dimanche 20 août 2017

Le Nœud Gordien, épisode 484 : À portée de main

Pendant des décennies, Gordon s’était évertué à satisfaire son Maître, tantôt exigeant, tantôt indifférent, toujours impitoyable. Sa vengeance aurait dû lui apporter une mesure de satisfaction à la hauteur des torts qu’il avait subis, mais le plaisir demeurait intellectuel, sans véritable joie : une fois de plus, l’extase de Harré éclipsait tout le reste.
Il n’avait pas menti en affirmant qu’il portait le décès de Latour et la catatonie d’Olson sur la conscience – sans parler de Van Haecht et de ses fils. Ironie du sort, Avramopoulos ne réaliserait sans doute jamais qu’il avait volé sa statuette afin de lui sauver la vie.
Gordon avait relocalisé Harré dans un motel miteux de l’Est, presqu’à l’extérieur de la ville. Leur chambre était la dernière d’une rangée d’unités de rez-de-chaussée. À son arrivée, Harré était assis au bout de son lit, hypnotisé par la chaîne de nouvelles en continu de CitéMédia; depuis qu’il avait perdu ses visions du futur, il était obsédé par ces images du présent. Le bulletin s’interrompit, laissant place à une publicité pour une émission spéciale intitulée La magie révélée. La station avait mis le paquet pour la promouvoir : on ne pouvait pas se déplacer en ville sans tomber sur une affiche ou un panneau l’annonçant. Gordon présuma qu’elle portait sur les secrets des prestidigitateurs et autres artistes de la scène.
« Alors, m’as-tu trouvé un Maître?, dit Harré sans quitter l’écran des yeux.
— Mieux : j’ai un objet de pouvoir.  
— MAGNIFIQUE! » Harré éteignit la télévision et prit la statuette que Gordon lui tendait. « C’est bien ce que je cherchais! Oh, Gordon, c’est merveilleux… Il me faudra quelque temps pour en tirer ce dont j’ai besoin… Tu peux vaquer à tes occupations…
— Quelles occupations? Tout ce que j’ai à faire, c’est attendre minuit… Puis patienter un autre vingt-quatre heures!
— Je ne sais pas, moi… Cette damnée corneille nous a encore retrouvés. Tu devrais cesser de dire que tu vas la capturer et passer à l’action! »
Harré s’assit en tailleur sur la moquette aux couleurs douteuses, la statuette entre les mains, tenue au niveau de son nombril. Il inspira profondément et plongea en lui-même.

Ozzy trouvait parfois le temps long, à surveiller nuit et jour les allées et venues de sa cible. Il avait tant flâné partout qu’il connaissait presque toutes les corneilles de la ville, de même que leurs intrigues souvent distrayantes.  Chaque groupuscule était aux prises avec des frictions constantes, à la fois entre ses membres, qui jouaient du coude pour s’élever dans la hiérarchie, et avec les autres clans qui convoitaient les mêmes territoires. Ozzy était passé maître dans l’art de montrer aux locaux qu’il ne représentait aucune menace pour l’ordre établi. On le tolérait comme un excentrique, tant qu’il ne prenait pas partie. À force de voir ses congénères suivre aveuglément les règles dont il savait jouer, il commençait à croire qu’il n’était pas comme les autres…
Certains de leurs comportements lui apparaissaient carrément incompréhensibles. Comment expliquer qu’aucun animal ne s’intéressait à la nourriture dans la boîte grillagée qui avait été laissée à proximité de l’édifice qu’il guettait? Ozzy l’observa assez longuement pour juger qu’il ne risquait rien à tenter sa chance, puis il plana jusqu’au festin délaissé. Il entra dans la cage; son premier coup de bec activa un levier caché, et la porte se referma en claquant derrière lui.

Stupide animal, pensa Gordon en apercevant la corneille se démener dans le piège.
Son premier réflexe avait été de concevoir un procédé sur mesure pour le captiver. Il avait toutefois remarqué une cage à vermine dans le cagibi derrière le comptoir de la réception. Interrogé sur le sujet, le propriétaire lui avait dit qu’elle ne servait plus à rien, que les bêtes du coin ne s’y faisaient plus prendre. La solution, pour lui, avait été d’acheter des poubelles plus étanches. Moyennant un petit pourboire, Gordon l’avait convaincu de tenter sa chance à nouveau. Le type avait haussé les épaules et l’avait mise en place. Dix heures plus tard, la corneille d’Édouard en était prisonnière.
Gordon ne comprenait toujours pas pourquoi l’oiseau le traquait ainsi, d’un bout à l’autre de La Cité. Sa peur initiale que l’Agora débarque à leur repère s’était quelque peu amoindrie; son tête à tête avec Avramopoulos lui avait démontré que les autres ignoraient toujours son alliance avec Harré. Il avait néanmoins promis à Gauss qu’il le regretterait s’il se mêlait à nouveau de ses affaires… Son apathie avait repoussé l’échéance, mais le temps de tenir sa promesse était venu. La corneille s’activa de plus belle lorsque Gordon s’approcha avec l’intention de lui casser le cou.
La réalité changea de grain lorsqu’il mit la main sur la cage, signalant une manifestation synchrone. Gordon observa soigneusement son environnement. Un lampadaire qui bordait le stationnement s’alluma, malgré la clarté du jour; un klaxon au loin résonna trois fois. Si le destin lui envoyait un message, ce dernier était pour le moins équivoque… Gordon décida de juguler son impulsion avant de commettre l’irréparable. Il souleva la cage et l’emmena à la chambre.
Une scène étonnante l’attendait de l’autre côté de la porte. Harré n’avait pas bougé depuis qu’il s’était tourné vers la statuette, pas même pour boire ou évacuer. Il rayonnait désormais d’un halo chatoyant. Son sourire paraissait plus large que sa bouche aurait dû le permettre. Il ouvrit les yeux; une larme coula. « Comme c’est bon, d’être redevenu… Moi. » Il éclata de rire.
Toujours souriant, Harré dévisagea Gordon, qui sentit au même moment une pression dans son crâne. « Je t’interdis de lire mes pensées!
— Et moi, je t’interdis d’interdire! », répondit Harré en caquetant. Il plissa les yeux, comme pour creuser plus loin. « Oh! Oh! Comme c’est intéressant! Gordon, petit cachottier! Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé des Trois du Terminus? Ou de ton composite O?
— Je te dis de sortir de ma tête! Sinon…
— Sinon rien : tu ne peux pas bluffer si je vois ton jeu! Voyons voir… Ah! Narcisse vous a aidés à me ramener… Il n’est pas mort après tout! » Harré ferma les yeux. « Je sens sa présence… Sa conscience est étalée sur la ville… Son fantôme se raccroche à mon filet, noué à son ancienne demeure… Il a trouvé une piste pour se réincarner… Il y travaille désespérément… Il y est presque… Tout ce qu’il lui faut, c’est un peu d’aide… Une petite poussée et… Voilà! » Il rouvrit les yeux. « Mon allié est de retour, en chair et en os. Je lui ai soufflé comment nous rejoindre. »
Gordon était estomaqué. Voir Harré étendre sa perception à La Cité entière, puis improviser en quelques secondes l’équivalent d’un procédé qu’il lui avait fallu, avec Félicia, des semaines à développer… Son pouvoir apparaissait sans limite.
Harré se tourna vers l’ouest, comme s’il regardait l’horizon à travers le plafond et les murs de la chambre. « Si je gagne les Trois à ma cause, si je mets à profit ton composite… L’œuvre suprême sera à portée de main. Deux Cercles sont déjà dans La Cité… Celui que je n’ai pas ouvert est obstrué… Si je le débloque… Et que j’en ouvre un troisième…
Trois Cercles? C’est insensé! Le moindre procédé créera un contrecoup! Je ne pourrai plus me servir de mon art!
— Ce sera le cas pour tes anciens alliés, qui cesseront de nous inquiéter… Mais si je te montre le chemin de la metascharfsinn, tu seras au contraire plus puissant que jamais... » Ne risquait-il pas la folie, en empruntant cette voie? Harré dissipa ses réticences en une phrase. « Ce sera nécessaire pour reproduire l’extase par toi-même. C’est pourquoi tu n’y es jamais encore parvenu! »
Ils se mirent au boulot sur-le-champ. Une heure plus tard, un cognement à la porte les interrompit. Harré se précipita pour ouvrir.
« Tu as beaucoup changé, mon ami », dit le nouveau venu en guise de saluation, un sourire narquois sur ses lèvres maquillées.
« Pas tant que toi », rétorqua Harré en ricanant. Il fronça les sourcils. « Es-tu ici ou ailleurs?
— Un peu des deux. Je tire les ficelles de ce corps à partir de ma maison, comme un marionnettiste. Je crois que je pourrai maintenir mon joug aussi longtemps que nécessaire. À tout le moins, jusqu'à ce que nous trouvions une solution plus permanente. Qui est ton compagnon?
— Je te présente Gordon. C’est lui qui m’a ramené à la vie.
— Narcisse Hill, pour vous servir… »
Gordon lui serra la main, quelque peu abasourdi : Hill avait choisi d’habiter le corps d’un individu rattaché à plus d’un clou au cœur de son Nœud…

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