L’hébétude et la surprise suivirent
leur cours jusqu’à disparaître. Le fou rire larmoyant de Timothée finit par
s’épuiser; la désorientation qui avait fait trembler Aizalyasni disparut à peu
près en même temps, lorsque son esprit finit par s’accommoder au fait qu’ils se
trouvaient à la fois loin de La Cité et à quelques minutes de marche du
Terminus.
« On devrait aller voir plus
loin », dit Timothée, tout excité.
« Est-ce que c’est une bonne
idée? Et si la grotte se refermait?
— Tu peux m’attendre ici,
alors. » Il s’éloigna en enjambant les buissons et les fougères d’un pas
leste.
Hésitante, Aizalyasni fut tentée de
l’appeler, de le supplier de rester avec elle… Elle se retint toutefois,
convaincue que rien ne le ferait reculer. Elle s’élança donc à sa suite dans
les bosquets mouillés.
Dès qu’ils eurent contourné une
montée graveleuse, les lumières d’une ville apparurent en contrebas. Ils
échangèrent un regard et amorcèrent leur descente.
Malgré la noirceur, il était
manifeste à la lueur des lampadaires que la plupart des immeubles qu’ils apercevaient
étaient du même blanc que les couloirs du trou. Timothée pointa vers leur
droite; un groupe d’enfants jouaient au ballon sur un terrain gazonné,
l’endroit le mieux éclairé des environs.
« Au moins, nous sommes encore
sur Terre », dit Timothée avec un rire forcé. « Des enfants qui
jouent au soccer… Ça peut être n’importe où! »
Timothée se pencha pour ramasser un
papier journal détrempé qui se trouvait sur leur chemin. Il le déplia
soigneusement. La page montrait une photo d’un monsieur en cravate… Un autre
indice trop peu précis pour les situer. Il orienta tant bien que mal le journal
pour mieux l’éclairer. « C’est de l’arabe », dit-il. « Je ne
peux rien lire, pas même le titre. Et toi? »
Aizalyasni fit non de la tête. Il
abandonna le feuillet et ils continuèrent vers le terrain de jeu.
Les enfants ne donnèrent aucun signe
d’avoir remarqué l’approche de ces deux zigotos habillés et bottés pour
l’hiver. Aizalyasni eut beau se concentrer autant qu’elle put sur leurs
piaillements, elle échoua à identifier la langue qu’ils parlaient.
Elle salua timidement lorsqu’un
garçon regarda dans leur direction. Leur présence eut tôt fait de polariser l’intérêt
du petit groupe. Un garçon profita de la distraction pour s’échapper avec le
ballon et marquer un but. Le jeu s’arrêta; Timothée sauta sur l’occasion.
« Bonjour! Hello! Holà! Parlez-vous français? Do you speak English? Habla español? »
Les enfants remirent le ballon en jeu,
mais l’un d’eux trotta plutôt dans leur direction. Il devait avoir neuf ou dix
ans. « Je parle français », dit-il presque sans accent.
« Est-ce que ta famille et toi
venez de cette ville, de… » Il feignit un blanc de mémoire.
« Tanger? Oui, m’sieur. Je vis
là-bas », dit-il en pointant plus loin sur la rue.
« Et comment as-tu appris le
français?
— Mes parents. Mais on nous
l’apprend aussi à l’école, m’sieur. »
Une exclamation retentit :
l’autre équipe venait de marquer à son tour. « Hey, Lounis, tu joues ou tu
joues pas? »
Aizalyasni demanda : « Une
dernière question… Avez-vous vu passer une drôle de femme, hier ou
aujourd’hui? » Le garçon la regarda, interloquée. « Grande comme ça,
habillée de toutes les couleurs… Peut-être avec des comportements étranges? »
Après un moment d’hésitation, il
dit : « Non, m’dame. » Aizalyasni tressaillit. Elle ne se
souvenait pas qu’on l’ait déjà appelée madame.
« Tu es très gentil,
Lounis. » Elle passa sa main dans les cheveux. « Tu peux retourner
jouer.
— Tanger, c’est la ville d’origine
de Madame, non? », dit Timothée après que l’enfant se soit éloigné.
Aizalyasni regarda les enfants
manœuvrer sur le terrain en tentant de comprendre… « Durant l’attaque,
Madame a dû créer un passage pour s’enfuir, un endroit où elle pouvait se
sentir en sécurité…
— De La Cité au Maroc en quelques
pas… Je ne savais même pas qu’elle pouvait faire cela.
— Moi non plus. Je t’ai dit que
lorsque j’ai connecté avec son esprit, je n’ai perçu que le chaos, la colère et
la peur… Aucune réflexion. Je ne suis pas sûre qu’elle savait que c’était possible. Attends… » Elle ferma les
yeux et inspira trois fois. Elle ouvrit son esprit autant qu’elle le put dans
l’espoir de percevoir Madame à nouveau. Elle ne détecta rien, mais elle
découvrit que les environs baignaient dans une zone radiesthésique, quoique considérablement
moins concentrée que celle qui se trouvait de l’autre côté du passage, dans le
Centre-Sud.
Après un moment, Timothée
demanda : « Et puis?
— Rien. On retourne à la grotte?
— Ouais. Avec un peu de chance,
quelqu’un capable de nous sortir du trou va être arrivé au Terminus. »
Timothée leva les yeux vers le ciel. « J’espère que je vais pouvoir
revenir ici. J’aime encore mieux la pluie que l’hiver. »