dimanche 29 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 363 : Trois

Martin Martel avait grandi dans l’Est de La Cité, habitué au pushers de coins de rue, aux filles faisant le trottoir, aux gangsters peu soucieux de leurs balles perdues, aux paumés prêts à tout pour une poignée de dollars…  
Pour Martin, les policiers de quartier représentaient une force positive dont la seule présence suffisait souvent à faire disparaître les fauteurs de trouble. Il avait voulu devenir une telle présence dans son quartier; il était donc entré à l’Académie policière de La Cité.
Martin n’avait pas été le meilleur ni dans les épreuves physiques, ni dans ses examens, mais il avait gagné l’estime de ses formateurs qui voyaient en lui une recrue prête à mettre du cœur à l’ouvrage. On disait de lui qu’il irait loin… Pour peu, ajoutait-on à mots couverts, qu’il reconnaisse sa place. Le jeune Martin avait compris qu’on attendait de lui qu’il se conforme à la culture de la police, qu’il respecte ses supérieurs et tutti quanti… Mais cette recommandation portait sur une toute autre chose.
Une fois sur le terrain, il découvrit que la police de La Cité avait une conception pour le moins variable de la justice. Martin était plus susceptible de coffrer un clochard qui s’improvisait vendeur de drogue par nécessité qu’un soldat des clans criminels pris en flagrant délit. Même s’il persévérait jusqu’à traîner l’un de ces derniers au poste, sauf exception, il était relâché avant même que l’encre sur les papiers d’arrestation n’ait fini de sécher.
Il avait eu raison de croire que les policiers de quartier faisaient respecter l’ordre sur leur territoire. Il n’avait toutefois pas imaginé qu’ils se le partageaient avec les criminels qui y faisaient affaire, maintenant un statu quo qui se voulait profitable de part et d’autre.
En effet, presque tous ses collègues encaissaient des pots-de-vin, pas tous en argent. Martin, pour sa part, tenta tant bien que mal de continuer à personnifier la droiture théorique des forces de l’ordre, mais personne, pas même son partenaire, ne semblait partager ses réserves.
Après deux ans, il avait cessé d’essayer; seul son salaire justifiait qu’il demeure en poste. Maintenant marié, propriétaire, père d’un deuxième enfant, il n’avait plus le luxe de se permettre quelque incertitude professionnelle. Parce qu’il devait continuer à nourrir sa famille, il ravala ses scrupules et se contenta de faire le minimum attendu de lui au jour le jour.
Compte tenu son relatif désengagement, il fut le premier surpris lorsqu’il fut pressenti pour accéder au rang de sergent. L’augmentation de salaire était légère mais significative; il passa les examens à la première occasion et, comme prévu, le poste lui échut.
Il avait espéré que son rôle de superviseur l’éloignerait du sentiment d’impuissance qu’il ressentait au contact de la rue. Sous les ordres d’un lieutenant corrompu jusqu’à la moelle – qui avait recommandé la promotion de Martin justement parce qu’il n’entretenait pas la moindre velléité carriériste –, il se retrouva plutôt à reconduire auprès de ses hommes le genre de directives qu’il lui coûtait tant de suivre.
Martin découvrit qu’à défaut de sa loyauté, son lieutenant s’était assuré de sa docilité : il avait monté un dossier sur Martin – et, il l’avait appris plus tard, sur à peu près tout le monde au poste –, un dossier capable de l’incriminer de quinze façons différentes, certaines inventées d’un bout à l’autre, certaines malheureusement véridiques.
Il avait le doigt, la main, le bras dans l’engrenage : il ne pouvait plus reculer. Il ne voulait plus avancer. Chaque jour était composé d’une litanie de compromissions; ses soirées à la maison l’exaspéraient, alors qu’il se trouvait des heures durant plongés dans les petits malaises de la vie domestique. Sa femme et ses enfants continuaient à le voir comme un fier représentant des forces de l’ordre; cette image renvoyée salait ses plaies en le confrontant à de bien tristes vérités : en se faisant le complice de criminels, il en était devenu un lui-même. 
Son salaire de sergent lui permit d’aller se changer les idées dans les bars du quartier plutôt que vider quelques bouteilles à la maison. Il eut tôt fait de découvrir que cocaïne et vie nocturne allaient main dans la main. À cette époque, la coke était si accessible qu’il pouvait même s’en procurer au travail... Ses collègues n’avaient pas à se faire prier pour partager leurs vices avec celui qui, pendant des années, leur avait donné l’impression qu’il se considérait moralement supérieur. Au final, il n’était pas mieux que les autres…
Lorsqu’il était bien imbibé et high en même temps, il lui arrivait d’oublier le marasme dans lequel il s’était mis. Presque chaque soir, il rentrait en titubant aux premières lueurs du jour, quitte à passer la journée suivante avec la gueule de bois.
L’accoutumance le conduisait à consommer de plus en plus à la recherche de l’état idéal. Il lui arrivait de plus en plus fréquemment de se réveiller tout fripé, à peine capable de reconstruire ses aventures de la veille à partir des bribes floues qui perduraient. Les pires fois, il se réveillait en détectant des volutes résiduelles de parfum de femme, ou un élancement qui lui rappelait qu’il s’était fait griffer le dos pendant une baise survoltée à la poudre blanche. Dans ces moments cuisants de honte, il se disait qu’il devait cesser, qu’il ne devait recommencer sous aucun prétexte… Et pourtant… La dérape reprenait toujours.
Lorsque sa femme lui annonça son intention de divorcer, il ne lui fit aucun obstacle. Il lui laissa la maison, la voiture, la garde des enfants. Martin se trouva un appartement deux pièces quelque part entre le poste et les bars qu’il hantait chaque soir.
La fatigue de ses nuits insomniaques, couplée à la nervosité de cette transition l’avait usé au point d’inquiéter ses collègues. Lorsque son lieutenant le lui mentionna, Martin explosa en une violente tirade où il exposa, avec un degré de cohérence variable, tout ce qui ne tournait pas rond dans sa vie, dans la ville, au poste, dans le monde entier. Le lieutenant l’écouta patiemment avant de lui donner son congé, soulignant qu’il comprenait mieux ce que Martin vivait, et qu’il agirait en tenant compte de cette nouvelle compréhension.
Le lendemain matin, à 6 heures précises, on frappait à sa porte pour le mettre en état d’arrestation. L’accusation était liée à un crime bidon; le fait qu’on ait découvert une petite quantité de cocaïne sur lui fournissait toutefois un levier de plus pour l’incriminer.
Le juge lui donna six mois de prison. Son casier judiciaire signifiait qu’il ne travaillerait plus jamais pour la police; la pire conséquence fut toutefois que son ex-femme profita de l’occasion pour demander la révocation de son droit de visiter ses enfants.
Il s’était attendu à être mal reçu par les criminels qu’il devait côtoyer en taule, mais les résidents étaient loin des durs-à-cuire qui peuplaient les pénitenciers à sécurité maximum. Fraudeurs, récidivistes, vendeurs de drogue à la petite semaine… Ils n’avaient cure de savoir que Martin portait jadis l’uniforme. Après tout, la police n’était, à leurs yeux, qu’un autre gang régnant sur la ville; un vernis de légitimité était la seule chose qui les distinguait.  
Sa première semaine d’incarcération fut la plus difficile de toute sa vie. Il était aux prises sans cesse avec des sentiments confus – honte, injustice, colère, désespoir; le jour, il se sentait chargé comme une bouteille de nitroglycérine, prêt à exploser au moindre choc; la nuit, il fixait le plafond, à la fois en sueur et frissonnant, incapable de soulager son malaise à coups de bouteilles et de lignes de poudres.
Après une période de déni, pendant laquelle il croyait que les choses finiraient par mieux aller, il dut se rendre à l’évidence : il avait besoin d’aide. À la suggestion de l’aumônier du centre de détention, Martin assista à une réunion du groupe Anonymes. Il passa les premières rencontres les bras croisés, sans rien dire. À force d’entendre parler les autres, il découvrit une vérité stupéfiante : il n’était pas le seul à étouffer ses malaises par des bonheurs contrefaits.
Lorsque vint le moment de sa libération conditionnelle, Martin avait compris qu’il lui était toujours possible d’aider les autres, mieux encore que lorsqu’il portait l’uniforme.
Martin réussit à subvenir à ses besoins en travaillant ici et là, en gagnant assez pour se nourrir et se loger – le plus souvent dans des squats plutôt que dans des chambres. Mais surtout, dans ses temps libres, il se mit à porter l’œuvre des Anonymes dans La Cité. Il avait tout perdu; c’était le prix à payer pour ses écarts passés. Son chemin de croix lui avait montré la voie vers une raison d’être. C’était une vie de moine, difficile mais satisfaisante. Une seule chose continuait à peser sur son âme : ses enfants qui grandissaient dans cette ville pourrie, qui ne le connaissaient pas autrement que par ce que leur mère leur avait raconté… Qu’il n’avait jamais revus.
Quinze ans plus tard, plusieurs groupes d’Anonymes de La Cité le voyaient comme un pilier, animant des rencontres depuis… Toujours, apparemment. Dans les squats du Centre-Sud, on le considérait comme un ange, une présence bienveillante dans un monde malade.
Lorsque Martin avait aperçu cette femme affolée claudiquer dans les rues du Centre-Sud, il avait voulu lui venir en aide, tout naturellement. Il l’avait approchée avec un sourire… Un sourire qui, à lui seul, l’avait calmée.  
Après un moment de silence interloqué, où elle semblait perdue dans ses pensées, cette femme lui avait parlé. Loin d’être incohérente, elle lui avait dit des vérités qu’il n’avait jamais soupçonnées…
Ce jour-là, Martin était devenu le premier fidèle de Madame.

dimanche 22 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 362 : Deux

Aizalyasni s’était tournée vers la prostitution par sens du devoir.
Lorsque sa mère malade était devenue invalide, elle n’avait pas vu d’autre choix. Elle avait emprunté la petite robe noire d’une fille de son école avant de se rendre dans le lobby de l’un de ces hôtels desservant une clientèle internationale. Son visage juvénile posé sur un corps de femme avait suffi pour la faire entrer en business.
Elle avait gardé de sa première passe juste assez d’argent pour s’acheter une robe à elle et des souliers assortis. Elle avait donné le reste à sa mère; après un moment de surprise, elle s’était refermée… elle savait. Par quel autre moyen sa fille pouvait-elle rapporter autant d’argent sans mari, sans talent particulier, sans même avoir terminé son secondaire?
Lorsque les fonds s’étaient trop amenuisés, Aizalyasni enfilait à nouveau sa belle robe. Mais chaque fois qu’elle acceptait son argent, Aizalyasni avait l’impression que sa mère mourrait un petit peu plus.
En voulant sauver sa mère, Aizalyasni lui avait brisé le cœur. Mais quel autre choix avait-elle?
« Je me suis trouvé un travail », lui avait-elle dit un jour, usée par leur manège. « Une agence m’a recrutée comme modèle. Une agence basée à Singapour. De meilleurs jours nous attendent… »
Sa mère l’avait étreinte, un sourire triste aux lèvres... Elle l’avait serrée comme une étrangère, et elles s’étaient dit adieu.
Faire des affaires à Singapour n’était pas une mince affaire. Si la prostitution était autorisée, elle demeurait interdite aux mineures; plus encore, la plupart des hôtels étaient le territoire de femmes et de cliques déjà bien installées. Elles avaient beaucoup d’avantages sur Aizalyasni, mais de son côté, elle disposait d’un atout inimitable : l’attrait de la chair fraîche, capable d’attiser la convoitise d’une portion du marché qui n’aurait voulu rien d’autre.
Les voyageurs australiens, japonais ou nord-américains qui composaient sa nouvelle clientèle se ressemblaient à bien des égards : argentés, esseulés, affamés d’un certain exotisme qu’Aizalyasni leur permettait d’expérimenter… L’argent affluait vers sa mère, lui assurant un certain niveau de vie. Aizalyasni ne pouvait qu’espérer que la distance diminue ses souffrances.
Pour sa part, ses émotions s’étaient engourdies, encagées dans une armure capable de tenir à distance une sensibilité qui aurait rendu sa vie impossible. Elle ne ressentait plus d’affection ni de haine envers qui que ce soit, à part peut-être une sorte d’attachement envers ses chaussures favorites. Même le malaise qui avait accompagné les premières fois qu’elle avait ouvert ses jambes en échange d’argent n’était plus qu’un souvenir lointain.
Après quelques mois de cette nouvelle routine, un client lui avait dit en se rhabillant qu’une jolie fille comme elle ferait fortune dans son pays. Les montants mentionnés par l’homme avaient semblé exagérés, mais quelques recherches sur Internet avaient confirmé qu’il disait vrai.
Aizalyasni n’était pas inconsciente au point de croire qu’elle pourrait travailler indéfiniment en marge des lois dans la ville la plus réglementée au monde. Plus rien ne la retenait en Malaisie, encore moins à Singapour. Elle s’était envolée à la première occasion vers La Cité avec toutes ses possessions dans ses bagages. Elle avait tout juste quinze ans.
Un charmant jeune homme du nom de Jay l’avait approchée à son arrivée à la gare d’autobus de La Cité. Il l’avait fait manger, il l’avait amenée chez lui – un demi-sous-sol à la limite de la salubrité – et ils avaient couché ensemble le soir même. Elle n’avait pas été surprise quand, quelques semaines plus tard, il avait évoqué la possibilité qu’elle travaille pour lui pour compenser ses largesses toutes relatives. C’est lui qui avait été surpris de la voir accepter sans demander d’être convaincue.
Travailler pour Jay rapportait déjà plus d’argent qu’à Singapour – malgré la part qu’il gardait pour lui. Son « bienfaiteur » était toutefois plus engagé dans des histoires de drogues que de prostitution; avec son accord, elle s’était mise à travailler avec une agence qui fermait les yeux sur son âge pour mieux en tirer profit.
C’est ainsi qu’Aizalyasni était devenue Megan.
Lorsque Szasz l’avait prise sous son aile – le seul de ses clients pour qui le fait qu’elle soit désormais majeure représentait un avantage –, elle avait entrevu la possibilité d’un meilleur quotidien… Elle s’était apprêtée à quitter l’appartement miteux de Jay lorsque le destin avait précipité les choses…
Des coups de feu… Une longue convalescence… Puis Madame… Le retour aux études… Le travail au salaire minimum… Puis la découverte de son talent naturel… Et sa fusion spirituelle avec deux autres individus qui l’avait propulsée dans un univers dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence.
Pour la première fois de sa vie, elle comprenait réellement ce que signifiait être aimée.
Et, du coup, elle avait appris à aimer elle aussi.

dimanche 15 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 361 : Un

Timothée Lacombe avait grandi dans un milieu qu’on aurait pu qualifier de bourgeois, dans une grande maison de l’Ouest. Il n’avait manqué de rien, mais depuis qu’il était petit garçon, il n’avait jamais été heureux.
Il connaissait à peine sa mère. Elle avait quitté son père alors qu’il n’était encore qu’un bambin. Elle s’était ensuite remariée à un Américain fortuné. Durant une année typique, elle ne lui donnait des nouvelles que deux fois, à son anniversaire et à Noël. En encore : chaque fois elle écrivait quelques mots, une ou deux phrases à peine, et elle glissait dans la carte une photo de son mari et de ses autres enfants, bref de la famille qui semblait être la seule qu’elle reconnût vraiment.
Son père, psychologue, semblait pour sa part plus enclin à investir ses rapports avec ses clients qu’avec son propre fils. Il était prodigue en je t’aime, mais l’avait-il déjà serré dans ses bras? S’intéressait-il au petit garçon morose qui vivait sous son toit?
Timothée l’enfant était devenu adolescent, puis jeune adulte. On disait toujours de lui qu’il était brillant, qu’il irait loin – comme son père! Comme sa mère! –; personne ne fut surpris lorsqu’il s’inscrivit à l’Université. En psychologie… comme son père.
Son objectif avoué était de comprendre les gens pour mieux les aider; un autre objectif, moins conscient, était d’en venir à surmonter ce malaise qui ne l’avait jamais quitté.
Il avait rencontré sur le campus des collègues pleins de vie et d’humour, prompts à faire la fête, mais leur joie n’avait qu’accentué par contraste sa grisaille intérieure. Même auprès d’eux, il s’était senti seul, incapable de concevoir qu’il puisse compter pour ne serait-ce que l’un d’entre eux.
Il avait toutefois continué à espérer trouver un moyen, un chemin, une recette vers le bonheur…
Plutôt que lui révéler les secrets de l’esprit, des émotions, de la nature humaine, ses études en psychologies l’avaient soumis à une enfilade de cours où on attaquait ces mystères en les décortiquant, en les abstrayant, en les redéfinissant en généralités ancrées dans des études statistiques qui, au final, ne décrivaient plus personne.
Son verdict pour sa première année d’étude : tout cela ne donne rien.
Timothée l’adulte s’était enfoncé dans la vie comme dans une fondrière, un chemin froid et morne qui ne lui semblait pas même avoir le mérite de se rendre quelque part.
À cette époque, il vivait encore chez son père. Alors qu’il devenait de plus en plus convaincu que la vie qu’il connaissait résumait tout ce qu’elle avait à offrir, la morosité de Timothée s’était transformée en dépression. Si l’illustre docteur Lacombe avait remarqué que son fils devenait moins actif, moins soigné, encore plus replié qu’auparavant, il était demeuré aveugle à ses souffrances. Intervenant comme un père plutôt que comme un expert en santé mentale, il avait intimé Timothée à se secouer les puces, lui rappelant que chaque année où il ne volait pas de ses propres ailes était une année où lui, son père, devait continuer à lui donner la becquée…
Timothée avait reçu ces reproches comme une injustice de la pire espèce; le ton avait tôt fait de monter, les insultes de fuser…
Mauvais fils. Incapable. Ignare. Paresseux.
Mauvais père. Insensible. Égoïste. Imbécile.
Ce jour-là, Timothée avait mis une corde dans son sac et quitté la maison en sachant qu’il n’y reviendrait jamais. Sa décision funeste, paradoxalement, lui était apparue sur le coup comme une éclaircie : pour la première fois depuis longtemps, il ne souffrait plus, une voie bien tracée s’ouvrait devant lui… Quoique brève, elle avait l’avantage de pointer dans vers une destination claire. Sans rien à perdre, ne ressentant plus la pression de construire quoi que ce soit, il s’était avancé dans le Centre-Sud à la recherche d’une poutre où il pourrait balancer assez longtemps pour que sa famille s’inquiète et panique… et culpabilise.
Timothée avait espéré que le message serait clair.
C’est de votre faute.
Le destin l’avait conduit sur un tout autre chemin. Alors qu’il avait cru sa vie bientôt terminée, il avait plutôt trouvé une véritable raison de la vivre… 

dimanche 8 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 360 : Tourment

Certains matins sont plus difficiles que d’autres… Ce fut la première pensée de Félicia en ouvrant les yeux. C’était encore la nuit noire à l’extérieur. Ses calculs lui avaient indiqué que la façon la plus efficace pour procéder était de commencer son procédé au lever du soleil pour le conclure à midi. Allez, tu y es presque, se dit-elle en se tirant du lit avec un grognement.
La nuit était glaciale, mais heureusement, elle portait ses achats de la veille. Elle chargea la voiture et mit le cap sur la base de plein-air où Tobin avait décapité les Sons of a Gun en massacrant tous leurs chefs.
Elle déposa ses affaires sur le traîneau et s’engagea sur le chemin enneigé. À chaque pas, son poids cassait la croûte de glace et elle s’enfonçait jusqu’aux genoux. Elle ne s’était pas prise trop tôt : lorsqu’elle arriva à destination, le noir de la nuit virait déjà à l’indigo. À la minute où le soleil apparut à l’horizon, elle se mit au travail.
La base plein-air de Grandeville était éloignée du Cercle de Harré, de sorte que le procédé serait plus difficile à accomplir que dans La Cité, mais à tout le moins, elle ne risquait pas de se mettre à vomir ou de recevoir une explosion de feu bleu dans la tronche.
Elle se mit en état d’acuité. La silhouette imposante de Karl Tobin apparut là où il était mort, entouré d’une quinzaine d’impressions des motards qu’il avait assassinés.
C’est sous le regard fixe de ces apparitions macabres qu’elle s’activa pendant des heures, chacun de ses gestes mesurés, chaque pensée disciplinée.
Le soleil montant la réchauffa quelque peu en cours de route, lui rappelant que l’équinoxe avait été traversé, que théoriquement, le printemps était arrivé. On aurait pu croire le contraire, avec la neige environnante et les bourrasques froides venant du large…
Comme prévu, elle avait accompli toutes les étapes préalables lorsque le soleil arriva à son zénith. Mettant à profit les pistes découvertes grâce à Narcisse Hill, elle peignit sur l’urne le symbole qui devait lier l’impression de Tobin à son dispositif 2.0. Il était temps : l’encre était presque toute gelée dans son pot. Heureusement, il ne restait plus qu’une étape…
Elle prit l’urne dans ses mains engourdies et l’approcha jusqu’à ce qu’elle touche l’impression de Tobin.
L’impression disparut instantanément.
Le résultat était clair. J’ai réussi. En moins de quarante-huit heures, elle avait relevé le défi de Gordon. Elle avait envie de crier sa joie. Elle sursauta en réalisant que rien ne l’en empêchait : elle se trouvait loin de tout.
Elle hurla donc : « J’ai réussi! Yeah! »
Elle ramena prudemment l’urne à sa station de travail improvisée. Il lui restait encore à vérifier si elle pouvait communiquer avec l’impression. Elle croyait pouvoir le faire, mais il fallait encore que Tobin ait quelque chose à dire. Elle savait déjà – pour l’avoir entendue – quelle avait été sa dernière pensée, un cri du cœur envers le fils qu’il avait eu, et celui qu’il n’aurait jamais voulu avoir. Selon le résultat de ce test, elle pourrait découvrir une information-clé quant à la nature des impressions… Si Tobin se bornait à cette seule idée, ce serait un indice que les impressions n’étaient effectivement rien de plus qu’une empreinte, un écho d’un événement violent. Dans le cas contraire… Elle pourrait toujours lui demander comment il comprenait son état, n’est-ce pas?
Elle peignit sur ses paumes deux autres symboles empruntés à Hill. Elle exhala et posa les mains sur l’urne.
Elle les retira aussitôt, comme si la couche d’argile la recouvrant l’avait brûlée.
Oh non.
Elle ignorait pourquoi, elle ignorait comment, mais l’impression de Tobin souffrait atrocement.
Qu’est-ce que j’ai fait?
Elle ne pouvait pas annuler le procédé en claquant des doigts. Le lien avait été pensé pour se maintenir de lui-même, sans qu’elle n’ait à le renouveler. Même si elle cassait l’urne – pulvérisant en même temps des dizaines d’heures de travail –, elle n’était pas certaine des effets… Est-ce que l’impression de Tobin reviendrait à la normale? Est-ce qu’elle continuerait de souffrir, peut-être indéfiniment?
 Ai-je condamné une âme au tourment éternel?
La question de la nature des impressions lui semblait bien byzantine en ce moment. Elle ne pouvait ignorer que celle-ci souffrait par sa faute, à chaque seconde. Elle avait la responsabilité – l’impératif – de faire quelque chose dès que possible… Mais quoi?
Elle remballa ses affaires à toute vitesse et s’empressa de retourner vers la ville. Elle tenta de rejoindre Gordon, Édouard, Polkinghorne, quelqu’un, quiconque capable de la conseiller, ne serait-ce que pour confesser ce qu’elle venait de faire involontairement.
Personne ne lui répondit.

dimanche 1 mars 2015

Le Nœud Gordien, épisode 359 : Mouillés

Daniel Olson et Pénélope Vasquez étaient trempés jusqu’aux os, marinés par des heures sous cette pluie glacée qui n’avait en rien diminué d’intensité depuis le grand rituel. La porte du 5450, boulevard La Rochelle s’ouvrit pour les accueillir avant même qu’ils ne l’aient touchée. Asjen Van Haecht était de garde. Pénélope trotta jusqu’à l’intérieur; Olson, quant à lui, avança à un rythme de promenade. La pluie avait déjà gagné en s’infiltrant partout; il n’était plus utile de la combattre. Et de toute manière, les Français ne disaient-ils pas : on n’est mouillé qu’hors de l’eau?
« Il pleut encore, hein? », demanda Asjen.
Plutôt que lui répondre, Olson demanda : « Qui est en haut?
— Ben, y’a mon père, Aart, Avramopoulos, Latour, Mandeville…
— Gordon n’est pas encore revenu?
— Pas que je sache. Ah, y’a aussi Derek.
Derek?
— Ben, le type à la guitare indienne.
— C’est un sitar », dit Olson sur un ton didactique. « Et ce type, c’est Derek Virkkunen.
— Et alors? C’est qu’un simple initié… »
Oh, et toi tu es meilleur parce que ton papa t’a donné ton épée? Une image absurde lui vint à l’esprit : la statue de la Liberté soutenant que le David de Michel-Ange n’a aucune valeur parce qu’il n’est pas aussi vert qu’elle…
Olson retira son manteau et le tendit à Asjen, tout dégoulinant. La pluie avait mouillé le T-shirt qu’il portait en-dessous jusqu’à son nombril. Un signe discret à Pénélope lui suggéra de faire pareil. Le jeune homme se retrouva les bras chargés de tissus ruisselants d’eau froide, sans nulle part où les accrocher.
« Qu’est-ce que je dois faire avec ça, moi?
— Tu trouveras bien. Après tout, tu n’es plus un simple initié… », répondit Olson d’un ton sec en se détournant. « Ne quitte le rez-de-chaussée sous aucun prétexte. »
Un coup d’œil en direction de Pénélope une fois dans l’ascenseur suffit à dissiper son irritation. Son chemisier mouillé était plaqué contra sa peau; il ne couvrait plus grand chose… Plus excitant encore, Pénélope le dévorait des yeux avec une avidité non dissimulée. L’étincelle jaillit de leur désir réciproque; il la plaqua au fond  de la cage d’ascenseur en l’embrassant goulument.
Ce n’est qu’une dizaine de minutes plus tard qu’il appuya sur le bouton du troisième. Les deux étaient toujours aussi mouillés, mais à tout le moins, ils n’avaient plus froid…
Le son du sitar les accueillit au laboratoire. Avramopoulos et Latour prenaient le thé à quelques pas de Virkkunen, assis sur des coussins, pieds nus, absorbé par sa musique. Musicien virtuose en plus du reste… Tout ce talent chez un même homme? Humbling.
Ils s’approchèrent du petit groupe.
Latour le salua avant de les examiner des pieds à la tête. « La pluie a-t-elle cessé? »
Olson haussa le sourcil.
« Vous voyez bien que oui », répondit Pénélope en essorant sa queue de cheval. « Vous devriez aller profiter du soleil, vous aussi. 
— Bon, bon », dit Avramopoulos. « Assez de plaisanteries. Qu’avez-vous appris?
Virkkunen posa une main sur ses cordes pour faire taire le sitar.
Pénélope expliqua : « De manière générale, la quantité d’énergie radiesthésique est stabilisée à un niveau comparable à celui de Kiev, La Plata, bref des autres Cercles… Rien ne nous laisse croire que les fluctuations que nous avons observées durant le rituel persistent encore.
— Pourquoi elle fait la gueule, si les nouvelles sont bonnes? », demanda Avramopoulos à Olson. Celui-ci resta tourné vers Pénélope, comme s’il n’avait rien entendu. Il connaissait bien le petit jeu misogyne du vieux Maître…
« Nous avons aussi découvert que le tracé de la zone à risque a changé », continua-t-elle.
« Changé comment?
— Nous nous attendions à ce qu’elle rétrécisse, qu’elle retourne à la normale…
— Attendez », dit Olson. « Je vais chercher la carte de la ville. »
Lorsqu’il revint en tirant le tableau à roulette où la carte avait été fixée, Latour était en grande conversation avec Pénélope. « …je suis fortement intéressé à apprendre votre procédé pour jauger quantitativement l’activité radiesthésique environnante…
— Une faveur pour un secret…
— Oui, oui. Bien sûr. Et si vous n’avez rien en tête pour l’instant, je vous en devrai une. »
Pénélope chercha le regard d’Olson. Un mouvement imperceptible par les autres lui confirma la réponse à sa question muette : cette faveur est pour toi. Cet échange permettrait à Pénélope de lier des liens personnels avec Latour qui ne pourraient que jouer en sa faveur dans le futur. Un pas de plus vers les ligues majeures
Olson dessina sur la carte la zone radiesthésique telle qu’ils l’avaient patiemment observée sur le terrain. Une nouvelle section s’était rajoutée à l’ancienne. Ensemble, elles avaient la forme d’un 8 géant.
« Mais qu’est-ce que c’est que cette forme? », s’exclama Avramopoulos. « On parle d’un cercle ou non?
— À moins que ce soient deux cercles qui s’interpénètrent », dit Virkkunen. Tous se tournèrent vers lui.
« Oui, oui, c’est évident », dit Avramopoulos. « Quand on y pense…
— Le rituel n’aurait pas pu avoir cet effet », dit Latour. « C’est à n’y rien comprendre… Un nouveau Cercle? Qui aurait pu…
— L’anathème! », s’exclama Avramopoulos. « Ce ne peut être qu’elle! 
— Gordon s’en est… occupé », rappela Latour.
« Moi, je pense que Gordon nous cache quelque chose », rétorqua Avramopoulos. « D’ailleurs, où est-il? Ne devait-il pas arriver en même temps que vous pour faire son rapport? Déjà, vous étiez un peu en retard… »
C’était une nouvelle étrangeté : Olson connaissait Gordon comme l’incarnation de la ponctualité…