Khuzaymah était un sot.
Depuis des décennies, il
surveillait – sous diverses identités – la nouvelle alliance entre les Seize de
Munich et le Collège. Il s’assurait en permanence que tous les Maîtres
respectent comme sacré le principe de non-intervention dans la res publica.
Plus encore, il veillait à
ce que personne ne s’aventure à explorer les savoirs interdits… Ceux qui
avaient rendu possible l’ascension de Harré. Qui l’avaient propulsé dans la
folie.
Khuzaymah avait ainsi mis un
point final aux recherches acharnées d’Herman Schachter, qui s’était donné pour
mission de comprendre la nouveauté des Cercles radiesthésiques que Harré avait
laissés derrière lui. Khuzaymah avait fait en sorte qu’on croie qu’il avait été
victime d’un contrecoup – décourageant, du coup, les pairs de Schachter de
poursuivre ses recherches.
C’est aussi lui qui avait inculqué
chez Traugott Kuhn une peur maladive des virus, après qu’il ait brisé l’esprit
d’une femme en échouant à recréer chez elle l’état de metascharfsinn. Volontairement confiné à son bunker stérile, il
n’avait jamais eu les moyens de réessayer.
Il demeurait également méfiant
envers la Joute… Le jeu consumait une quantité disproportionnée d’énergie,
beaucoup plus que ce qui était nécessaire pour le procédé. Il en était venu à
la conclusion que l’énergie manquante était détournée vers autre chose… Sa
meilleure hypothèse était qu’elle rechargeait le garde-fou invisible que Harré
avait posé, qui empêchait l’âme des trépassés de retourner au néant. Comment
expliquer, sinon, la pérennité de ce procédé titanesque, un siècle après la
mort de son artisan? Il soupçonnait que ce n’était pas une coïncidence si le
phénomène que Kuhn avait baptisé manifestations
synchrones était apparu tout juste après la défaite de Harré. Les autres
présumaient qu’il s’agissait de signes du destin, la version moderne des
oracles d’antan; il n’était pas naïf au point d’y voir la voix d’une force
impersonnelle, du karma ou de la fatalité. Admettant qu’il s’agissait d’une
force qui contribuait à orienter les actions et les décisions des initiés, une
question s’imposait : vers quelle finalité? Et si cette force découlait
d’une volonté maligne? Voire de Harré lui-même?
Il était devenu Derek Virkkunen pendant
qu’Eleftherios Avramopoulos résidait en Finlande, à préparer sa cure de
jouvence; il avait ainsi voulu s’approcher de celui qu’il croyait être le plus
dangereux des Seize, afin de mieux le surveiller.
Dès ses premières expositions,
‘Derek’ avait gagné l’estime de la critique européenne, qui voyait en lui
l’avènement d’un artiste dont la vision et la démarche démentaient son jeune
âge. Avramopoulos, poussé par la curiosité, avait désiré le rencontrer.
Khuzaymah savait que le vieux Maître adorait être admiré ou détesté – des
sentiments qui démontraient sa supériorité sur les autres. ‘Derek’ ne lui avait
offert ni l’un, ni l’autre. Avramoupoulos en était tombé amoureux.
Sa sottise avait été de concentrer
toute son attention sur cet homme, que la mesquinerie rendait capable du pire, alors
que Gordon et Lytvyn travaillaient à ramener Harré à la vie. Son dispositif de
surveillance avait bien capté les visites de Lytvyn là où Harré était mort –
d’abord avec Mandeville, ensuite avec Gordon. Il n’avait toutefois pas compris
que, cette dernière fois, ils avaient ramené Harré avec eux… Ni la nature de ce
qui s’était produit durant la petite Joute. N’ayant pas su prendre les devants
au bon moment, il cherchait depuis un moyen de renverser le rapport de force et
saisir l’avantage…
Un matin, alors qu’il travaillait
sur le toit de l’Agora, il eut la surprise de voir se former au loin une
colonne de feu, assez immense pour joindre ciel et terre, une vision superbe
qui l’appelait, aussi assurément que le chant des sirènes mythologiques. Il
braqua son téléphone en direction de l’apparition; comme il l’avait soupçonné,
il ne vit rien apparaître sur son écran : il avait affaire à une illusion…
Un initié de moindre envergure aurait succombé à l’appel; Khuzaymah, lui, y vit
l’occasion qu’il avait cherchée.
Il ne pouvait pas s’adjoindre
d’alliés sans compromettre son identité secrète; il emballa son matériel,
incluant son sitar, et se rendit, seul, dans son domaine du Centre-Sud – le
square où il avait offert une entrevue à l’émission Avant-garde, l’an dernier. Ici, il ne craignait pas de
contrecoup : il avait aménagé l’espace pour dissiper l’énergie des
Cercles. La version andalouse du feng
shui…
Il concocta une réponse au chant de
la sirène. Se servant de la colonne comme d’une antenne, il fit en sorte que
son créateur voie dans le ciel au-dessus de sa propre position un oiseau de
feu, un message qui voulait dire : je
ne mordrai pas à ton appât. Tu me cherches? Viens me chercher. Il
s’installa ensuite au centre du square qu’il avait transformé en jardin fleuri,
accorda son sitar, et joua en attendant.
Il fallut plus d’une heure pour que
son ennemi apparaisse au détour d’une ruelle, son expression démente déformant
le visage de Van Haecht. « Te voilà donc… Le grand mystère, dit Harré. Tu
côtoies les Seize, sans être l’un d’eux. Tu les dépasses en puissance, mais ils
l’ignorent tous. Qui es-tu donc?
— Je suis la main de la justice. »
Harré ne cacha pas son amusement. Il
balaya du regard les façades environnantes. « Intéressants, tes petites
bricolages, pour endiguer l’énergie des Cercles. Croyais-tu pouvoir me priver
de mes pouvoirs?
— Pas comme ça », répondit
Khuzaymah. Sans crier gare, il se déchaîna sur son instrument. Le sourire exagéré
de Harré se figea en effarement lorsqu’il découvrit qu’il se retrouvait coupé
de la metascharfsinn... Et incapable
de bouger. Maintenir ce double procédé n’était pas une mince affaire, mais
Khuzaymah ne comptait pas s’arrêter là. Il connaissait une mélodie capable
d’arrêter son cœur de battre… Le processus était graduel, impossible à utiliser
comme une arme; c’est pourquoi il avait dû commencer par le paralyser. Il se
mit à intercaler dans sa musique les notes qui, en quelques minutes, mettraient
un point final à cette triste histoire.
Une détonation retentit. Un impact
le secoua. Khuzaymah regarda sans comprendre le manche fracassé de son sitar,
les cordes distendues s’agitant dans toutes les directions… Puis la douleur
l’envahit. Une balle avait détruit son instrument avant de lui transpercer le
ventre. Il versa sur le côté et se roula en boule, son corps cherchant
d’instinct une position pour rendre la souffrance moins atroce.
Une jolie femme sortit de sa cachette
à l’entrée du square, une carabine posée sur l’épaule. Elle rejoignit Harré qui
reprenait petit à petit le contrôle de ses membres. « Personne n’est plus
fort qu’un coup de feu, dit Harré d’un air suffisant. Pas même toi.
— Ou toi, par ailleurs », dit
la femme à Harré avec un air entendu.
Les deux s’approchèrent du corps
gisant de Khuzaymah. La femme le força à se redresser; la blessure chauffait
ses entrailles comme la lave d’un volcan. Elle le renifla.
« Étrange : son odeur me rappelle celle de la magie de Dario, mon ancien
Maître », dit-elle.
Khuzaymah tressaillit en
entendant le nom de Dario Aguilar y Virgen, le dernier apprenti qu’il ait
formé… Le jeune présomptueux qui, croyant n’avoir plus rien à apprendre de son
maître, lui avait volé son grimoire, qu’il avait manifestement échoué à
décrypter par la suite. Khuzaymah ne lui avait jamais pardonné son vol, mais la
pire insulte avait été d’accoler son nom à une lignée de praticiens médiocres…
Il croyait que Harré avait déjà tué tous ses disciples durant sa première purge.
« Qui es-tu? », grogna-t-il, malgré la douleur.
« Narcisse Hill, pour vous
servir. » Elle se tourna vers Harré. « Il n’en a plus pour longtemps.
Ouvre le Cercle, sans quoi nous devrons en trouver un autre…
— Hill, c’est donc toi! »,
s’exclama Khuzaymah. Son ricanement fut interrompu par une quinte de toux. Le
goût métallique du sang envahit sa bouche. « Ta vie passée à me chercher… Et
tu me trouves au dernier instant!
— Te chercher? Que veux-tu dire? »,
demanda Hill, interloqué, pendant que Harré posait les mains sur le front de sa
victime. « Qui es-tu?
Il clama : « Khuzaymah! »
une seconde avant que Harré pulvérise son corps.
Sa conscience subsista une seconde
sans sa chair, pendant laquelle il savoura l’expression décontenancée de Hill,
après quoi elle se dissolut dans l’atmosphère et devint la matière première du
troisième Cercle de La Cité.