Maude n’était pas plus ferrée que
Nico pour gérer la possibilité d’une violence réelle. Son premier réflexe fut
de s’éloigner pour chercher un policier au plus vite; elle zigzagua autour de
gens qui, pour la plupart, se fichaient de l’altercation.
Ça n’est qu’une fois rendue
plusieurs mètres plus loin qu’elle réalisa qu’elle ne trouverait aucune force
de l’ordre à proximité. Cette réalisation lui fit encore plus peur que l’homme
qui menaçait Nico. Par automatisme plus que par réflexion, elle se mit à
marcher dans la direction d’où ils étaient arrivés en se disant que cette
expédition était la pire idée de l’histoire.
Je
ne peux pas laisser Nico comme ça. Quelle honte! Mais que pouvait-elle
faire de plus? Le poivre de Cayenne offrait une mesure de dernier recours – il
était illégal pour un civil de s’en servir comme arme, même pour sa défense –,
mais pouvait-elle permettre à la situation de s’envenimer, attendre que Nico
reçoive en coup de poing… ou un coup de couteau?
« C’est d’même que la fin du
monde commence », dit une voix chevrotante à l’oreille de Maude. Elle
sursauta en étouffant un cri de surprise. « Autant en profiter. »
Avant qu’elle n’ait eu le temps de se ressaisir, l’homme qui avait surgi
derrière elle lui saisit les hanches et la tira jusqu’à lui. Il se frotta contre
elle en lui empoignant les seins à deux mains.
Elle se débattit de tout son corps
en enfilant une série de coups de coude à l’aveuglette. Quelques-uns firent
mouche : l’étreinte se desserra. Dès qu’elle le put, elle se retourna en
brandissant la bombonne de poivre au nez de l’agresseur.
Rien ne se produisit.
Au comble de la panique, elle s’enfuit à toute vitesse vers le centre
communautaire. Comme pour Nico, personne n’avait donné l’impression de vouloir
intervenir. Personne n’avait même cillé.
Elle ne s’arrêta qu’une fois adossée
au centre communautaire. Elle tenta de reprendre son souffle en balayant la
foule du regard, toujours en état d’alerte. Le tripoteur n’était nulle part en
vue. Pourquoi la bombonne l’avait-elle trahie? Encore heureuse qu’elle n’ait
pas été confrontée à une situation de vie ou de mort… Elle l’avait échappé
belle.
Un son étrange se fit entendre, une
sorte de claquement accompagné d’un grésillement. Le bruit avait quelque chose
qui évoquait l’électricité, mais Maude ne put identifier sa source exacte.
Simultanément, un homme qui se tenait de l’autre côté de la rue fut pris de
convulsions; il se mit à trembler si fort qu’il perdit pied en quelques
secondes pour se retrouver couché contre l’asphalte à frétiller comme un ver.
Son état s’intensifia seconde après
seconde. Pourquoi personne ne va l’aider?
Cette question donna lieu à une autre, plus troublante… Et pourquoi je ne vais pas l’aider, moi?
Elle avait maintes fois entendu
parler de ces histoires horribles où un drame se déroulait devant de nombreux
témoins sans que personne n’intervienne; comme tout le monde, elle croyait que
pour elle, ce serait différent, qu’elle serait capable d’agir là où d’autres
resteraient bêtement figés sur place. Elle se trompait : malgré sa
lucidité, malgré sa honte, elle n’osa pas faire les premiers pas.
En balayant la scène du regard, elle
aperçut Nico qui s’approchait, la panique dans les yeux. Elle accourut à sa
rencontre et l’étreignit sans ménagement.
« Est-ce que tu vas
bien? », demandèrent-ils ensemble, avant de répondre : « Moi, ça
va » à l’unisson. Ils éclatèrent de rire, un rire d’autant plus intense
qu’il était galvanisé par la nervosité.
« C’est quoi le problème avec
ce gars-là? », demanda-t-il en pointant le malade au moment même où il se
mettait à vomir abondamment. Maude nota bien malgré elle qu’il ne s’agissait
pas d’une simple régurgitation : il dégueulait des masses d’écume jaune
mêlée de stries rouges, peut-être du sang. Les spasmes reprirent vite le
dessus; le type recommença à se tortiller, les yeux révulsés, ses membres
s’agitant dans toutes les directions…
« On dirait une sorte
d’attaque…
— C’est dégueulasse », dit
Nico, le nez plissé.
Maude allait dire nous devons faire quelque chose lorsque
quelqu’un prit enfin l’initiative.
Elle soupira, les yeux embués de
larmes. Il lui avait fallu à peine un quart d’heure dans le Centre-Sud pour
avoir vu le pire de l’humanité… Et le pire d’elle-même. Elle se sentait
coupable d’avoir abandonné Nico, elle avait honte de ne pas avoir bondi pour
aider ce pauvre homme… Avoir été ciblée par un violeur potentiel ne devait pas,
en principe, ajouter à son sentiment, mais Maude se sentait comme si un nid
d’araignée lui était tombé dessus. Elle aurait voulu brûler ses vêtements et
rester une heure ou deux sous la douche. Quinze minutes dans le Centre-Sud et
elle était déjà à bout.
Durant sa préparation en vue de leur
mission commando, Nico et elle s’étaient souvent retournés vers l’idée que des
gens vivaient ici à l’année longue, question de se donner du courage.
Maintenant, la pensée lui paraissait d’abord désespérante.
Elle remarqua que Nico avait dirigé
sa caméra cachée vers le bon samaritain. Ils ne repartiraient peut-être pas les
mains vides après tout…
Les mains vides…
« Christ! », cracha Maude sans desserrer les dents, pour que
Nico seul l’entende. « Ma caméra! Où est-ce que je l’ai laissée? »