dimanche 29 mai 2016

Le Noeud Gordien, épisode 422 : Trouver Martin, 2e partie

Le drôle de convoi se mit en route.
Le 4x4 de Mike Tobin montrait le chemin. Daniel Olson occupait le siège passager; il tenait un pendule effilé au-dessus de la vieille photo de famille de Martin, à l’affût du moindre mouvement de l’objet, concentré à n’en créer aucun par inadvertance.
Karl, pour sa part, se tortillait, un peu à l’étroit sur le siège arrière. Soit ses genoux poussaient sur le siège d’Olson – et risquaient, du coup, de déranger le pendule –, soit sa jambe envahissait l’espace de Timothée, qui se débattait avec la même étroitesse.
Le jeune homme était fébrile comme un moineau. Il ne restait rien de la belle assurance qu’il manifestait sur son territoire. « Ça ne te fait pas de t’éloigner d’elle, hein?
— Ce ne sera plus long avant que je perde le contact avec Nini…
— Pas surprenant, étant donné que vous aviez déjà perdu Martin tous les deux… », remarqua Mike.
« Je me demande si je vais ressentir sa présence en m’approchant…
— Est-ce que ça vous dérangerait de garder le silence, un peu? », interrompit Olson. « Ce n’est pas facile du tout, ce que je suis en train de faire… »
Une fois de plus, le pendule s’anima, d’abord vers l’ouest, puis le sud. Petit à petit, l’oscillation du pendule s’accentua.
« Martin devrait être là », dit finalement Olson, après près d’une heure de tâtonnement. Partout où ils allaient, le pendule tendait vers ce vaste terrain grillagé où s’empilaient des montagnes d’épaves de voiture.
Mike les conduisit à quelques coins de rue et se rangea dans le stationnement vide d’un hangar, suivi de près par la seconde voiture fit pareil. Tout le monde descendit.
« C’est là », résuma Timothée. « La cour à scrap. 
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant? », demanda Gary.
Les regards se tournèrent vers Timothée. « Je… Je ne sais pas.
— Facile », dit Vinh. « On saute la clôture durant la nuit avec des guns, pis…
— Non, pas facile », dit Mike. « Un grillage de dix pieds, avec des barbelés… Il y a aussi des caméras.
— Et ça, c’est si Martin est vraiment là », dit Sophie.
Olson fronça les sourcils. « En doutez-vous?
— Non, non », assura Timothée. « Qu’est-ce que tu peux faire pour nous aider?
— Moi? Rien. Je devais vous aider à trouver Martin; c’est fait. Les termes de notre entente n’incluaient rien d’autre.
— Tu vas nous laisser, comme ça?
— Nous avons une trêve, pas une alliance… Par ailleurs, vous aviez promis de diminuer l’intensité des Cercles. Est-ce que c’est fait?
— Non… Nous avons besoin de Martin pour y parvenir…
— Accomplissez d’abord votre part du marché, et nous pourrons collaborer à nouveau dans le futur. Bonne chance! » Il remit la photo à Timothée et s’éloigna en appelant un taxi.
« Qu’est-ce qu’on fait, là? », redemanda Gary.
« Moi, j’ai passé l’âge du sautage de clôture… », dit Gigi. Elle partit au petit trot en direction d’Olson. « Monsieur! Pardon monsieur! Attendez-moi! »
Karl se dit qu’il allait péter un plomb s’il entendait une fois de plus quelqu’un demander quoi faire. « La première chose qu’on doit savoir », dit-il, « c’est comment c’est organisé en-dedans. Et confirmer que Martin est là. Il faut partir en reconnaissance. Et je connais un moyen plus facile que sauter par-dessus des barbelés, la nuit…
— Quoi?
— C’est une fucking cour à scrap. J’ai juste à me présenter là… Pour acheter de la fucking scrap! Djo, donne-moi les clés de ton char. » Le jeune homme lui lança le trousseau après un instant d’hésitation. « Attendez-moi ici. ‘Faites rien de stupide. »
Karl guida la voiture d’emprunt jusqu’à l’entrée. Un mécanisme activé à distance lui ouvrit les portes dès qu’il s’avança dans la cour. « Sauter la clôture… Tu parles d’une gang d’amateurs… »
Il était peu probable que Martin soit caché quelque part dans les méandres métalliques aux parois de voitures empilées; il devait plutôt se trouver dans le seul bâtiment sur place, un grand garage dont les deux portes étaient présentement ouvertes. Deux hommes patibulaires allèrent aux devant de Tobin.
 Lorsqu’il sortit de la voiture, le visage des deux hommes changea du tout au tout. « Marco! Marco Kotzias! J’aurai tout vu! Hey, Abel, viens voir ça! C’est Marco! »
Ils reconnaissent ma face, pensa Tobin. Il savait qu’il habitait désormais le corps d’un mafieux : qu’il soit reconnu était signe qu’ils tenaient une bonne piste. « Content de vous voir, les gars!
Un troisième homme – Abel – sortit du garage en s’essuyant les mains sur une guenille noircie d’huile. « T’étais pas mort, toi? J’avais entendu dire que t’étais mort.
« Quasiment. Mais j’ai la couenne dure!
— C’est comme on dit, hein… », dit Abel avant d’enchaîner une série de mots en grec.
Tobin comprit que dalle. « Ah ah! C’est bien vrai! », bluffa-t-il.
« Travailles-tu encore avec monsieur B? Est-ce que c’est ça qui t’amène chez nous?
— Ouais. Comment va votre… affaire courante? » Les trois hommes échangèrent un regard. Tobin s’engageait sur un terrain glissant…
« Nous, on fait juste suivre les ordres », dit Abel, sur ses gardes.
« Personne n’a dit le contraire », répondit Tobin. « Alors?
— Il n’a toujours pas répondu aux questions. Je n’ai jamais vu quelqu’un aussi entêté. Je sais pas, je ne peux pas expliquer, c’est juste comme ça… 
— On commence à croire qu’il ne sait rien », dit un autre, le premier qui l’avait reconnu. « Ça doit être chiant pour lui.
— Mais nous, on suit les ordres », répéta Abel. « Tu le diras à monsieur Fusco, hein? On ne veut pas de trouble, nous autres. Mais, toi! Viens prendre un verre! » Il lui passa le bras autour du cou.
Une fois à l’intérieur, ils prirent place autour d’une table ronde. Abel versa de l’ouzo à la ronde. Tobin ne pouvait pas supporter tout ce qui se rapprochait de la réglisse noire… Il avala le premier verre en veillant à ne pas trop grimacer.
Surprise : les papilles de son nouveau corps, elles, n’avaient rien contre la saveur d’anis.
« Un autre? », demanda Abel. « Ce n’est pas tous les jours qu’on boit avec un mort… »
« Pourquoi pas?
— Alors, Marco, raconte-nous ça. Qu’est-ce qui t’es arrivé pour qu’on te perde de vue?
— Ah, vous savez… Un accident est si vite arrivé… »

dimanche 22 mai 2016

Le Noeud Gordin, épisode 421 : Trouver Martin, 1re partie

Daniel arriva le premier, accompagné de trois invités. Pénélope connaissait déjà Timothée et Karl Tobin; ce dernier lui présenta son neveu Mike, un beau garçon à la bouille sympathique. « Je vois la ressemblance », lança-t-elle à la blague. Mike sourit poliment; Karl, pas du tout.
Elle n’eut pas le temps de leur offrir le café : la porte sonna à nouveau. C’était un homme dans la vingtaine, improbable mélange d’une baby face vissée sur un corps de brute. Il avait les paupières lourdes et les yeux rouges d’un fumeur de marijuana. « Salut », dit-elle, amicale. « Moi, c’est Pénélope. » Il bafouilla une réponse, le regard fuyant. « Pardon?
— Moi, c’est Djo », dit-il, à peine plus clairement.
En plus d’avoir le cerveau embrouillé, il était clairement intimidé par Pénélope. Il ne pouvait pas empêcher son regard de glisser vers ses seins. Il ne devait pas souvent approcher de femmes comme elle…
Elle poursuivit comme si rien n’était : « Ah oui? Pour Joseph? Jonathan?
— Djo pour Djosevik », dit Mike Tobin. « C’est son nom de famille. Demande-lui son prénom! »
Les deux Tobin attendaient sa réponse en se marrant déjà. Djo murmura trois nouvelles syllabes inintelligibles.
« Je n’ai pas bien entendu… 
— C’est parce qu’il s’appelle Ferdinand », lança Karl en s’esclaffant.
« Je déteste mon nom. Z’êtes cons, les gars. »
La porte sonna à nouveau, coupant court à la conversation. Les nouveaux venus entrèrent à leur tour en se présentant à leur hôtesse. Vinh. Sophie. Gigi. Gary. Il n’y avait plus de place pour asseoir tout ce monde.
« Bon, on y est tous », déclara Karl. « On commence-tu? »
Pénélope aurait bien voulu savoir commencer quoi, au juste. Daniel se leva, commandant l’attention du groupe. « Tim? L’objet chéri, s’il-te-plaît. »
Timothée déposa une photo jaunie, craquelée et cornée sur la table à manger, devant Daniel. Pénélope y discerna un jeune homme moustachu tenant deux bambins sur ses genoux, un petit garçon et une petite fille blondinets. Les trois souriaient à la caméra. On aurait dit une photo de vacances vieille de vingt ou trente ans.
Daniel se tourna ensuite vers elle. « Babe, irais-tu chercher mon matériel dans la chambre? »
Pénélope jeta un regard paniqué à la ronde. Qu’est-ce que Daniel était en train de fabriquer? « Est-ce que je peux te parler un instant?
— Oui, bien entendu.
— En privé? » Elle n’attendit pas sa réponse pour passer à la chambre à coucher. Daniel la rejoignit un instant plus tard. « What the fuck?
— Qu’est-ce qu’il y a?
— Ne me dis pas que tous ces gens-là sont des initiés! »
Daniel semblait sincèrement surpris de son objection. « C’est plus complexe… Ni blanc, ni noir. Ni gris, en fait. Quelque chose d’autre…
— Es-tu high?
— Non, non! Bien sûr que non…
— Tu agis étrangement…
— Le temps que j’ai passé au Terminus m’a ouvert les yeux…
— De là à violer les cinq principes… » Qu’est-ce qui avait conduit Daniel à relativiser les règles dont il s’était fait le gardien jusque-là? À moins que ce ne soit pas lui. « Comment s’appelle ma mère?
— Tu parles d’une question…
— Allez, réponds et on n’en parle plus.
— Marie Rachelle Leca. Pourquoi?
— Qu’est-ce que je portais à la fin de notre premier rendez-vous?
— Rien d’autre que des escarpins. Turquoise.
— C’est donc bien toi…
— Et tu trouves que c’est moi qui agis étrangement?
— Quand même, réaliser un procédé devant tous ces gens… Ce n’est pas toi.
— Les cinq principes veillent à préserver le secret de notre art. Or, pour eux, la… » Il grimaça. « La magie fait partie de leur quotidien. Ils sont pratiquement des initiés… D’une autre tradition que la nôtre.
— Ce qui devrait nécessiter une intervention rigoureuse, pas une démonstration publique!
— Si seulement tu pouvais comprendre… » Il frappa sa paume du poing. « Mais oui! Tu peux comprendre! Tu sais comment les trois sont connectés par leur esprit?
— Oui…
Nous devrions faire la même chose, toi et moi!! Ce serait fantastique… »
Le pire : il était sérieux. Pénélope croyait connaître Daniel autant qu’il se connaissait lui-même. Ses manières et ses idées du moment – effusives, exaltées, imprudentes – faisaient de lui un autre homme.
« Fais-moi confiance », dit-il. Il agrippa son matériel et alla rejoindre les autres. De retour dans la cuisine, elle surprit Sophie et Vinh en train de fouiller dans son réfrigérateur. Ferdinand avait profité de la pause pour s’allumer un joint et enfumer l’appartement.
Fais-moi confiance… Combien de fois Daniel lui avait dit ces mots? Jusqu’ici, elle avait toujours eu raison de l’écouter. Aujourd’hui, elle n’était plus si certaine. Il était responsable de cette… invasion de leur nid commun. Il contrevenait aux cinq principes. Il n’était pas lui-même…
Elle resta en retrait pendant qu’il déballait ses affaires. Elle assista avec un malaise croissant à la réalisation du procédé qui allait guider tout ce beau monde jusqu’au propriétaire de la photo.

dimanche 15 mai 2016

Le Nœud Gordien, épisode 420 : Faire son nid

Depuis qu’elle s’était installée dans la Petite-Méditerranée avec Daniel, Pénélope Vasquez prenait un réel plaisir à traîner dans les rues, à profiter des cafés et des terrasses, à faire du lèche-vitrine… La vie du quartier était si particulière qu’on aurait presque pu croire à une autre ville que La Cité. Les crises économiques qui avaient ébranlé le reste de la ville avaient de toute évidence épargné le coin; si les affiches À vendre ou À louer étaient visibles ici et là, c’était sans commune mesure avec la désaffectation du Centre ou de l’Est.
Au premier contact, Pénélope avait eu l’impression que la Petite-Méditerranée était le dernier îlot d’un temps révolu. Pas de magasins grandes surfaces et peu de franchises des géants de l’alimentation dans le coin; plutôt, on y trouvait des commerces de taille modeste, souvent gérées par des familles, encore capable d’oser un rapport personnel avec une clientèle qu’on devinait établie depuis des lustres. Les commis s’enquéraient de la santé des clients, les épiciers se permettaient des petites taquineries taillées sur mesure pour chacun… Plus encore, les gens se saluaient dans la rue, se hélaient d’un balcon à l’autre… Bref, ici, les gens du voisinage se connaissaient bien.
Dans la vie presque nomade de Pénélope, dans son monde où Daniel était presque la seule constante, il faisait bon de se retrouver dans ce voisinage de gens enracinés. Le quartier ravivait ses souvenirs d’enfance, à une époque où elle connaissait tout le monde dans sa rue – et où tout le monde connaissait la petite Vasquez –, une époque où elle jouait dans les ruelles à l’ombre des cordes à linge perpétuellement chargées… Une plus simple, sans souci, sans danger.
Vouloir s’intégrer dans une communauté tissée serrée n’était pas une chose facile, mais sa beauté irréelle lui ouvrait bien des portes. La plupart des hommes, des petits garçons aux vieillards, s’assuraient qu’elle soit traitée comme une princesse. On lui tenait la porte, les épiciers avaient toujours quelque chose à lui faire goûter, des passants la complimentaient avec déférence. Elle n’était pas à l’abri des sifflets et autres éructations machistes que d’autres, moins délicats, lui lançaient dans la rue, mais elle avait appris depuis longtemps à l’assimiler au brouhaha constant des villes, ces bruits de fond qu’on entend toujours sans jamais s’en soucier.
Par ailleurs, son look hyperféminin ne détonnait pas du tout dans le quartier. En fait, une certaine frange des femmes du quartier – de tout âge, de l’adolescence à l’âge d’or – valorisait autant qu’elle la mise en exergue du corps et des apparats féminins. Une sorte de sororité implicite existait entre elles, dont Pénélope était devenue membre d’office. Toute solidarité disparaissait toutefois dès qu’un homme s’y trouvait mêlé. Il suffisait qu’un mari, un amoureux, un fils parfois, lui fasse une œillade trop soutenue ou entame une conversation sur un ton trop chaleureux pour que la femme à ses côtés la déclare ennemie. En fait, ces petites intrigues lui plaisaient plutôt. Même si elle ne se sentait aucunement menacée par ces autres femmes, lorsque Daniel attirait leur attention – ce qui était tout de même fréquent – elle jouait le jeu en foudroyant ses « rivales » du regard, ou en tirant Daniel contre elle d’un geste territorial… À Rome, on fait comme les Romaines!
Bref, ce quartier était vivant. Elle était prête à ce qu’elle devienne le sien.
Elle avait déniché un logement cinq pièces à l’ameublement coquet pour s’installer avec Daniel. Il était modeste mais confortable, mille fois mieux qu’une chambre du QG ou de l’hôtel où ils avaient logé jusque-là. En marge de ses projets plus sérieux, elle se plaisait à décorer son petit nid, à le rendre toujours plus accueillant et chaleureux.
Elle était confortablement installée sur son sofa à lire un article savant sur l’interpénétration entre la célébrité sur les réseaux sociaux et la culture populaire lorsqu’elle reçut un texto de Daniel. Il disait : j’arrive bientôt, avec des invités.
Elle répondit : ok. Qui? Sa question resta sans réponse.
Le message, laconique, soulagea quelque peu ses inquiétudes. Daniel était en mission auprès des gens du Terminus; elle partageait son optimisme quant à la possibilité de rapprocher leur clan et celui des Seize, mais elle n’était pas assez naïve pour croire l’opération – au cœur de la zone radiesthésique – sans risque.
À défaut de savoir à qui elle aurait affaire, elle s’habilla et rangea leur appartement, en prenant soin de dissimuler toute trace de leurs pratiques occultes.

dimanche 8 mai 2016

Le Nœud Gordien, épisode 419 : La preuve, 2e partie

Le centre névralgique de la Fondation se trouvait dans une tour à bureaux en périphérie de la ville, dans l’un de ces faubourgs commerciaux qui, la nuit, se vidaient de toute âme qui vive.
Dans le taxi, Randall avait eu le temps de digérer le choc et de retrouver la pleine mesure de son sang-froid. Judy et Bernie l’attendaient au sixième, à la sortie de l’ascenseur. « Où est notre bonhomme? », demanda-t-il sans préambule.
« Dans la salle de conférence », répondit le jeune homme.
« Et sa corneille?
— Il l’a libérée après le test. » Bernie ricana en voyant la perplexité de Randall.
« Il a dit qu’elle méritait de prendre l’air après tout ce temps en cage », ajouta Judy. « Viens, je vais vous présenter. »
Le candidat victorieux était assis au bout de la table ovale. Il portait un jean et un T-shirt de la Fondation par-dessus sa chemise. Son visage s’illumina à la vue de Randall.
Il était jeune – du point de vue d’un octogénaire, du moins – et aimable en apparence. Randall, prêt à la confrontation, s’était attendu à trouver un homme satisfait, suffisant, content d’avoir démontré sa supériorité. Gauss n’était rien de cela.
« C’est un honneur pour moi, monsieur James », dit-il en tendant la main. « Je me souviens, la première fois que j’ai entendu parler de vous, c’était durant mon adolescence, en lisant Les mystères de l’inexpliqué.
— Ah, je connais ces ouvrages », répondit Randall. « Ils présentent Yoha Geiger comme un véritable exemple de télékinésie et de clairvoyance, si je me souviens bien…
— C’était avant votre face-à-face. La controverse battait son plein. Vous étiez déjà dépeint comme la voix de la raison et du scepticisme.
— Dans une série sur le paranormal, c’était louable », dit Bernie.
Randall haussa les épaules. « Je peux m’entretenir avec vous quelques minutes, monsieur Gauss? », demanda-t-il avec un regard oblique à ses collaborateurs.
« Je vais préparer du thé », dit Judy.
« Je vais t’aider », dit Bernie. » Ils quittèrent la salle.
Randall déposa une fesse sur la table pour donner un répit à ses pauvres jambes. « Où est le reste de votre équipe?
— Ils sont allé manger un morceau », répondit Gauss. « Judy m’a dit que vous vouliez me rencontrer, et je dois dire que c’est réciproque. Je les ai donc laissé partir sans moi. »
Randall passa sa main de son front à sa nuque. « Je vais être honnête avec vous : je ne m’attendais pas à ce que mon défi soit relevé un jour.  
— Je comprends. » Son ton était sincère, sans arrogance larvée. « J’imagine que vous voulez savoir d’où provient mon don, comment je l’ai développé?
— Pour tout vous dire, cela ne m’intéresse pas vraiment. » Quelle importance pouvait avoir l’habillage d’une supercherie? La seule chose qu’il voulait savoir, c’était son truc. « Durant les échanges préliminaires, vous avez dit à mon équipe que vous seriez prêt à vous soumettre à n’importe quel protocole…
— Oui.
— Seriez-vous disposé à me laisser effectuer une nouvelle série de tests? » Maintenant que son succès avait été confirmé, Randall assumait qu’il se défilerait face à tout ce qui pourrait remettre en question sa victoire.
À sa grande surprise, Gauss répondit : « Bien entendu. Tout ce qu’il faudra pour vous convaincre. Monsieur James, je vois que vous êtes étonné. Je comprends bien que vous avez consacré votre vie à la promotion du scepticisme. Vous devez toutefois réaliser que je ne suis pas un charlatan, je ne suis pas un prestidigitateur, je suis simplement un homme inquisiteur, comme vous, qui s’est retrouvé mêlé à une série d’événements que je qualifierais de paranormaux. Je me suis rapproché de ceux qui en étaient l’origine afin de mieux comprendre. Ils m’ont initié comme l’un des leurs, et c’est en les côtoyant que j’ai développé certaines capacités… Je crois que le monde est en droit de connaître leur existence.
— Et votre corneille? » Randall n’était pas prêt à lâcher le morceau. « Est-elle nécessaire à votre démonstration? Pourrait-elle être remplacée par une autre?
— Non. Ozzy s’est développée avec moi. Notre lien est unique. »
Randall sourit à l’intérieur. Il avait mis le doigt sur un paramètre – peut-être le premier – que Gauss tenait à tout prix à contrôler. Il fallait tabler sur cette piste. « Voyez-vous une objection à ce qu’un vétérinaire examine… Ozzy?
— En fait, j’apprécierais… »
Randall fronça les sourcils. « Pourquoi donc?
— Je ne sais toujours pas si c’est un mâle ou une femelle… »
Ce bonhomme était aussi imperturbable que… Que s’il disait la vérité. « Je vais faire arranger un rendez-vous. Bernie m’a dit que vous aviez libéré votre oiseau… Comment comptez-vous le récupérer?
— Oh, c’est facile. Il est quelque part par-là », dit-il avec un mouvement de la main. « Lorsque je vais l’appeler, il va venir.
— Vraiment? Pourriez-vous le faire pour moi?
— Bien entendu. C’est fait : Ozzy est en route. Il va nous attendre en bas.
Ils marchèrent jusqu’à l’ascenseur, au rythme dicté par les jambes de Randall.
« Vous pouvez communiquer avec lui mentalement? »
Gauss réfléchit un instant. « Oui, en quelque sorte. »  
Comme promis, une grosse corneille les attendait devant la porte. Gauss tendit le poing; elle vint s’y percher. « Ozzy, je te présente Randall James. M. James, voici Ozzy. » L’oiseau croassa en battant des ailes, sans quitter son perchoir. Gauss le caressa, un sourire tendre aux lèvres.
Soit il était sincère, soit il était le meilleur menteur que Randall ait rencontré de toute sa vie. Il fallait le déstabiliser, percer ses défenses… Pris d’une inspiration soudaine, Randall lança : « Je dois vous dire…
— Quoi?
— Il y a un problème avec le million.
— Ah oui? » Pas de panique, pas même de sursaut. Il continua à lisser les plumes d’Ozzy, sans plus de réaction que si on lui avait dit le temps est à la pluie… Comme si ses motivations étaient telles qu’il les avait décrites : un curieux voulant partager ses trouvailles. Rien de bassement vénal…
« Nous devrons passer par notre banque pour préparer le chèque », dit-il pour se rattraper. « Vous devrez peut-être patienter un jour ou deux…
— Pas de problème. Nous pourrons en profiter pour faire les épreuves supplémentaires que vous avez en tête… »
Randall ne savait plus quoi penser. Édouard Gauss n’avait rien en commun avec les autres qu’il avait testés au fils des décennies. Le scepticisme avait des racines profondes en lui, mais à bien y penser, le précepte central de la doctrine n’était pas de ne rien croire… Mais plutôt de juger des croyances à partir des indices issus d’une démarche scientifique.
« Bon, je mords. D’où vient ce lien particulier avec votre oiseau? »
Gauss sourit. « Je sais que vous n’allez pas me croire, mais voici quand même. À cette époque, j’étais sous l’effet d’une compulsion qui ne me lâchait pas, quand un matin, j’ai eu une intuition… »
Oh boy, pensa Randall. Here we go… 

dimanche 1 mai 2016

Le Noeud Gordien, épisode 418 : La preuve, 1re partie

C’était l’une des premières journées réellement estivales. La lumière crue du jour était éblouissante; le vent tiède laissait entrevoir les promesses de la belle saison. Enfin.
Randall James s’était endormi sur la véranda, à l’ombre des grands pins qui séparait son terrain de celui du voisin. La vibration de son téléphone le ramena du côté de l’éveil. Il ouvrit les yeux pour voir qu’un oiseau picorait les restes de son déjeuner. L’opportuniste s’envola avec un morceau de croute au premier mouvement.
« Randall? C’est Judy. » La directrice générale de sa fondation. Son ton d’ordinaire jovial était hésitant; elle paraissait embarrassée.
« Qu’est-ce qui se passe? »
Elle inspira profondément, puis bafouilla quelque chose. .
« Je n’ai pas compris, peux-tu répéter?
— Le défi a été relevé. »
Il était trop tard pour le poisson d’avril, et Judy n’était pas le genre de femme à s’amuser aux dépends des autres. À sa connaissance, il n’y avait qu’un seul dossier ouvert en ce moment : celui du reporter de La Cité. « C’est impossible.
— Et pourtant…
— Qui supervisait le protocole?
— Bernie. » Bernard Simmons était l’un des illusionnistes les plus prometteurs de sa génération et il connaissait tous les trucs du métier – il en avait lui-même développé quelques-uns. Randall doutait qu’il ait pu se faire jeter de la poudre aux yeux. « Vous avez fait combien d’essais?
— Dix-sept, avec des délais variables entre chacun. À chaque fois, il a pointé exactement dans la direction de son oiseau. Il a obtenu la note parfaite. »
Pourtant, il devait bien y avoir un truc… Randall était reconnaissant que l’âge ait, jusqu’ici, épargné son cœur : il battait comme s’il voulait s’échapper de son torse. Une sueur froide coulait dans le creux de son dos. « Dis-moi qu’il est encore en ville…
— Oui, oui. Il nous a assuré qu’il se prêterait à tous les essais supplémentaires, avec d’autres protocoles si nous le désirons. »
Lorsqu’il avait entendu parler du reporter pour la première fois, Randall l’avait classé comme Fool parce qu’il déléguait l’élaboration du protocole scientifique à l’équipe de la Fondation. Un escroc, au contraire, aurait veillé à mettre en place une occasion de tricherie qui ne soit pas remarquée par le camp des examinateurs. Ce zigoto aurait été arrogant de présumer pouvoir tromper l’œil inquisiteur des sceptiques de la Fondation… S’il n’avait pas réussi à le faire.
Randall frotta sa nuque. Elle était trempée. Que deviendrait l’œuvre de sa vie si ce type parvenait à convaincre le monde entier que les sceptiques les plus célèbres avaient tort? Les masses n’avaient jamais attendu de preuve pour croire, bien entendu; il entrevoyait toutefois que tous les believers se raccrocheraient à ce résultat comme une preuve confirmant que tout le reste était du domaine du possible… Et, ironie suprême, que c’est du discours des sceptiques dont il fallait douter.
« Attendez-moi pour la prochaine ronde de tests. Matthew est au travail : je prends un taxi. Je pars tout de suite. Je tiens à rencontrer ce monsieur…
— Gauss.
— Ouais. À tout de suite. »
Pendant sa préparation et le trajet subséquent, Randall James ne cessa pas un instant de penser à ce qui se cachait derrière ce succès apparent, ce truc capable de berner Bernie Simmons.

Bien qu’il eût gagné en jouant selon les règles que Randall avait lui-même posées, il lui était tout simplement impossible de considérer que ce monsieur Gauss puisse réellement détenir quelque capacité surnaturelle.