dimanche 27 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 485 : Khuzaymah et le disciple

Khuzaymah était un sot.
Depuis des décennies, il surveillait – sous diverses identités – la nouvelle alliance entre les Seize de Munich et le Collège. Il s’assurait en permanence que tous les Maîtres respectent comme sacré le principe de non-intervention dans la res publica.
Plus encore, il veillait à ce que personne ne s’aventure à explorer les savoirs interdits… Ceux qui avaient rendu possible l’ascension de Harré. Qui l’avaient propulsé dans la folie.
Khuzaymah avait ainsi mis un point final aux recherches acharnées d’Herman Schachter, qui s’était donné pour mission de comprendre la nouveauté des Cercles radiesthésiques que Harré avait laissés derrière lui. Khuzaymah avait fait en sorte qu’on croie qu’il avait été victime d’un contrecoup – décourageant, du coup, les pairs de Schachter de poursuivre ses recherches.
C’est aussi lui qui avait inculqué chez Traugott Kuhn une peur maladive des virus, après qu’il ait brisé l’esprit d’une femme en échouant à recréer chez elle l’état de metascharfsinn. Volontairement confiné à son bunker stérile, il n’avait jamais eu les moyens de réessayer.
Il demeurait également méfiant envers la Joute… Le jeu consumait une quantité disproportionnée d’énergie, beaucoup plus que ce qui était nécessaire pour le procédé. Il en était venu à la conclusion que l’énergie manquante était détournée vers autre chose… Sa meilleure hypothèse était qu’elle rechargeait le garde-fou invisible que Harré avait posé, qui empêchait l’âme des trépassés de retourner au néant. Comment expliquer, sinon, la pérennité de ce procédé titanesque, un siècle après la mort de son artisan? Il soupçonnait que ce n’était pas une coïncidence si le phénomène que Kuhn avait baptisé manifestations synchrones était apparu tout juste après la défaite de Harré. Les autres présumaient qu’il s’agissait de signes du destin, la version moderne des oracles d’antan; il n’était pas naïf au point d’y voir la voix d’une force impersonnelle, du karma ou de la fatalité. Admettant qu’il s’agissait d’une force qui contribuait à orienter les actions et les décisions des initiés, une question s’imposait : vers quelle finalité? Et si cette force découlait d’une volonté maligne? Voire de Harré lui-même?
Il était devenu Derek Virkkunen pendant qu’Eleftherios Avramopoulos résidait en Finlande, à préparer sa cure de jouvence; il avait ainsi voulu s’approcher de celui qu’il croyait être le plus dangereux des Seize, afin de mieux le surveiller.
Dès ses premières expositions, ‘Derek’ avait gagné l’estime de la critique européenne, qui voyait en lui l’avènement d’un artiste dont la vision et la démarche démentaient son jeune âge. Avramopoulos, poussé par la curiosité, avait désiré le rencontrer. Khuzaymah savait que le vieux Maître adorait être admiré ou détesté – des sentiments qui démontraient sa supériorité sur les autres. ‘Derek’ ne lui avait offert ni l’un, ni l’autre. Avramoupoulos en était tombé amoureux.
Sa sottise avait été de concentrer toute son attention sur cet homme, que la mesquinerie rendait capable du pire, alors que Gordon et Lytvyn travaillaient à ramener Harré à la vie. Son dispositif de surveillance avait bien capté les visites de Lytvyn là où Harré était mort – d’abord avec Mandeville, ensuite avec Gordon. Il n’avait toutefois pas compris que, cette dernière fois, ils avaient ramené Harré avec eux… Ni la nature de ce qui s’était produit durant la petite Joute. N’ayant pas su prendre les devants au bon moment, il cherchait depuis un moyen de renverser le rapport de force et saisir l’avantage…
Un matin, alors qu’il travaillait sur le toit de l’Agora, il eut la surprise de voir se former au loin une colonne de feu, assez immense pour joindre ciel et terre, une vision superbe qui l’appelait, aussi assurément que le chant des sirènes mythologiques. Il braqua son téléphone en direction de l’apparition; comme il l’avait soupçonné, il ne vit rien apparaître sur son écran : il avait affaire à une illusion… Un initié de moindre envergure aurait succombé à l’appel; Khuzaymah, lui, y vit l’occasion qu’il avait cherchée.
Il ne pouvait pas s’adjoindre d’alliés sans compromettre son identité secrète; il emballa son matériel, incluant son sitar, et se rendit, seul, dans son domaine du Centre-Sud – le square où il avait offert une entrevue à l’émission Avant-garde, l’an dernier. Ici, il ne craignait pas de contrecoup : il avait aménagé l’espace pour dissiper l’énergie des Cercles. La version andalouse du feng shui
Il concocta une réponse au chant de la sirène. Se servant de la colonne comme d’une antenne, il fit en sorte que son créateur voie dans le ciel au-dessus de sa propre position un oiseau de feu, un message qui voulait dire : je ne mordrai pas à ton appât. Tu me cherches? Viens me chercher. Il s’installa ensuite au centre du square qu’il avait transformé en jardin fleuri, accorda son sitar, et joua en attendant.
Il fallut plus d’une heure pour que son ennemi apparaisse au détour d’une ruelle, son expression démente déformant le visage de Van Haecht. « Te voilà donc… Le grand mystère, dit Harré. Tu côtoies les Seize, sans être l’un d’eux. Tu les dépasses en puissance, mais ils l’ignorent tous. Qui es-tu donc?
— Je suis la main de la justice. »
Harré ne cacha pas son amusement. Il balaya du regard les façades environnantes. « Intéressants, tes petites bricolages, pour endiguer l’énergie des Cercles. Croyais-tu pouvoir me priver de mes pouvoirs?
— Pas comme ça », répondit Khuzaymah. Sans crier gare, il se déchaîna sur son instrument. Le sourire exagéré de Harré se figea en effarement lorsqu’il découvrit qu’il se retrouvait coupé de la metascharfsinn... Et incapable de bouger. Maintenir ce double procédé n’était pas une mince affaire, mais Khuzaymah ne comptait pas s’arrêter là. Il connaissait une mélodie capable d’arrêter son cœur de battre… Le processus était graduel, impossible à utiliser comme une arme; c’est pourquoi il avait dû commencer par le paralyser. Il se mit à intercaler dans sa musique les notes qui, en quelques minutes, mettraient un point final à cette triste histoire.
Une détonation retentit. Un impact le secoua. Khuzaymah regarda sans comprendre le manche fracassé de son sitar, les cordes distendues s’agitant dans toutes les directions… Puis la douleur l’envahit. Une balle avait détruit son instrument avant de lui transpercer le ventre. Il versa sur le côté et se roula en boule, son corps cherchant d’instinct une position pour rendre la souffrance moins atroce.
Une jolie femme sortit de sa cachette à l’entrée du square, une carabine posée sur l’épaule. Elle rejoignit Harré qui reprenait petit à petit le contrôle de ses membres. « Personne n’est plus fort qu’un coup de feu, dit Harré d’un air suffisant. Pas même toi.
— Ou toi, par ailleurs », dit la femme à Harré avec un air entendu.
Les deux s’approchèrent du corps gisant de Khuzaymah. La femme le força à se redresser; la blessure chauffait ses entrailles comme la lave d’un volcan. Elle le renifla. « Étrange : son odeur me rappelle celle de la magie de Dario, mon ancien Maître », dit-elle.
Khuzaymah tressaillit en entendant le nom de Dario Aguilar y Virgen, le dernier apprenti qu’il ait formé… Le jeune présomptueux qui, croyant n’avoir plus rien à apprendre de son maître, lui avait volé son grimoire, qu’il avait manifestement échoué à décrypter par la suite. Khuzaymah ne lui avait jamais pardonné son vol, mais la pire insulte avait été d’accoler son nom à une lignée de praticiens médiocres… Il croyait que Harré avait déjà tué tous ses disciples durant sa première purge. « Qui es-tu? », grogna-t-il, malgré la douleur.
« Narcisse Hill, pour vous servir. » Elle se tourna vers Harré. « Il n’en a plus pour longtemps. Ouvre le Cercle, sans quoi nous devrons en trouver un autre… 
— Hill, c’est donc toi! », s’exclama Khuzaymah. Son ricanement fut interrompu par une quinte de toux. Le goût métallique du sang envahit sa bouche. « Ta vie passée à me chercher… Et tu me trouves au dernier instant!
— Te chercher? Que veux-tu dire? », demanda Hill, interloqué, pendant que Harré posait les mains sur le front de sa victime. « Qui es-tu?
Il clama : « Khuzaymah! » une seconde avant que Harré pulvérise son corps.
Sa conscience subsista une seconde sans sa chair, pendant laquelle il savoura l’expression décontenancée de Hill, après quoi elle se dissolut dans l’atmosphère et devint la matière première du troisième Cercle de La Cité.

dimanche 20 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 484 : À portée de main

Pendant des décennies, Gordon s’était évertué à satisfaire son Maître, tantôt exigeant, tantôt indifférent, toujours impitoyable. Sa vengeance aurait dû lui apporter une mesure de satisfaction à la hauteur des torts qu’il avait subis, mais le plaisir demeurait intellectuel, sans véritable joie : une fois de plus, l’extase de Harré éclipsait tout le reste.
Il n’avait pas menti en affirmant qu’il portait le décès de Latour et la catatonie d’Olson sur la conscience – sans parler de Van Haecht et de ses fils. Ironie du sort, Avramopoulos ne réaliserait sans doute jamais qu’il avait volé sa statuette afin de lui sauver la vie.
Gordon avait relocalisé Harré dans un motel miteux de l’Est, presqu’à l’extérieur de la ville. Leur chambre était la dernière d’une rangée d’unités de rez-de-chaussée. À son arrivée, Harré était assis au bout de son lit, hypnotisé par la chaîne de nouvelles en continu de CitéMédia; depuis qu’il avait perdu ses visions du futur, il était obsédé par ces images du présent. Le bulletin s’interrompit, laissant place à une publicité pour une émission spéciale intitulée La magie révélée. La station avait mis le paquet pour la promouvoir : on ne pouvait pas se déplacer en ville sans tomber sur une affiche ou un panneau l’annonçant. Gordon présuma qu’elle portait sur les secrets des prestidigitateurs et autres artistes de la scène.
« Alors, m’as-tu trouvé un Maître?, dit Harré sans quitter l’écran des yeux.
— Mieux : j’ai un objet de pouvoir.  
— MAGNIFIQUE! » Harré éteignit la télévision et prit la statuette que Gordon lui tendait. « C’est bien ce que je cherchais! Oh, Gordon, c’est merveilleux… Il me faudra quelque temps pour en tirer ce dont j’ai besoin… Tu peux vaquer à tes occupations…
— Quelles occupations? Tout ce que j’ai à faire, c’est attendre minuit… Puis patienter un autre vingt-quatre heures!
— Je ne sais pas, moi… Cette damnée corneille nous a encore retrouvés. Tu devrais cesser de dire que tu vas la capturer et passer à l’action! »
Harré s’assit en tailleur sur la moquette aux couleurs douteuses, la statuette entre les mains, tenue au niveau de son nombril. Il inspira profondément et plongea en lui-même.

Ozzy trouvait parfois le temps long, à surveiller nuit et jour les allées et venues de sa cible. Il avait tant flâné partout qu’il connaissait presque toutes les corneilles de la ville, de même que leurs intrigues souvent distrayantes.  Chaque groupuscule était aux prises avec des frictions constantes, à la fois entre ses membres, qui jouaient du coude pour s’élever dans la hiérarchie, et avec les autres clans qui convoitaient les mêmes territoires. Ozzy était passé maître dans l’art de montrer aux locaux qu’il ne représentait aucune menace pour l’ordre établi. On le tolérait comme un excentrique, tant qu’il ne prenait pas partie. À force de voir ses congénères suivre aveuglément les règles dont il savait jouer, il commençait à croire qu’il n’était pas comme les autres…
Certains de leurs comportements lui apparaissaient carrément incompréhensibles. Comment expliquer qu’aucun animal ne s’intéressait à la nourriture dans la boîte grillagée qui avait été laissée à proximité de l’édifice qu’il guettait? Ozzy l’observa assez longuement pour juger qu’il ne risquait rien à tenter sa chance, puis il plana jusqu’au festin délaissé. Il entra dans la cage; son premier coup de bec activa un levier caché, et la porte se referma en claquant derrière lui.

Stupide animal, pensa Gordon en apercevant la corneille se démener dans le piège.
Son premier réflexe avait été de concevoir un procédé sur mesure pour le captiver. Il avait toutefois remarqué une cage à vermine dans le cagibi derrière le comptoir de la réception. Interrogé sur le sujet, le propriétaire lui avait dit qu’elle ne servait plus à rien, que les bêtes du coin ne s’y faisaient plus prendre. La solution, pour lui, avait été d’acheter des poubelles plus étanches. Moyennant un petit pourboire, Gordon l’avait convaincu de tenter sa chance à nouveau. Le type avait haussé les épaules et l’avait mise en place. Dix heures plus tard, la corneille d’Édouard en était prisonnière.
Gordon ne comprenait toujours pas pourquoi l’oiseau le traquait ainsi, d’un bout à l’autre de La Cité. Sa peur initiale que l’Agora débarque à leur repère s’était quelque peu amoindrie; son tête à tête avec Avramopoulos lui avait démontré que les autres ignoraient toujours son alliance avec Harré. Il avait néanmoins promis à Gauss qu’il le regretterait s’il se mêlait à nouveau de ses affaires… Son apathie avait repoussé l’échéance, mais le temps de tenir sa promesse était venu. La corneille s’activa de plus belle lorsque Gordon s’approcha avec l’intention de lui casser le cou.
La réalité changea de grain lorsqu’il mit la main sur la cage, signalant une manifestation synchrone. Gordon observa soigneusement son environnement. Un lampadaire qui bordait le stationnement s’alluma, malgré la clarté du jour; un klaxon au loin résonna trois fois. Si le destin lui envoyait un message, ce dernier était pour le moins équivoque… Gordon décida de juguler son impulsion avant de commettre l’irréparable. Il souleva la cage et l’emmena à la chambre.
Une scène étonnante l’attendait de l’autre côté de la porte. Harré n’avait pas bougé depuis qu’il s’était tourné vers la statuette, pas même pour boire ou évacuer. Il rayonnait désormais d’un halo chatoyant. Son sourire paraissait plus large que sa bouche aurait dû le permettre. Il ouvrit les yeux; une larme coula. « Comme c’est bon, d’être redevenu… Moi. » Il éclata de rire.
Toujours souriant, Harré dévisagea Gordon, qui sentit au même moment une pression dans son crâne. « Je t’interdis de lire mes pensées!
— Et moi, je t’interdis d’interdire! », répondit Harré en caquetant. Il plissa les yeux, comme pour creuser plus loin. « Oh! Oh! Comme c’est intéressant! Gordon, petit cachottier! Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé des Trois du Terminus? Ou de ton composite O?
— Je te dis de sortir de ma tête! Sinon…
— Sinon rien : tu ne peux pas bluffer si je vois ton jeu! Voyons voir… Ah! Narcisse vous a aidés à me ramener… Il n’est pas mort après tout! » Harré ferma les yeux. « Je sens sa présence… Sa conscience est étalée sur la ville… Son fantôme se raccroche à mon filet, noué à son ancienne demeure… Il a trouvé une piste pour se réincarner… Il y travaille désespérément… Il y est presque… Tout ce qu’il lui faut, c’est un peu d’aide… Une petite poussée et… Voilà! » Il rouvrit les yeux. « Mon allié est de retour, en chair et en os. Je lui ai soufflé comment nous rejoindre. »
Gordon était estomaqué. Voir Harré étendre sa perception à La Cité entière, puis improviser en quelques secondes l’équivalent d’un procédé qu’il lui avait fallu, avec Félicia, des semaines à développer… Son pouvoir apparaissait sans limite.
Harré se tourna vers l’ouest, comme s’il regardait l’horizon à travers le plafond et les murs de la chambre. « Si je gagne les Trois à ma cause, si je mets à profit ton composite… L’œuvre suprême sera à portée de main. Deux Cercles sont déjà dans La Cité… Celui que je n’ai pas ouvert est obstrué… Si je le débloque… Et que j’en ouvre un troisième…
Trois Cercles? C’est insensé! Le moindre procédé créera un contrecoup! Je ne pourrai plus me servir de mon art!
— Ce sera le cas pour tes anciens alliés, qui cesseront de nous inquiéter… Mais si je te montre le chemin de la metascharfsinn, tu seras au contraire plus puissant que jamais... » Ne risquait-il pas la folie, en empruntant cette voie? Harré dissipa ses réticences en une phrase. « Ce sera nécessaire pour reproduire l’extase par toi-même. C’est pourquoi tu n’y es jamais encore parvenu! »
Ils se mirent au boulot sur-le-champ. Une heure plus tard, un cognement à la porte les interrompit. Harré se précipita pour ouvrir.
« Tu as beaucoup changé, mon ami », dit le nouveau venu en guise de saluation, un sourire narquois sur ses lèvres maquillées.
« Pas tant que toi », rétorqua Harré en ricanant. Il fronça les sourcils. « Es-tu ici ou ailleurs?
— Un peu des deux. Je tire les ficelles de ce corps à partir de ma maison, comme un marionnettiste. Je crois que je pourrai maintenir mon joug aussi longtemps que nécessaire. À tout le moins, jusqu'à ce que nous trouvions une solution plus permanente. Qui est ton compagnon?
— Je te présente Gordon. C’est lui qui m’a ramené à la vie.
— Narcisse Hill, pour vous servir… »
Gordon lui serra la main, quelque peu abasourdi : Hill avait choisi d’habiter le corps d’un individu rattaché à plus d’un clou au cœur de son Nœud…

dimanche 13 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 483 : O

Une seconde après que l’alerte ait retenti, Avramopoulos était en état d’acuité. L’instant d’après, il projetait sa vision à l’entrée de son repère secret, sous le centre commercial inachevé. Il se détendit en percevant que ce n’était que Gordon. Il se composa un air majestueux, sur son trône de crânes. Lorsqu’il entendit ses pas au bout de la galerie, il lança : « Alors, tu en as marre de te cacher?
— Ce n’est pas moi qui me terre au fond d’un trou », répondit-il du tac au tac.
Avramopoulos laissa tomber sa contre-attaque en remarquant l’apparence de Gordon. Il ressemblait à un clochard avec sa barbe mal faite et sa chemise sale et fripée – sans compter la bouteille qu’il tenait par le goulot. « Tu rends hommage à Tricane ou quoi?
— J’ai le sort de Latour et d’Olson sur la conscience. Les derniers jours n’ont pas été faciles…
— C’était égoïste de ta part de nous laisser nous démerder avec Harré et ses sbires… Pas plus tard qu’hier, nous avons pincé les cadets Van Haecht la main dans le sac. Ils voulaient enlever Mandeville… Ils ont fini de nuire, ces deux-là. Harré a bien couvert ses arrières : une fois capturés, ils sont devenus complètement idiots. Enfin, encore plus qu’avant. Qui sait quelle sera la prochaine offensive? » Gordon lança un regard à la ronde. Détectait-il les procédés qui défendaient ses catacombes, qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour se déclencher? « Je voudrais bien que Harré s’amène, juste pour voir… Ce sanctuaire est mieux gardé que n’importe quelle banque. Et contrairement à l’Agora, tant que je reste seul ici, je n’ai pas à craindre qu’on me trahisse!
— Ce n’est pas tout de se défendre. Il faut savoir passer à l’offensive!
— Évidemment. Que proposes-tu? » Avramopoulos ne l’aurait jamais avoué, mais il était reconnaissant de la visite de son ancien disciple… L’un de ses seuls amis.
« Nous devons discuter stratégie. Autour d’une bonne bouteille. » Gordon présenta celle qu’il avait amenée, à moitié pleine d’un liquide rouge, un peu plus translucide que du vin.
« Est-ce que c’est ce que je pense?
— Oui, répondit Gordon. Il m’en restait un peu. » Avramopoulos était extatique. Son eau-de-vie, son nectar divin… L’élixir requérait des ingrédients exotiques et une longue préparation; sa réserve finie au début de l’hiver dernier, il n’avait pas trouvé l’occasion d’en refaire depuis. « Je vais aller chercher des verres…
— Peuh! Donne-moi ça! », dit Avramopoulos en lui prenant la bouteille. « À la tienne! », enchaîna-il avec une longue lampée.
Le frisson familier suivit de près la première gorgée de liquide dans sa gorge. Mais une autre sensation s’y superposa, inhabituelle... Un plaisir encore plus intense envahit son bas ventre, des spasmes… orgasmiques. « Salaud! Tu m’as drogué avec ta merde! 
— Je te prie de respecter mon travail. Et surtout, de ne rien tenter contre moi. »
Avramopoulos sentit avec effroi ses pensées se réarranger pour obéir à la commande de Gordon. « Qu’est-ce qui m’arrive? Que m’as-tu fait avec… Ce procédé admirable?
— Tu as vite compris, à ton arrivée dans La Cité, que j’étais le créateur de l’Orgasmik. Que croyais-tu que j’essayais d’accomplir? Parle. Et sois sincère.
— J’ai cru que tu préparais La Cité pour la Joute. Le monopole d’un produit de contrebande ouvre toute sorte de possibilités. Sans même parler du profit.
— C’est ce que je voulais que tu croies. Que tout le monde a cru. »
Avramopoulos voulut se lever, mais Gordon l’interrompit. « Assis. » Il obéit : il n’avait pas le choix. « Voilà sa vraie nature. Quiconque consomme l’O doit m’obéir. 
— Comment oses-tu me faire subir cela? Je te ferai exécuter comme anathème! »
Gordon grimaça, un rictus dégoulinant de mépris. « D’abord, je t’interdis de dévoiler mon secret. » Encore une fois, ses pensées se transformèrent, à la manière de celles d’un novice soumis à la censure. « Tu te demandes peut-être comment j’ai pu concevoir un procédé ingéré, non maintenu, produit en masse, et qui a le double effet de créer un orgasme et rendre suggestible.
— C’est un tour de force. Je meurs d’envie de comprendre : un tel procédé ne devrait pas exister. » Damnation! Il voulait plus que tout l’envoyer se faire foutre, lui dire où il pouvait se les mettre, ses pilules… Mais il devait respecter son travail.
« Le composite O n’agit pas comme un élixir classique. Il ne contient pas en lui-même l’énergie – tout de même considérable – nécessaire au procédé… Il la puise directement du Cercle. Voilà pourquoi ta drogue ne fonctionne que dans La Cité.
— Mais même dans cette logique, l’effet ne doit pas durer longtemps… » Donc, je serai bientôt libéré. Tu ne perds rien pour attendre…
« Assez pour se rendre à la prochaine pilule, répondit Gordon. Les usagers se chargent de le renouveler eux-mêmes, à chaque nouvel orgasme. Je sais bien que tu ne voudras jamais en reprendre, alors j’aurai besoin d’une solution plus permanente. Donne-moi ta statuette. »
Catastrophé, abasourdi, impuissant, Avramopoulos la prit dans sa poche et la tendit à Gordon.
« Tu ne m’as jamais dit où tu l’avais trouvée… Parle.
— Je l’ai achetée à un vieil Indien, quelque part aux Honduras britanniques… Lui-même n’en connaissait pas la provenance. » C’était en 1925; il s’en souvenait comme si c’était hier. Elle décorait l’espèce de magasin général du vieux. Une forte manifestation synchrone, à l’époque où le phénomène demeurait une nouveauté, l’avait mise en relief. L’Indien avait été surpris que le riche étranger s’intéresse à ce bibelot sans valeur plutôt qu’au reste de sa marchandise.
Avramopoulos l’avait longuement étudiée avant de découvrir sa capacité à commander les gens. L’idée qu’elle recèle d’autres pouvoirs inconnus l’avait longtemps trituré… Tout comme l’existence possible d’autres objets du genre, les trésors perdus des grands mages d’antan.
« Explique-moi maintenant comment m’en servir. », ordonna Gordon.
Avramopoulos n’eut d’autre choix qu’obtempérer. Un homme moins borné aurait montré patte blanche; il gronda au son de la colère qui l’habitait. « Je vais te faire regretter cet affront. Je te le jure.
— C’est moi qui devrais te faire payer… Une gifle pour chaque fois que tu m’as frappé. Une humiliation pour chaque fois que tu m’as insulté, embarrassé, diminué. Tu disais que c’était pour que je devienne meilleur…
— Et j’avais raison, imbécile : grâce à moi, tu as accompli le Grand Œuvre!
— Est-ce pour qu’ils deviennent meilleurs que tu violes tes initiés? J’avais treize ans! »
Avramopoulos avait rarement vu Gordon si émotif. Quoi, il avait encore sur le cœur ces peccadilles? Il s’était glissé dans son lit une dizaine de fois, tout au plus, avant de s’en désintéresser. « Je t’ai initié à ça, comme au reste. De toute manière, tu n’en valais pas la peine. »
Gordon serra les poings; Avramopoulos crut qu’il allait le frapper. Un instant plus tard, toutefois, son ancien disciple éclata d’un rire amer. « Moi qui croyais ne plus accorder d’importance à quoi que ce soit… Tu as trouvé l’exception. Tout le mal que tu m’as fait… les mesquineries…
— Tu t’attends à ce que je m’excuse?
— Tu le ferais?
— Jamais!
— Alors ce sera à moi de me faire justice. À défaut d’être immanente, elle sera poétique. » Statue en main, Gordon lui posa l’index sur le front. « À partir de maintenant, tu ressentiras un attrait irrésistible envers les femmes…
— Non!
— Et ce, en plus de tout dégoût qu’elles t’inspirent déjà…
— Non! Je t’en prie…
— Silence! Tu mériterais que j’en fasse un effet permanent. Mais je suis un meilleur homme que tu le seras jamais. Il prendra fin lorsque tu auras fait jouir dix… Non, cent femmes. » Gordon le lorgna d’un air suffisant, alimenté par la panique qu’il ne parvenait plus à dissimuler. « Tiens, tant qu’à y être… Celle-là, elle est pour Espinosa : en attendant, tu ne seras plus capable d’érection en présence d’un homme. Et plus jamais devant quelqu’un de moins de vingt-cinq ans. Ferme les yeux. Tu vas oublier que nous avons eu cette conversation. Tu vas te réveiller avec des désirs que tu ne comprends pas, mais que tu ne remettras pas en question, malgré tout ton dégoût… Tu vas dormir, maintenant. Dors, je le veux! »

dimanche 6 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 482 : Embuscade

Quatre heures du matin : la nuit s’achevait, même si le matin demeurait loin. Le quartier à vocation commerciale prenait, à cette heure, des allures de désert. Deux figures noires s’y trouvaient néanmoins. Elles longeaient les murs menant à la grande porte du 5450, boulevard La Rochelle, en veillant à esquiver les lampadaires. Une fois à destination, l’un des deux tira une clé de sa poche et la glissa dans l’ouverture. « Ah! Les cons! Ils n’ont pas changé la serrure!
— Chut!, dit l’autre.
— Mais y’a personne ici!
— Ferme ta gueule quand même! As-tu le mot de passe? »
Asjen fouilla ses poches avec une inquiétude croissante. « Ne me dis pas que tu as oublié le papier? »
Il fut soulagé de le trouver dans sa poche d’en arrière. « Ben non. Évidemment. T’es prêt? Si vis pacem, para bellum. »
Aart tourna la clé et tira la porte pendant qu’Asjen retenait son souffle. Pas d’alarme, pas d’explosion : Arie leur avait fourni la bonne information.
Le seul éclairage du rez-de-chaussée provenait de l’extérieur, mais Asjen avait passé assez de temps à y faire le pied de grue pour pouvoir s’orienter dans le noir total. Sans réfléchir, il se dirigea vers l’ascenseur. Son frère l’agrippa par le collet. « On monte par l’escalier, imbécile! Veux-tu alerter toute la bâtisse? »
Grommelant qu’il le savait, qu’il était pas con, Asjen emboîta le pas à son frère. « Pourquoi père ne nous a pas donné des instructions aussi précises que l’autre fois?
— Paraît que nos ennemis ont brouillé ses visions du futur… »
Haletant, entre le quatrième et le cinquième étage, Asjen demanda : « Tu le savais, toi, qu’il voyait le futur?
— Fais ce qu’on te dit, ne pose pas de questions. »
Les mots créèrent une détente instantanée chez Asjen. Gordon les lui répétait chaque fois qu’il lui donnait une pilule jaune au pouvoir orgasmique. Ça, c’était mieux que l’alcool, que l’herbe, mieux que la porno. Le souvenir de ce plaisir dissipa tous ses doutes. On lui avait demandé de capturer un Maître, il allait capturer un Maître, point à la ligne. Je fais ce qu’on me dit, je ne pose pas de questions.
Le cinquième n’avait pas changé depuis leur départ précipité de l’Agora. Un rai sous la porte indiquait leur destination. Ils entrèrent sans frapper.
Leur frère somnolait dans son fauteuil roulant. Il sursauta. « Bon Dieu, Arie, t’as vraiment un air de merde. » Les traits tirés, il avait perdu beaucoup de poids. Sa barbe, blonde et peu fournie, donnait l’impression qu’un rideau de toiles d’araignées lui pendait du menton.
« Qu’est-ce qui s’est passé avec toi?, demanda Aart en refermant la porte derrière lui.
— Il se passe que ma famille est partie en vadrouille en me laissant derrière », répondit-il d’une voix rauque.
Oups. La compulsion s’accommodait mal des pauses, même pour l’hygiène ou l’alimentation. La possibilité que personne n’ait pris le relais après leur départ ne lui avait jamais même traversé l’esprit.
« Alors, demanda Aart, est-elle là?
— Oui.
— Seule?
— Absolument.
— Comment le sais-tu? Tu dormais!
— Personne ne va et vient à cette heure, répondit-il, agacé. Vous la trouverez dans le laboratoire, au troisième.
— On va lui faire regretter de nous avoir trahis, dit Asjen. Oh que oui. » Arie parut consterné. « Quoi?
— Êtes-vous certains de faire les bonnes choses, pour les bonnes raisons?
— Ben oui. » Je fais ce qu’on me dit, je ne pose pas de questions. « Qu’est-ce que tu insinues? T’es avec nous ou contre nous?
— Calmez-vous, tous les deux, intervint Aart. Bien sûr qu’Arie est avec nous. Continue à nous tenir informés. Et surtout, fais gaffe! On revient te tirer d’ici bientôt!
— Papa va être tellement content de nous voir réunis, dit Asjen.
— Ouais. Papa », répondit Arie. Asjen s’expliquait mal ce ton railleur, mais il n’en dit rien, préférant éviter se faire encore rabrouer par son aîné.
Ils retournèrent à la cage d’escalier et descendirent au troisième. À travers le judas, ils virent la grande pièce plongée dans la pénombre. Une figure solitaire s’activait au fond, dans une sorte de cubicule faite de cloisons amovibles et de tableaux à roulette. Ils avaient de la veine : Mandeville leur tournait le dos, penchée sur sa table de travail. Ils allaient pouvoir la surprendre… Asjen espérait que le procédé inscrit sur la paume d’Aart fonctionne et leur évite le gâchis de la dernière fois…
Les frères se faufilèrent de l’autre côté de la porte sans qu’elle paraisse les avoir remarqués. Ils s’approchèrent comme des fauves, prêts à bondir.
Les lumières s’allumèrent d’un coup.
Ils restèrent pantois en voyant émerger de leur cachette derrière les panneaux Stengers, Polkinghorne, Avramopoulos, Lytvyn… Bref, l’Agora au grand complet les attendait de pied ferme. Certains brandissaient des armes à feu; Vasquez tenait un long couteau dans chaque main. C’était bien la première fois qu’il aurait préféré ne pas mater ce corps de déesse.
« Ne bougez pas », ordonna Mandeville. « Sinon, vous allez le regretter. »
Ils étaient cuits.
Asjen entendit dans son esprit la voix de Gordon, la même qui lui sommait d’obéir sans se poser de questions. Elle disait : Si vous êtes capturés, vous oublierez tout. Tout… Il sentit son esprit se vider comme une outre percée. Sa dernière pensée cohérente fut que ce vide n’était pas désagréable du tout.