Martin Martel avait
grandi dans l’Est de La Cité, habitué au pushers
de coins de rue, aux filles faisant le trottoir, aux gangsters peu soucieux
de leurs balles perdues, aux paumés prêts à tout pour une poignée de dollars…
Pour Martin, les
policiers de quartier représentaient une force positive dont la seule présence
suffisait souvent à faire disparaître les fauteurs de trouble. Il avait voulu
devenir une telle présence dans son quartier; il était donc entré à l’Académie
policière de La Cité.
Martin n’avait pas été
le meilleur ni dans les épreuves physiques, ni dans ses examens, mais il avait gagné
l’estime de ses formateurs qui voyaient en lui une recrue prête à mettre du
cœur à l’ouvrage. On disait de lui qu’il irait loin… Pour peu, ajoutait-on à
mots couverts, qu’il reconnaisse sa place. Le jeune Martin avait compris qu’on
attendait de lui qu’il se conforme à la culture de la police, qu’il respecte
ses supérieurs et tutti quanti… Mais cette recommandation portait sur une toute
autre chose.
Une fois sur le
terrain, il découvrit que la police de La Cité avait une conception pour le
moins variable de la justice. Martin était plus susceptible de coffrer un
clochard qui s’improvisait vendeur de drogue par nécessité qu’un soldat des
clans criminels pris en flagrant délit. Même s’il persévérait jusqu’à traîner
l’un de ces derniers au poste, sauf exception, il était relâché avant même que
l’encre sur les papiers d’arrestation n’ait fini de sécher.
Il avait eu raison de
croire que les policiers de quartier faisaient respecter l’ordre sur leur
territoire. Il n’avait toutefois pas imaginé qu’ils se le partageaient avec les
criminels qui y faisaient affaire, maintenant un statu quo qui se voulait
profitable de part et d’autre.
En effet, presque tous
ses collègues encaissaient des pots-de-vin, pas tous en argent. Martin, pour sa
part, tenta tant bien que mal de continuer à personnifier la droiture théorique
des forces de l’ordre, mais personne, pas même son partenaire, ne semblait
partager ses réserves.
Après deux ans, il
avait cessé d’essayer; seul son salaire justifiait qu’il demeure en poste. Maintenant
marié, propriétaire, père d’un deuxième enfant, il n’avait plus le luxe de se
permettre quelque incertitude professionnelle. Parce qu’il devait continuer à
nourrir sa famille, il ravala ses scrupules et se contenta de faire le minimum
attendu de lui au jour le jour.
Compte tenu son
relatif désengagement, il fut le premier surpris lorsqu’il fut pressenti pour
accéder au rang de sergent. L’augmentation de salaire était légère mais
significative; il passa les examens à la première occasion et, comme prévu, le
poste lui échut.
Il avait espéré que
son rôle de superviseur l’éloignerait du sentiment d’impuissance qu’il ressentait
au contact de la rue. Sous les ordres d’un lieutenant corrompu jusqu’à la
moelle – qui avait recommandé la promotion de Martin justement parce qu’il n’entretenait pas la moindre velléité
carriériste –, il se retrouva plutôt à reconduire auprès de ses hommes le genre
de directives qu’il lui coûtait tant de suivre.
Martin découvrit qu’à
défaut de sa loyauté, son lieutenant s’était assuré de sa docilité : il
avait monté un dossier sur Martin – et, il l’avait appris plus tard, sur à peu
près tout le monde au poste –, un dossier capable de l’incriminer de quinze
façons différentes, certaines inventées d’un bout à l’autre, certaines
malheureusement véridiques.
Il avait le doigt, la
main, le bras dans l’engrenage :
il ne pouvait plus reculer. Il ne voulait plus avancer. Chaque jour était
composé d’une litanie de compromissions; ses soirées à la maison
l’exaspéraient, alors qu’il se trouvait des heures durant plongés dans les
petits malaises de la vie domestique. Sa femme et ses enfants continuaient à le
voir comme un fier représentant des forces de l’ordre; cette image renvoyée
salait ses plaies en le confrontant à de bien tristes vérités : en se
faisant le complice de criminels, il en était devenu un lui-même.
Son salaire de sergent
lui permit d’aller se changer les idées dans les bars du quartier plutôt que
vider quelques bouteilles à la maison. Il eut tôt fait de découvrir que cocaïne
et vie nocturne allaient main dans la main. À cette époque, la coke était si
accessible qu’il pouvait même s’en procurer au travail... Ses collègues
n’avaient pas à se faire prier pour partager leurs vices avec celui qui,
pendant des années, leur avait donné l’impression qu’il se considérait
moralement supérieur. Au final, il n’était pas mieux que les autres…
Lorsqu’il était bien
imbibé et high en même temps, il lui
arrivait d’oublier le marasme dans lequel il s’était mis. Presque chaque soir,
il rentrait en titubant aux premières lueurs du jour, quitte à passer la journée
suivante avec la gueule de bois.
L’accoutumance le
conduisait à consommer de plus en plus à la recherche de l’état idéal. Il lui
arrivait de plus en plus fréquemment de se réveiller tout fripé, à peine
capable de reconstruire ses aventures de la veille à partir des bribes floues
qui perduraient. Les pires fois, il se réveillait en détectant des volutes
résiduelles de parfum de femme, ou un élancement qui lui rappelait qu’il
s’était fait griffer le dos pendant une baise survoltée à la poudre blanche.
Dans ces moments cuisants de honte, il se disait qu’il devait cesser, qu’il ne
devait recommencer sous aucun prétexte… Et pourtant… La dérape reprenait
toujours.
Lorsque sa femme lui
annonça son intention de divorcer, il ne lui fit aucun obstacle. Il lui laissa
la maison, la voiture, la garde des enfants. Martin se trouva un appartement
deux pièces quelque part entre le poste et les bars qu’il hantait chaque soir.
La fatigue de ses
nuits insomniaques, couplée à la nervosité de cette transition l’avait usé au
point d’inquiéter ses collègues. Lorsque son lieutenant le lui mentionna,
Martin explosa en une violente tirade où il exposa, avec un degré de cohérence
variable, tout ce qui ne tournait pas rond dans sa vie, dans la ville, au
poste, dans le monde entier. Le lieutenant l’écouta patiemment avant de lui
donner son congé, soulignant qu’il comprenait mieux ce que Martin vivait, et qu’il
agirait en tenant compte de cette nouvelle compréhension.
Le lendemain matin, à
6 heures précises, on frappait à sa porte pour le mettre en état d’arrestation.
L’accusation était liée à un crime bidon; le fait qu’on ait découvert une
petite quantité de cocaïne sur lui fournissait toutefois un levier de plus pour
l’incriminer.
Le juge lui donna six
mois de prison. Son casier judiciaire signifiait qu’il ne travaillerait plus
jamais pour la police; la pire conséquence fut toutefois que son ex-femme
profita de l’occasion pour demander la révocation de son droit de visiter ses
enfants.
Il s’était attendu à
être mal reçu par les criminels qu’il devait côtoyer en taule, mais les
résidents étaient loin des durs-à-cuire qui peuplaient les pénitenciers à
sécurité maximum. Fraudeurs, récidivistes, vendeurs de drogue à la petite
semaine… Ils n’avaient cure de savoir que Martin portait jadis l’uniforme.
Après tout, la police n’était, à leurs yeux, qu’un autre gang régnant sur la
ville; un vernis de légitimité était la seule chose qui les distinguait.
Sa première semaine
d’incarcération fut la plus difficile de toute sa vie. Il était aux prises sans
cesse avec des sentiments confus – honte, injustice, colère, désespoir; le
jour, il se sentait chargé comme une bouteille de nitroglycérine, prêt à
exploser au moindre choc; la nuit, il fixait le plafond, à la fois en sueur et
frissonnant, incapable de soulager son malaise à coups de bouteilles et de
lignes de poudres.
Après une période de
déni, pendant laquelle il croyait que les choses finiraient par mieux aller, il
dut se rendre à l’évidence : il avait besoin d’aide. À la suggestion de
l’aumônier du centre de détention, Martin assista à une réunion du groupe
Anonymes. Il passa les premières rencontres les bras croisés, sans rien dire. À
force d’entendre parler les autres, il découvrit une vérité stupéfiante : il
n’était pas le seul à étouffer ses malaises par des bonheurs contrefaits.
Lorsque vint le moment
de sa libération conditionnelle, Martin avait compris qu’il lui était toujours possible
d’aider les autres, mieux encore que lorsqu’il portait l’uniforme.
Martin réussit à
subvenir à ses besoins en travaillant ici et là, en gagnant assez pour se
nourrir et se loger – le plus souvent dans des squats plutôt que dans des
chambres. Mais surtout, dans ses temps libres, il se mit à porter l’œuvre des
Anonymes dans La Cité. Il avait tout perdu; c’était le prix à payer pour ses
écarts passés. Son chemin de croix lui avait montré la voie vers une raison d’être.
C’était une vie de moine, difficile mais satisfaisante. Une seule chose
continuait à peser sur son âme : ses enfants qui grandissaient dans cette
ville pourrie, qui ne le connaissaient pas autrement que par ce que leur mère
leur avait raconté… Qu’il n’avait jamais revus.
Quinze ans plus tard, plusieurs
groupes d’Anonymes de La Cité le voyaient comme un pilier, animant des
rencontres depuis… Toujours, apparemment. Dans les squats du Centre-Sud, on le considérait
comme un ange, une présence bienveillante dans un monde malade.
Lorsque Martin avait
aperçu cette femme affolée claudiquer dans les rues du Centre-Sud, il avait
voulu lui venir en aide, tout naturellement. Il l’avait approchée avec un sourire…
Un sourire qui, à lui seul, l’avait calmée.
Après un moment de
silence interloqué, où elle semblait perdue dans ses pensées, cette femme lui
avait parlé. Loin d’être incohérente, elle lui avait dit des vérités qu’il n’avait
jamais soupçonnées…
Ce jour-là, Martin
était devenu le premier fidèle de Madame.