai pas d’adresse ni de numéro
de téléphone… »
Suzie se retint de sourire. Avec sa
truculence un peu naïve, Timothée avait tout pour devenir un chouchou
médiatique.