Le réfectoire devint
silencieux, en état d’alerte. Une adolescente encapuchonnée se leva, poings
serrés, prête à bondir sur lui pour lui faire payer cette tromperie dont elle
ignorait la nature. D’autres firent pareil à sa suite. Olson avait le doigt
dans l’engrenage. À moins d’agir vite, il allait se faire tabasser et expulser manu militari. Au milieu de la zone
radiesthésique, il ne pouvait pas compter sur son art pour se défendre; il
décida donc d’abattre son jeu.
Sans dire un mot, sans
formuler quelque argumentaire, il se contenta d’ouvrir son esprit aux deux
autres.
Ma plus grande passion est d’améliorer le corps humain, accroitre ses
capacités, repousser ses limites, découvrir son plein potentiel.
J’ai réussi à percer le mécanisme d’émission de phéromones chez
l’humain. Je l’ai enrichi. Je suis capable d’en jouer.
Grâce à ces agents chimiques, mon associée et moi pouvons influencer,
jusqu’à un certain degré, les réactions de ceux qui y sont sensibles – tous ne
sont pas également affectés.
Oui, Timothée compte sans doute parmi eux, pensa-t-il en se
remémorant son « Vous êtes beaux! »
Mon intention n’a jamais été de vous tromper. Mes phéromones font
partie de moi, autant que votre lien télépathique fait partie de vous…
Timothée demanda :
« Pourquoi n’avons-nous pas détecté de magie sur le pont? »
Olson tressaillit. Les
Seize décourageaient depuis toujours l’emploi du terme magie, à la fois vulgaire et révélateur de la nature de leur
entreprise. Et lui, il l’utilisait devant tout le monde…
Il s’agit d’une altération de la biochimie de mon corps, et non d’un
procédé actif. Sur le coup, je n’y
avais même pas pensé. Puis, à voix haute : « Je n’ai jamais eu
pour objectif de vous tromper.
— Pourquoi, alors,
vouloir nous le cacher?
— Afin d’éviter ce qui
est en train de se produire à l’instant : que vous y voyiez un indice de
mauvaise volonté, alors que ce n’est pas le cas. » Son plaidoyer fut suivi
d’un lourd silence.
« Il dit
vrai », annonça Aizalyasni. La tension retomba d’un cran, mais l’attitude
de ceux qui l’entouraient lui faisait comprendre qu’il avait intérêt à montrer
patte blanche, sans quoi il aurait affaire à eux.
« Tassez les
meubles », dit Tim pour finir de changer le sujet. « C’est l’heure. »
Tout le monde se mit
au travail avec l’harmonie de la tâche maintes fois répétée. Aizalyasni ferma
les yeux un instant; un bruit retentit. Un son pur, cristallin, qu’Olson n’entendit
pas avec ses oreilles, mais avec son esprit. D’autres individus se mirent à
arriver par petites grappes.
Les cloches de l’église
avaient sonné, les fidèles se rendaient à l’office.
« Les oraisons
ont lieu deux fois par jour », expliqua Timothée pendant qu’Olson
regardait la masse bigarrée entrer dans la pièce. « Tu verras qu’il n’y a
rien pour menacer vos secrets, simplement une série de mouvements que nous
accomplissons à l’unisson. »
Il s’apprêtait à
souligner que discuter publiquement de l’existence de tels secrets dans une
salle bondée n’était pas exactement un indice de discrétion, mais Timothée l’interrompit.
« Ne t’en fais pas : personne ne nous entend. Tu vois? » En
effet… Distrait par ses observations, Olson n’avait pas remarqué que les lèvres
de Timothée ne bougeaient pas.
Donc, l’oraison, ces mouvements… Quel rôle jouent-ils?
« Ils font du
bien à tout le monde. »
Cette réponse n’en
était pas une. Loin du Centre-Sud, Timothée était plus loquace… Était-ce la
présence d’Aizalyasni, du Cercle, des fidèles qui changeait la donne? Timothée
perçut sans doute son interrogation – comme tout le reste –, mais il décida de
ne pas y répondre.
« On va
commencer. Tu peux participer, si tu veux… »
When in Rome, do as the Romans do, se dit Olson en acquiesçant.
Peut-être que ceux qui s’étaient braqués contre lui accepteraient mieux sa
présence après l’avoir vu participer au rituel.
Tim alla se
positionner au centre de la pièce; Olson choisit un coin discret où il pourrait
bien voir… Aizalyasni frappa trois fois dans ses mains : le signal était
donné.
Le début de l’oraison rappelait
les premiers exercices respiratoires qu’on enseignait aux initiés. Olson mima
les gestes sans difficulté; il dut toutefois s’ébrouer à quelques reprises.
Au premier abord, les
mouvements de la deuxième séquence semblaient être un patchwork d’exercices
yogiques à rabais, excisés de toute substance… Mais de fil en aiguille, Olson
comprit ce qui se cachait derrière l’oraison.
Ce que les Maîtres
traçaient à l’encre sur du papier, ou à la craie sur le sol, les fidèles le
dessinaient dans l’air, grâce à leurs gestes.
Pour ses yeux
entraînés, c’était une évidence; mais est-ce que les fidèles comprenaient ce qu’ils
faisaient? Est-ce qu’on pouvait parler d’une réelle brèche des cinq principes?
La question la plus
préoccupante, toutefois, était : à
quoi peut servir ce procédé, répété deux fois par jour, par des dizaines de
participants, dans la zone radiesthésique?
À sa connaissance, il
était impossible pour un civil de réaliser un procédé. Était-ce différent s’ils
se coordonnaient en nombre suffisant? Impossible de le savoir sans recourir à l’acuité.
Et impossible de retourner au quartier général sans en avoir le cœur net. Olson
décida de prendre un risque calculé : il cessa de résister à l’état
second.
Il était convaincu de
pouvoir gérer l’énergie radiesthésique s’il se limitait à quelques instants,
mais dès la première seconde, il découvrit avec qu’il avait sous-estimé l’intensité
monstrueuse de l’énergie ambiante. Il se sentit submergé par un raz-de-marée
capable de l’emporter et le dissoudre dans son immensité.
Aussi sonné que s’il
avait reçu un coup de bélier, il s’efforça de fermer les vannes avant qu’il ne soit
trop tard. Il parvint à conserver son identité de justesse, en grande partie
grâce à l’assise solide que lui avait conféré la réalisation du Grand Œuvre.
C’est en reprenant
conscience qu’il réalisa qu’il l’avait perdue. Les gens du Terminus étaient
massés autour de lui avec une variété d’expressions où l’inquiétude
prédominait. Les murmures se turent lorsqu’il tenta de se relever.
« Est-ce que ça
va? », demanda un quidam.
« Oui, oui »,
répondit-il machinalement. Après un instant, l’oraison reprit.
Olson pour sa part
préféra rester à l’écart. L’épisode avait été court mais brutal; il n’était pas
certain de s’en être ressorti indemne. Son corps ne portait aucune trace, mais…
En s’y attardant, il
eut l’impression que quelque chose en lui s’était cassé, une pièce maintenant
distincte du reste… Comme si un rouage s’était détaché. Il n’aurait pas été
surpris, en bougeant la tête, d’entendre l’engrenage cliqueter dans son crâne.
Il aurait dû être
inquiet… Mais une partie de lui – cette nouvelle pièce mobile? – lui soufflait
que c’était peut-être pour le mieux…