dimanche 25 décembre 2011

L'an quatre: un bilan

L'année qui s'achève a été, sans l'ombre d'un doute, ma meilleure à vie en ce qui a trait à l'écriture.

D'abord et avant tout, j'ai mis le point final à un premier "vrai" roman - j'utilise les guillemets parce que j'ai déjà écrit des livres auparavant, mais en toute sincérité, ils n'avaient rien pour se distinguer... Voyons voir d'où je viens pour mieux comprendre qui je suis.

Il y a dix ans, j'étais déjà un écrivain du dimanche, mais d'une toute autre façon... À l'époque, je visais le volume. Une fois par semaine, je m'asseyais devant mon clavier et je n'arrêtais qu'après avoir rempli dix pages. Chaque fois, je fonçais en avant, sans prendre le temps de me relire. Considérant que je travaillais presque sans plan, je courais au désastre; après 565 pages, j'ai frappé un mur. Un gros mur. Je ne savais plus où aller pour la suite du récit - les pistes que j'avais en tête impliquaient de revoir de grands pans de ce que j'avais déjà écrit. Les changements à faire étaient si importants que parler de réécriture aurait été plus juste... J'ai donc abandonné plutôt que tout recommencer

Je dirais que le Noeud Gordien est aux antipodes de feu ce projet. J'y vois un signe clair du chemin que j'ai parcouru depuis. Le Noeud est un magnifique  exercice de constance et de production continue, un peu comme en entraînement en fait. Le but n'est pas de sortir X pages coûte que coûte; l'idée est davantage de créer quelque chose d'abouti, quelque chose que je dois peaufiner vu que je me compromets en le publiant chaque semaine. Il ne s'agit que d'une à trois pages, mais en construisant un petit peu chaque semaine, j'ai fini par accumuler beaucoup (353 pages à interligne 1,15, pour être exact). Cette fois, tout est déjà revu et corrigé (et heureusement, je sais assez où je m'en vais pour esquiver les murs jusqu'à présent!).

C'est dans ce nouveau cadre de travail que l'essentiel de Mythologies a été écrit (ceux qui seraient intéressés à voir ou revoir les grandes étapes traversées peuvent cliquer ici). L'enjeu de l'été prochain sera de le soumettre au même traitement que le Noeud Gordien - et plusAutrement dit, je devrai Polir jusqu'à ce que ce soit brillant, comme je l'ai écrit dans un billet précédent. Je crois pouvoir réussir... [c'est le moment de faire jouer la chanson de Rocky III] Je VAIS réussir!!

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Au début de cette année, je soutenais encore qu'il est moins intéressant d'écrire que d'avoir écrit. Par cela, je voulais dire que le vrai plaisir n'était pas d'aligner des mots, de se débattre avec une page blanche, de peaufiner mille et une fois ce qu'on a enfin fait sortir. Non, je croyais que le vrai plaisir était d'avoir réussi à passer à travers tout le processus et avoir quelque chose de concret entre les mains.

Les choses se sont mises à changer il y a un moment déjà, mais c'est cette année que j'ai réalisé à quel point mon plaisir d'écrire allait en grandissant. Ceci ne peut qu'être de bon augure pour le futur... C'est sans doute l'une des raisons qui ont fait de 2011 ma meilleure année à date. Il y a également l'impression d'avoir vécu deux moments magiques de création durant l'année. Le premier a eu lieu durant la rédaction du dernier quart de Mythologies. Mon protagoniste a pris vie et m'a surpris plusieurs fois alors que je découvrais/écrivais son histoire... Le second "moment" s'est en fait échelonné sur presque trois mois. Il s'agit de la série Les disciples (épisodes 178 à 189 du Noeud Gordien... Je réalise à l'instant que ces deux moments magiques ont eu lieu pratiquement en même temps!). Ici encore, c'est comme si les actions des protagonistes façonnaient à ma place certaines facettes de mon univers. Cet étrange sentiment de créer quelque chose à partir de soi tout en ayant l'impression que cette chose nous dépasse est à la fois fascinant et délicieux. Comment ne pas aimer le processus lorsqu'il nous fait vivre ce genre d'expériences inattendues?

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Début décembre, je copiais cette citation sur Facebook:

“Don’t quit. It’s very easy to quit during the first 10 years. Nobody cares whether you write or not, and it’s very hard to write when nobody cares one way or the other. You can’t get fired if you don’t write, and most of the time you don’t get rewarded if you do. But don’t quit.” —Andre Dubus

C'est tellement vrai... Quoique le caractère public du Noeud Gordien m'aide à ce chapitre. Au milieu de la majorité silencieuse, j'ai la chance d'avoir quelques lecteurs qui m'encouragent explicitement - soit en me faisant remarquer les inévitables coquilles qui se glissent dans mes textes publiés, soit en cliquant Intéressant ou Passionnant à la suite de mes parutions sur le blog. Ces petites marques d'appréciation pèsent plus que vous ne pourriez le croire - si une mention Passionnant peut faire ma journée, imaginez un commentaire ou un courriel!

Somme toutes, je ne suis pas prêt de m'arrêter alors que je découvre de plus en plus le plaisir d'écrire - et que je me découvre davantage à travers le processus; j'espère continuer à intéresser plusieurs personnes à ma démarche, j'espère que ceux qui s'y intéressent commenceront à me lire, et j'espère que ceux qui me lisent continueront de le faire!

Merci à vous tous et joyeux Noël!

Nous défoncerons l'année ensemble dans une semaine: le premier jour de 2012 est aussi un dimanche!

PS: si jamais vous n'avez pas encore commencé le Noeud Gordien, la série Les disciples mentionnée précédemment peut être une bonne façon d'y goûter (pour continuer avec l'épisode 1 si désiré). Soyez toutefois avertis, elle contient des éléments qui ne sont pas introduits avant un bon moment si vous suivez la trame d'origine. Vous m'en donnerez des nouvelles!

dimanche 11 décembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 200 : Le puzzle

Le col déboutonné, les manches roulées, Gordon savourait ce rare moment oisif. Il l’avait bien mérité après toutes ces heures à préparer la dernière fournée du composite O. La demande croissait encore : pour beaucoup de citadins, l’habitude de consommation était maintenant bien ancrée. Espinosa et ses sbires engrangeaient des fortunes; son monopole avait cimenté l’accalmie après la guerre des gangs. Les autres groupes étaient moins intéressés à défier les vainqueurs qu’à profiter de la manne Orgasmik.
La disposition du fauteuil où Gordon était avachi permettait d’embrasser du regard le Nœud qui couvrait le mur d’en face. Les positions des fils et des clous avait beaucoup changé durant la dernière année, mais malgré les surprises, malgré les imprévus, Gordon continuait de se rapprocher de son objectif final.
La télévision muette dans un coin afficha l’image d’une jolie blonde que Gordon reconnut instantanément : Jasmine Beausoleil, rattachée dans le Nœud au clou d’Édouard Gauss. Celui-ci avait bien raison de la désirer : avec ses longs cheveux bouclés, ses yeux de biche et son sourire sincère, elle représentait un certain idéal de féminité auquel peu d’hommes devaient rester indifférents. Par quelque hasard – plus probablement une manifestation synchrone – elle interviewait nul autre que Derek Virkkunen; Gordon monta le volume.
L’artiste discutait de son coup de foudre pour le Centre-Sud et des raisons qui l’avaient conduit à s’y installer. Il s’agissait clairement une manœuvre d’Avramopoulos pour réussir son défi de Joute. Celle-ci ne porterait pas fruit instantanément, mais Gordon entrevoyait bien la suite : à partir de cette modeste ouverture, Avramopoulos avancerait son pion, Guido Fusco, pour piloter des projets immobiliers offrant un certain cachet à prix raisonnable, capable d’attirer d’autres artistes (ou pseudo-artistes), mais surtout ces jeunes professionnels prêts à accéder à la propriété, à la fois incapables de se payer une résidence du Centre et réticents à s’établir en banlieue. Quelques courageux entrepreneurs iraient ensuite profiter de l’opportunité d’un relatif monopole dans le désert commercial du quartier –  leur famille devait bien loger quelque part, ce qui amènerait dans le quartier des investisseurs pour acheter, revitaliser et louer des appartements… Et cætera. Si Avramopoulos jouait bien ses cartes, il était envisageable que d’ici quelques mois, Gordon juge le défi relevé.
Sans le savoir, son ancien maître lui fournirait ainsi l’une des dernières pièces du puzzle qu’on lui avait soumis un siècle auparavant. Voici ce qu’il faut que tu saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable, et qu’on fasse pour toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront le chemin
Gordon avait vu l’impossible s’accomplir au moins deux fois cette année. Premièrement, les impressions de par le monde s’étaient mises à présenter des comportements originaux. Cette nouveauté venait chambouler tout ce qu’on avait cru savoir sur le sujet. Deuxièmement, Avramopoulos avait, par quelque moyen, réussi à retrouver la jeunesse. Gordon était absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une cure de jouvence mais bien un nouveau corps. L’avait-il créé? L’avait-il… emprunté? Comment? Dans un cas comme dans l’autre, c’était du jamais vu. Ce secret représentait la toute dernière pièce manquante.
Gordon savait comment ces deux éléments pouvaient être combinés pour servir son objectif; c’est là qu’Édouard Gauss entrerait en jeu pour lui permettre d’accomplir l’impensable.
Mais d’abord, le Centre-Sud devait être repeuplé. Et surtout, la consommation du composite O devait continuer de croître. Contrairement à ses alliés criminels, l’importance était plus le nombre d’usagers que la quantité vendue.
D’ici six mois, un an peut-être, Gordon allait peut-être enfin s’affranchir de son quotidien terne pour redécouvrir le plaisir, le vrai, celui qu’il désirait encore plus que tout cent ans après l’avoir connu quelques secondes à peine.
D’ici six mois, un an peut-être, Gordon reverrait enfin Romuald Harré.  

dimanche 4 décembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 199 : Effraction

Elles étaient deux, une grande et une petite, et elles connaissaient bien chaque racoin du quartier. Une fois arrivée à leur objectif, il leur fut facile de se soustraire aux regards des voisins. Les gens du coin valorisaient leur intimité; des grandes clôtures et des haies encerclaient tous les terrains des environs.
La clôture menant à l’arrière de la maison était conçue pour recevoir un cadenas, mais elle n’en portait pas présentement. Satisfaites de ne pas avoir à sauter la clôture – geste pour le moins louche! – elles firent jouer le loquet et se faufilèrent jusqu’à la cour arrière.
Aucun meuble ne s’y trouvait, sinon une vieille balançoire métallique dans le coin le plus éloigné. C’était un signe supplémentaire que personne n’habitait ici. La plus grande était venue inspecter la maison deux fois précédemment; elle n’y avait trouvé aucun signe d’occupation : aucune voiture dans le stationnement, les mêmes lumières toujours allumées, mais surtout – sacrilège pour la rue Hill! – un parterre envahi par les mauvaises herbes à travers lesquelles quelques fleurs tentaient de percer.
La plus grande tenta de faire coulisser la porte arrière, toute vitrée; même si elle semblait verrouillée de l’intérieur, elle insista en espérant peut-être qu’elle cède après quelques essais. Pendant ce temps, ne sachant trop que faire, la petite alla s’asseoir sur la balançoire. La charnière grinça si fort que la grande sursauta. « Débarque de là! Viens ici! », dit-elle à la petite qui tressauta à son tour.
Les deux scrutèrent l’intérieur; la grande y trouva une confirmation supplémentaire que l’endroit demeurait inhabité. La maison avait été vidée de ses meubles; les murs n’avaient pas été repeints. On pouvait encore des rectangles plus foncés là où des tableaux avaient été accrochés. « On va essayer de rentrer par la cave », dit la grande. Va essayer ces fenêtres-là. 
— J’aime pas ça », dit la petite.
« T’avais juste à pas venir alors… »
La petite obéit finalement, non sans quelques hésitations. Elles testèrent tour à tour les fenêtres donnant sur le sous-sol sans en trouver une cédant devant leurs efforts.
Dépitée, la grande donna un coup de pied dans une fenêtre, puis un autre, mais celle-ci tint bon. « Trouve une grosse roche », dit-elle finalement. La petite en trouva une qu’elle avait aperçue en cherchant une fenêtre à forcer. Elle l’amena à la grande qui la lança contre une vitre. La pierre eut un meilleur effet que le pied : elle éclata en mille morceaux.
« On a juste une minute pour arrêter le système d’alarme », dit la grande sans savoir si la marche à suivre était la même en passant par la porte qu’en brisant une fenêtre. Elle finit de casser les tessons qui saillaient encore du châssis. Elle se mit à plat ventre et se laissa glisser jusqu’à terre.
« Ouch!
—  Tu t’es fait mal?
— Je me suis coupée… Je reviens! » Elle courut jusqu’au terminal à côté de la porte du garage. Elle n’eut pas à désarmer le système; elle trouva le voyant d’activation éteint, comme tous les autres par ailleurs. Elle n’eut donc pas à s’inquiéter qu’on en ait changé le code.
Soulagée, Alice Gauss remonta rejoindre sa sœur Jessica.
Chemin faisant, elle examina sa plaie; l’égratignure de sa paume était longue mais peu profonde. Il ne restait déjà presque plus rien de la douleur initiale; le saignement s’arrêterait bientôt à son tour. Malheureusement, elle avait taché ses vêtements… Il lui faudrait les cacher à sa mère.
Alice ouvrit la porte et les filles purent finalement entrer dans leur maison.
« T’avais dit que Papa serait là!
— J’ai dit qu’il serait peut-être là, grosse conne! » Alice savait qu’évidemment, son père ne se cachait pas dans leur ancienne maison : il leur avait expliqué qu’il allait passer quelques mois à New York. Une petite part d’elle avait toutefois espéré, sans regard aux probabilités… mais la réalité impitoyable avait maintenant pulvérisé son espoir secret.
« Là, qu’est-ce qu’on fait? », demanda Jessica. Alice réalisa qu’elle n’avait conçu aucune intention advenant le fait qu’elles réussissent leur entrée par effraction.
« On va faire le tour », répondit-elle sur le ton de celle qui sait ce qu’elle fait.
Elles trouvèrent des traces d’occupation dans le salon, au pied de l’escalier. Jessica ne s’y attarda pas; elle courut à l’étage en direction de son ancienne chambre. Alice préféra fouiller le campement de fortune.
Elle n’y trouva pas grand-chose : une glacière électrique à moitié remplie de produits périmés depuis des semaines, un sac de linge sale et un sac à poubelles vert rempli de vaisselle jetable jusqu’à en déborder. Une forêt de bouteilles reposait à la tête du lit; Alice farfouilla en en débouchant certaines… Les unes sentaient l’alcool à friction, les autres empestaient le vinaigre. Certaines, les deux.
Elle trouva deux bouteilles de vin scellées et un tire-bouchon juste à côté… Elle décida d’en ouvrir une.
Elle se débattait encore avec le bouchon lorsque Jessica dévala les marches. « Viens voir ça! »
Alice déposa la bouteille et monta à son tour. Elle nota au passage que sa chambre demeurait vide de tout sinon des moutons de poussière; Jessica la conduisit jusqu’à la chambre des maîtres. Elle était tout aussi vide que le reste. « Quoi? 
— Là, viens voir… » Jessica entra dans la garde-robe. Alice découvrit à son tour qu’on avait installé une table ronde dans le walk-in. Plus étrange encore, elle supportait une cloche de verre gravée de symboles illisibles, à moitié remplie d’une poudre brun-grisâtre.
Jessica demanda : « Qu’est-ce que c’est? »
Alice n’en avait pas la moindre idée. Alors qu’elles examinaient le curieux objet, elle remarqua un mouvement à peine perceptible, comme si quelqu’un avait soufflé délicatement sur la poudre. « T’as vu?
— Quoi?
— Ça a bougé… »
Alice prit l’objet de ses deux mains pour l’étudier de plus près. Lorsque sa paume ensanglantée toucha la cloche, la poudre vint s’y coller avec une soudaineté telle qu’elle sursauta et l’échappa sur la table. La mince cloche se fendit sous l’impact.
« Je veux m’en aller », dit Jessica sur un ton plaintif.
Alice ne répondit pas tout de suite, en proie à une sensation inédite. Malgré que les filles fussent seules, Alice ressentait une présence aussi indéniable que si quelqu’un s’était tenu devant elles. Une présence près d’elle, autour d’elle… en elle. L’impression fugace laissa la place à des sentiments de dégoût, de peur, d’inconfort et d’impuissance.
Soudainement, Alice détala comme si sa vie en dépendait, sans même se soucier de sa sœur qui lui criait de l’attendre. Elle voulait plus que tout fuir cette cloche, cette pièce, cette maison, ces émotions qui la bouleversaient… Mais certaines choses sont plus difficiles à laisser derrière. 

dimanche 27 novembre 2011

Le Noeud Gordien à la radio!

L'émission La capitale blogue sur les ondes de CKRL parle du Noeud Gordien dans son émission du 27 novembre!

Malheureusement, je ne peux pas dire que l'extrait qui est lu dans les ondes serve bien ma cause - pour quelqu'un qui n'est pas familier avec mes noms qui valent cher au Scrabble, c'est décourageant. Mais bon! Je ne m'en plaindrai quand même pas! :)

Le Noeud Gordien, épisode 198 : Accusations, 2e partie

Tricane se tenait à une extrémité du Terminus, les poings serrés, la posture menaçante. De l’autre côté, Hoshmand, Polkinghorne et Avramopoulos ressemblaient aux cowboys des vieux westerns, encore immobiles mais prêts à dégainer.
Eleftherios aurait voulu embarrasser Gordon en disciplinant son élève à sa place. S’il devait oublier cette intention – en tant que maître, elle portait la responsabilité de ses gestes –, il devait toujours faire respecter les termes de la grande trêve. « Que tu sois maître ou adepte, ou même membre des Seize, tu dois répondre de tes gestes! 
— Certains diraient que je ne suis pas connue pour la rationalité de mes actions », répondit-elle d’un ton ironiquement posé. « Bien sûr que je réponds de mes gestes. Je les assume. Je me demande même pourquoi vous avez pris tout ce temps avant de réagir. »
Eleftherios pinça les lèvres. Voilà qu’elle lui tapait sur les doigts pour sa propre faute!
« Vas-tu cesser tes pratiques qui déshonorent nos traditions?
— Pah! Gardez-les pour vous, vos traditions! C’est vous qui m’avez déshonorée, brisée, abandonnée gisant dans ma pisse sans vous soucier que je vive ou je meure…
— Tu dois accepter la censure, sans quoi…
— Sans quoi quoi?
— Si tu continues de risquer d’exposer nos secrets, je n’aurai d’autre choix que de te contraindre au silence. »
Un lourd silence enveloppa le Terminus, brisé seulement par le claquement rythmique d’une porte du Terminus que le vent tirait puis poussait sans cesse.
Tricane éclata subitement d’un rire à glacer le sang.
« Me contraindre au silence! Me contraindre au silence! Ah ah! Mais allez-y : contraignez-moi! »
La répartie assassine qui se formait dans l’esprit d’Eleftherios fut soufflée par une distraction de taille. Tricane avait levé le poing; une sorte de lumière s’agglomérait autour de lui, comme si des lucioles éthérées jaillissaient de nulle part pour s’y poser. La lueur avait précisément la même couleur que celle qui apparaissait au moment où la Joute était jouée.
C’est une illusion. Elle a développé des trucs pour tirer profit du Cercle de Harré. Ça ne peut être qu’une illusion…
Tricane dirigea son poing vers le trio et…
Plus rien.

Eleftherios sursauta en reprenant conscience de son environnement. Après une seconde d’affolement, il reconnut sa nouvelle chambre du Centre-Sud. « Que s’est-il passé? », demanda-t-il à voix haute. Il n’en avait absolument aucune idée. Personne ne lui répondit, mais il entendit que quelqu’un venait à sa rencontre.
Polkinghorne passa la porte, l’air troublé. « Que s’est-il passé? », répéta Avramopoulos. « Je ne me souviens de rien après le Terminus. Elle nous a menacés…
— Puis elle a projeté cette espèce d’énergie que je ne réussis pas à m’expliquer… Elle te visait, mais Hoshmand a bondi devant in extremis
— Est-il… »
Polkinghorne grimaça. « Tu as été plongé dans un état d’hébétude, mais Hoshmand s’est retrouvé comme pris d’une crise d’épilepsie… Je sais reconnaître quand une partie est perdue; je me suis retiré en vous traînant hors du Terminus. Nous sommes revenus il y a dix minutes à peine. »
Ils entendirent une sorte de grognement s’élever dans la chambre voisine. « Ça doit être lui. Il était encore inconscient il y a une minute. »
Eleftherios bondit sur ses pieds et passa de l’autre côté. Il se préoccupait moins du sort de Hoshmand que de ce qu’il pouvait lui apprendre à propos de ce qui les avait frappés.
Hoshmand était recroquevillé sur le lit, les vêtements abrasés – Polkinghorne l’avait littéralement tiré jusqu’à la rue; il fixait l’infini, les yeux éteints. Il ne bougea pas lorsque Polkinghorne et Avramopoulos le rejoignirent. Il se contenta de dire, d’une voix inexpressive : « Je ne la sens plus…
— Quoi? Qu’est-ce que tu ne sens plus? »
Hoshmand regarda Eleftherios droit dans les yeux.
« L’acuité. J’ai perdu l’acuité. » 

dimanche 20 novembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 197 : Accusations, 1re partie

C’est avec une grande satisfaction qu’Eleftherios Avramopoulos se mit en marche vers le cœur du Centre-Sud, Hoshmand à sa droite et Polkinghorne à sa gauche.
Ils franchirent moins d’un kilomètre avant d’entrer au cœur de la zone radiesthésique. Ils avaient bien sûr désactivé leurs protections habituelles par craintes qu’elles se détraquent, mais Avramopoulos conservait quand même sa statuette dans sa poche, un filet de sûreté en cas d’imprévu – à condition qu’elle fonctionne normalement. Sinon, Hoshmand portait au creux de l’aisselle une protection d’un autre genre.
Apparemment, l’élève de Gordon qui n’avait pas daigné participer au dernier engagement de la Joute brisait les termes de la grande trêve. Elle disait aux gens leurs quatre vérités et en guérissant leurs petits maux; bref, elle jouait le même jeu que tous les illuminés, gourous et autres bonimenteurs de l’histoire. Pour cette raison, la brèche demeurait mineure, à une exception près : la réalité de ses pouvoirs. Si elle continuait sur sa lancée, elle aurait tôt fait d’attirer une notoriété qui l’obligerait à exposer ses secrets.
Gordon ne l’avait pas arrêtée, il ignorait donc la faute de son élève. C’est pourquoi Eleftherios jubilait intérieurement : en la disciplinant à la place de Gordon, il pouvait le blâmer de négligence. Un reproche légitime donne toujours un certain ascendant sur le blâmé; après sa triple défaite dans le cercle de Joute, c’était une petite victoire bienvenue pour Eleftherios.
Le Terminus avait dû être le moyeu du quartier à une autre époque : tous les chemins semblaient y mener. Par ailleurs, Avramopoulos remarqua que les environs étaient plus achalandés que les autres zones du Centre-Sud, pratiquement désertées. Il en fit une note mentale : peut-être que Hoshmand pourrait s’en servir de quelque manière pour réussir son défi.
Ils contournèrent la statue de bronze verdi qui reposait à côté de son socle pour rejoindre le bâtiment central. Hoshmand poussa la grande porte du Terminus d’un coup de pied. Les trois entrèrent d’un pas décidé.
Tricane s’y trouvait effectivement, assise en tailleur sur un dais. Des éléments de sa panoplie rituelle étaient disposés ici et là autour d’elle. Il ne lui manquait qu’un sari pour parfaire son image de gourou de pacotille.
Ce manque de respect flagrant pour leurs traditions mit Avramopoulos en rogne.
« Sortez », dit Tricane à la trentaine d’individus qui l’entouraient, facilitant du coup la suite des choses pour Avramopoulos et ses alliés. Tous se mirent en mouvement sans rouspéter ni poser de question; tous sauf un jeune homme au teint olivâtre des méditerranéens. « Toi aussi, Timothée », ajouta-t-elle. Il hésita un instant mais alla fermer la queue qui sortait du côté des quais, ses yeux toujours braqués sur Avramopoulos. Ce garçon était sans conséquence : il l’ignora jusqu’à ce qu’il ait fermé les portes derrière lui.
« Adepte, je t’accuse d’avoir brisé les termes de la grande trêve en pratiquant publiquement ce qui devrait demeurer caché. Qu’as-tu à dire contre ces accusations?
— J’exige que tu t’adresses à moi convenablement. »
Avramopoulos savait qu’il avait affaire à une femme à moitié folle; elle allait vite découvrir qu’il ne partageait pas la patience de Gordon. Il croisa les bras. « Qu’est-ce que cela signifie?
— Je ne suis plus une adepte… »
Il avait vu sa panoplie sans remarquer qu’elle était complète : elle portait l’anneau à son doigt, et une épée se trouvait aux côtés de la coupe et du bâton. Quand l’avait-elle obtenue?
« Je suis un maître, ceci est mon sanctuaire et nous ne sommes pas en trêve. Je vous accuse d’intrusion. » Elle se leva; la terre trembla légèrement mais significativement lorsque son pied toucha le sol. Le phénomène se reproduisit lorsqu’elle y déposa l’autre.
Polkinghorne fit un pas en arrière, effrayé; quoiqu’Avramopoulos ait conservé son sang-froid, il ne jubilait plus du tout.

dimanche 13 novembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 196 : Promiscuité

Félicia ouvrit l’œil après de longues minutes oisives à écouter les oiseaux gazouiller – ces oiseaux qui ignoraient qu’ils ne volaient jamais sous le soleil, mais plutôt sous le faux ciel d’une chambre secrète, un vase clos sous les rues de Tanger.
Sa camisole était encore due pour un lavage, et par ailleurs elle préférait demeurer couverte ces jours-ci. Elle enfila donc l’une des chemises prêtées par Kuhn; elle descendait presque jusqu’à ses genoux. Elle roula les manches en pestant une fois de plus contre son manque de prévoyance.
Son coup de tête lui permettait de séjourner dans l’antre de Kuhn, mais en même temps, il l’avait coupée de tout sauf ce qu’elle portait – même son sac à main était resté de l’autre côté de la baie vitrée. L’un des pires désagréments demeurait l’absence quasi totale de produits de beauté et d’hygiène. Elle pouvait assurément vivre sans maquillage, là n’était pas le problème. Mais le savon de Kuhn la laissait toute sèche; le poil de ses jambes et ses aisselles devenait si long que même sa blondeur ne pouvait plus le cacher…  Ses règles salissaient une quantité horrible de tissus qu’elle devait ensuite lessiver de ses mains – miraculeusement, son short avait été épargné cette fois. Elle connaissait déjà un truc pour alléger l’inconfort de ses crampes, mais elle s’était juré qu’elle développerait dès que possible un procédé capable de suspendre son cycle indéfiniment. Par ailleurs, coupé des pilules anovulantes qui l’accompagnaient depuis l’adolescence, celui-ci avait repris son rythme naturel. Au moins, ici, elle ne risquait pas de tomber enceinte… Pour l’instant.
Une fois habillée, elle se rendit jusqu’à la salle des archives sur la pointe des pieds.
La salle des archives. Il était difficile de concevoir plus précieux trésor que ce catalogue de savoirs. Plutôt que se fier à la bonne volonté de ses maîtres, ici, elle pouvait laisser libre cours à sa curiosité… Et choisir elle-même la nature de ses apprentissages.
Elle pensa à Catherine Mandeville qui refusait toujours de traverser dans la chambre secrète… Avait-elle vu les murs couverts d’inscriptions inaccessibles aux non-initiés? Avait-elle compris leur importance? Il est vrai que Mandeville était du nombre des Seize; peut-être que toutes ces connaissances n’étaient pour elle que lieux communs.
Une chose demeurait sûre : Félicia avait autant appris depuis son arrivée ici que durant toute l’année précédente, cette année qui, pourtant, avait été le théâtre de sa progression la plus marquée depuis son initiation.
Elle avait pris l’habitude de se purifier et méditer dès son lever, entourée des murs décorés de la sagesse des anciens. Elle commença ses ablutions en savourant son bien-être physique.
Elle avait vite découvert un autre désagrément de sa réclusion : Kuhn ne conservait aucune boisson de ce côté. En apprenant la nouvelle, la panique lui avait noué les entrailles. Elle avait passé sa première nuit à rouler dans son lit sans trouver le sommeil. Elle n’avait jamais réalisé la place prise par l’alcool dans son quotidien avant qu’elle n’ait été contrainte à s’en passer.
Ses premiers jours à sec s’étaient déroulés dans un état d’inconfort et d’anxiété – elle suait comme au sauna malgré l’air tempéré, et la constipation lui avait tordu les tripes d’une toute autre façon. Mais son corps avait vite réappris à vivre sans qu’on l’imbibe quotidiennement. Elle découvrit que ses réveils pénibles étaient moins le résultat de sa nature propre que des séquelles de sa routine. Elle préparait chaque soir le boulet qu’elle portait chaque matin jusqu’au midi – dans le meilleur des cas. Ses maîtres notaient depuis toujours sa progression rapide… Maintenant, ses nuits la reposaient vraiment, elle se réveillait pleine d’énergie plutôt que la bouche pâteuse et la tête dans un étau. Qu’aurait-elle pu accomplir sans toutes ces heures d’efficacité réduite!
En méditant, elle sentait d’ailleurs la proximité d’un nouveau déclic susceptible de la conduire à un nouveau degré de compréhension, d’habileté – d’acuité.
Elle fut tirée de ses explorations intérieures par une main froide sur son épaule. Le contact se fit insistant, une sorte de caresse maladroite. Elle sursauta en résistant à l’envie de bondir hors d’atteinte.
Kuhn – qui d’autre? – ressentit peut-être la contraction des épaules de Félicia : il retira sa main un instant plus tard. Quelques semaines auparavant, il veillait toujours à se tenir à l’opposée diamétrale de son invitée par crainte de contamination. La réalité charnelle de Félicia semblait en voie de triompher sur ses préoccupations illusoires : le geste ne pouvait être considéré sans importance.
« Je continue mon travail d’archive; va, va, finis ce que tu as commencé, tu pourras m’aider lorsque tu auras fini. » Félicia lui répondit avec un sourire pincé avant de retourner en elle-même pour y trouver sa sérénité détruite. Il la touchait aujourd’hui, que tenterait-il demain? Sachant qu’elle ne lui dirait jamais oui, il ne restait qu’à repousser le moment où elle lui dirait non.
Le trésor des archives justifiait qu’elle demeure ici, mais…
Que ferait-elle si, comme Espinosa, il décidait d’user de ses pouvoirs pour la manipuler, pour s’imposer en maintenant l’illusion du libre arbitre? 

dimanche 6 novembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 195 : Vendredi, 2e partie

« Y’a un gars qui harcèle les filles sur la piste de danse », aboya Mike aux oreilles d’un gigantesque videur en pointant Katzko.
« Moi, j’ai rien vu », répondit-il sur le même ton en haussant les épaules.
Les billets que Mike glissa dans la main du grand gaillard captèrent son intérêt. « Qui?
— Le gars avec les lunettes, là.
— Il était barré, lui! » Il signala à un collègue de l’autre côté de la piste de danse et en moins de deux, ils convergeaient vers lui comme des piranhas sur un steak.
Mike se réjouissait déjà du spectacle : les videurs en cours d’éviction tendaient à répondre avec une violence égale à la force de l’opposition qu’ils rencontraient. Il suffisait que Katzko résiste pour…
Mais non : il se laissa diriger – presque transporter – jusqu’à la sortie sans faire d’histoire, sans même perdre son sourire d’ivrogne, les gars juste derrière lui.
Il fit quelques pas sur le trottoir en fouillant dans ses poches. N’y trouvant rien, il arrêta un passant, puis un autre en leur demandant d’une voix traînante : « Heille, t’as pas une cigarette? »
Mike s’approcha de Katzko en s’efforçant de rester dans un angle mort. « Hey man, tu veux une cigarette? 
— C’est clair que je… ». Le poing de Mike le coupa abruptement.. L’impact le fit reculer de deux pas. Une branche de ses montures était toute tordue. Il toucha sa lèvre; du sang s’en écoulait. « C’est quoi ton ostie de problème?
— C’est toi notre problème », dit Djo en déployant toute la richesse de son sens de la répartie.
« Vous savez pas qui je suis », dit Katzko.
En massant ses jointures, Mike dit : « On l’sait t’es qui. Toi, sais-tu? » Les badauds s’approchaient déjà, curieux de la suite de l’altercation.
Katzko lorgna les trois un après l’autre à travers ses lunettes. Soudainement, il fit volte-face et prit ses jambes à son cou.
Les gars ne s’étaient pas attendus à ce que Katzko se dérobe ainsi, mais la surprise les retarda d’à peine quelques secondes. Comme leur proie était saoule et encore sonnée, son avance se rétrécit à chaque enjambée… Mais Katzko empoigna une fille et la poussa sur leur chemin de ses poursuivants. Elle portait des talons d’échassier; elle ne put se maintenir debout lorsque Rem la percuta. Elle l’emporta dans sa chute; les deux roulèrent sur le trottoir.
Katzko bifurqua pour traverser la rue. Il réussit à se faufiler entre les voitures dans un tonnerre de klaxons. Laissant Rem derrière, Djo et Mike firent de même avant que celles qui avaient freiné ne se remettent en mouvement. L’aplomb – l’ivresse? – de Katzko lui avait fait gagner une certaine avance.
Mike levait des poids mais dédaignait l’entraînement cardio; la course avait déjà tiré tout son jus. Heureusement, Djo, lui, ne ralentissait pas.
Katzko vira à 90 degrés pour s’élancer dans une ruelle. On le tient, se dit Mike. Les allées du Centre étaient clôturées pour la plupart...
Djo disparut à son tour au coin. Avant que Mike n’y soit, un fracas jaillit de la ruelle.
Mike tourna le coin pour découvrir Djo gisant en petit bonhomme, les mains sur la tête pour se protéger des coups. Katzko avait trouvé une barre de métal dans les détritus qui obstruaient le sol. Malheureusement, dans la pénombre, Mike ne vit rien qui pourrait l’armer pareillement.
Cette barre de fer changeait tout. Les prédateurs devenaient proies. Katzko se désintéressa de Djo, hors d’état de nuire, pour se tourner vers Mike avec une expression menaçante. « T’es qui, déjà? », demanda-t-il en frappant sa paume avec son arme improvisée.
Mike ne pouvait pas attaquer, mais il ne pouvait pas fuir non plus en laissant Djo à la merci de ce maniaque…
Rem arriva finalement, le visage rouge, le souffle court. Dès qu’il vit la scène, il se mit en garde.
Rem avait été champion de Tae Kwon Do durant l’adolescence; même s’il ne compétitionnait plus depuis quelques années, il n’avait jamais cessé l’entraînement. La posture confiante de Rem ne fit hésiter Katzko qu’un instant : il se lança en avant en fendant l’air.
Rem recula pour laisser passer le mouvement. Lorsque Katzko arriva au bout de son élan, Rem saisit l’ouverture. Il lui décrocha un coup de pied vrillé au niveau de la nuque. Malgré l’impact, Kazko ramena vigoureusement la barre sur le tibia de Rem qui laissa échapper un cri de surprise avant de reculer en titubant.
Katzko cessa de fendre l’air pour plutôt interposer son arme et tenir ses attaquants à distance. Il les contourna prudemment sans jamais les quitter des yeux – lorsqu’il passa à proximité de Djo, il se permit de lui décrocher un coup de pied sec. Il disparut au détour de l’avenue au pas de course, sans lâcher sa barre.
Djo râlait, toujours recroquevillé sur le sol maculé. Ses mains et son visage étaient couverts de sang. « Djo? Hey Djo, est-ce que ça va? »
— Checke là », dit Rem en pointant. « Christ, il a le crâne ouvert. Qu’est-ce qu’on fait?
— On n’a pas le choix. On appelle une ambulance. »
Le regard de Rem oscillait sans cesse entre Djo et la direction que l’autre avait pris.
«  Qu’est-ce que t’attends? Appelle l’ambulance! 
— Pis l’autre cave? 
— On l’aura ben un autre moment donné », dit Mike d’une voix qu’il espérait confiante.
Il n’avait jamais compris pourquoi Karl n’avait pas fait disparaître son ennemi…
Il commençait à soupçonner que ça n’était pas faute d’avoir essayé. 

dimanche 30 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 194 : Vendredi, 1re partie

C’était vendredi; fidèles à leur habitude, Mike Tobin et ses hommes allèrent vider quelques pichets au chic Cabaret Gendron.
Possiblement le plus ancien bar de danseuses encore en activité dans La Cité, le Cabaret Gendron était un véritable trou à rat que Karl s’était approprié suite à un défaut de paiement du Gendron qui lui donnait son nom. Karl avait préservé le nom et la vocation du lieu tout en le rendant mille fois moins crade.
Mike en avait hérité, comme du reste. Devenir boss d’un harem de femme-objets n’avait pas été longtemps stimulant; la vraie vie ayant tôt fait de miner leur aura de sexualité. Chacune avait sa personnalité et ses problèmes – on ne pouvait écouter une femme raconter les dégâts causés par la gastroentérite de son plus jeune sans que son sex-appeal s’en ressorte intact. À défaut d’être aussi excitant qu’au début – il ne remarquait pratiquement plus les filles – le Cabaret demeurait accueillant et confortable pour le boss et son entourage.
Mais ce soir avait un je-ne-sais-quoi de différent. L’air était… électrique. Personne ne fut surpris lorsque Rem suggéra de continuer la soirée en boîte : il sortait en moyenne quatre soirs semaine. C’est plutôt lorsque Mike et Djo qui le surprirent en acceptant, pour une fois, son invitation. Ils finirent leurs pichets, passèrent à la salle de bain pour se poudrer le nez et mirent le cap sur la nightlife du Centre. La pleine lune se levait à l’horizon.
Rio’s était un club aux proportions dantesques. Au milieu de la nuit, on pouvait facilement s’y perdre et difficilement s’y retrouver, mais à leur arrivée, la soirée était jeune. La piste de danse demeurait essentiellement vide, à part une poignée de courageux déterminés à casser la glace. Les clients s’agglutinaient pour la plupart autour des bars et des banquettes qui longeaient les murs tandis que d’autres arrivaient en un flot continu qui ferait bientôt diminuer, puis disparaître, l’espace entre chacun.
L’ambiance du Rio’s n’était pas moins électrique que celle du Cabaret, mais la taille et la population des lieux amenait la sensation à un autre ordre de magnitude.
Les trois gars se payèrent une tournée de shooters et des bières auprès d’une barmaid ostensiblement siliconée; ils vidèrent les premiers sur-le-champ et empoignèrent les secondes avant de monter à l’étage. Accoudés à la balustrade, ils profitaient d’une vue sans pareille sur la foule qui grossissait à vue d’œil au rythme de la musique tonitruante.
Rem hurla à l’oreille de Mike « Hey, t’as vu le gars en bas? »
Mike suivit du regard la direction indiquée. Un type mal habillé et visiblement éméché faisait la tournée des grappes de femmes autour de la piste de danse; à chaque fois qu’il encaissait un rejet, il recommençait tout bonnement auprès du groupe suivant. Il ne semblait découragé ni par toutes celles qui lui tournaient le dos sans autre forme de procès, ni par celles qui se montraient ouvertement méprisantes. Il finit par en aborder une par l’arrière en la saisissant par la taille; immédiatement, elle fit volte-face pour lui asséner une gifle qu’il sembla trouver amusante.
Rem avait voulu attirer l’attention de Mike sur le comportement pitoyable ce loser; Mike, lui, y vit toute autre chose. « Katzko.
— Quoi?
— KATZKO!
— Lui?
— Oui!
— T’es pas sérieux! Y’a pas l’air si though… »
Les gars échangèrent un regard sans équivoque 
On se le fait.
Ils finirent leur bière d’un trait et descendirent vers le plancher de danse. 

dimanche 23 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 193 : Portes ouvertes, 4e partie

Édouard laissa retomber précipitamment le pan de rideau en espérant avoir agi assez vite. Il avait eu le temps de reconnaître Jasmine Beausoleil, entre autres; il espérait que la réciproque ne soit pas vraie.
« Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici, eux autres?
— Ils sont là pour Derek. Qu’est-ce que ça change pour toi? », répondit Avramopoulos sans lever les yeux du livre qu’il lisait en se berçant sur sa chaise. Il ne manquait pas une occasion de se montrer cinglant ou moqueur envers Édouard – comme un maître envers un apprenti pas très futé.
Si Édouard serra les poings, il sut toutefois ravaler sa colère. Elle alla alimenter le reste du ressentiment qui fermentait quelque part en lui. D’un ton posé, il dit : « Ça change que je connais quelqu’un dans leur groupe… C’est une amie de ma femme – de mon ex. Si elle me voit ici, elle va poser des questions…
— Si tu fais tes exercices plutôt que mettre ton nez à la fenêtre, elle ne pourra pas te voir ». Il lécha son pouce et tourna la page. « Allez! »
Édouard ne détestait jamais autant les reproches d’Avramopoulos que lorsqu’ils s’avéraient justifiés.
Il retourna à sa place. Jasmine, à la barre d’une entrevue? Édouard avait si radicalement rompu avec son ancien milieu qu’il n’avait jamais regardé en arrière. Entendre l’équipe s’installer au rez-de-chaussée le rendit presque nostalgique.
Il inspira profondément pour chasser par son souffle l’amertume, la nostalgie, le doute et les questions. Il avait dû réapprendre tous les exercices qu’on lui avait montrés durant sa séquestration – il ne conservait de ces jours-là qu’une série d’impressions floues et d’images hachurées. Ironiquement, les plus claires demeuraient celles qu’il aurait voulu oublier.
Ses premières dizaines d’heures de pratique avaient eu pour but de l’amener à surmonter l’inconfort de la méditation, d’abord physique, puis émotionnel. C’était plus facile à dire qu’à faire : tous les chemins semblaient mener au monde extérieur lorsqu’il devait s’intérioriser. Édouard avait vite remarqué qu’une fébrilité l’habitait, toujours là sans qu’il ne l’ait remarquée… Il reconnaissait cet élan qui l’avait si souvent servi dans sa vie professionnelle, mais qui contribuait aussi à rendre l’inaction insoutenable. Apprivoiser le silence en lui ressemblait au long travail de défrichage d’une jungle d’émotions et de crispations insoupçonnées, la plupart beaucoup plus anciennes, profondes et insidieuses que celles qu’Avramopoulos suscitait.
L’exploration de son univers intérieur demeurait stimulante malgré les difficultés. Il n’avait réussi qu’à franchir les premières résistances; déjà, il s’ouvrait sur des dimensions de lui qui étaient demeurées inconnues à ce jour, que même le docteur Lacombe n’avait pu lui faire voir. Que découvrirait-il ensuite?
Malgré toute sa bonne volonté, méditer seul demeurait difficile. Il tendait à écourter ses exercices ou à se convaincre qu’il en avait assez fait. Quoique désagréable, la supervision d’Avramopoulos représentait un puissant motivateur. Édouard était déterminé à lui démontrer sa volonté et sa persévérance.
Il inspira à nouveau. Il allait faire abstraction de son irritation. Il allait museler sa fébrilité. Il allait ignorer la belle Jasmine à l’étage en-dessous. Il allait…
Son téléphone se mit à sonner.
Comme d’habitude, il l’avait laissé dans sa veste, elle-même accrochée à la patère en haut des marches – l’enregistrement était meilleur lorsqu’il ne captait pas le froissement de ses vêtements. Cette fois, il avait manifestement oublié de le rendre silencieux.
Avant qu’il n’ait pu réagir, Avramopoulos bondit hors de sa chaise pour s’emparer de l’appareil. « Qu’est-ce que c’est que ces manières? Tu me déçois beaucoup… »
Avramopoulos tira l’appareil de sa cachette et se mit à le scruter intensément. Édouard savait que tous ses efforts venaient d’être gâchés par un seul moment d’inattention : Avramopoulos avait dû remarquer la bande rouge marquée enregistrement qui demeurait visible en haut de son écran.
Édouard retint son souffle en se préparant au pire.
« Mais quel est cet engin! Où sont les boutons? » Avramopoulos le lança maladroitement à Édouard. « Coupe la sonnerie. Et ne répond pas. Je ne veux plus jamais entendre une telle distraction durant tes leçons. Compris? »
Édouard obtempéra prestement. « Je jure que ça n’arrivera plus. »
Il l’avait échappé belle. Le temps était peut-être venu de réviser ses méthodes… 

dimanche 16 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 192 : Portes ouvertes, 3e partie

C’est Antonella Gavanti elle-même qui avait annoncé à Jasmine qu’elle interviewerait Derek Virkkunen. Elle avait profité de l’occasion pour lui donner quelques bon trucs pour réussir ses entrevues – la plupart non pas sur les questions à poser, mais plutôt à propos de la gestion du stress.
Jasmine savait qu’Antonella avait récemment rencontré Mo Ryn – la chanteuse de Pinck ChaCha – lors de leur passage remarqué dans La Cité. Jasmine avait l’impression qu’elle n’aurait pas su comment aborder une star d’envergure internationale, adulée par des millions de fans.
« Il faut toujours que tu te rappelles que c’est des gens comme toi et moi », avait-elle répondu.
Jasmine s’était exclamée : « Mais ils ne sont pas des gens normaux! », ce qui avait bien fait rire Antonella.
« C’est des gens comme les autres qui vivent des vies pas comme les autres. Ils veulent être heureux, ils veulent être aimés, ils ne veulent pas perdre leur temps. Imagine-les sur la toilette, tu vas voir : ça humanise n’importe qui. »
Jasmine s’était dit que Mo Ryn trouverait certainement le moyen de rendre le petit coin glamour si elle le voulait.
C’était somme toute un peu paradoxal. D’une part, elle s’étonnait des réactions de ses admirateurs qui semblaient tomber en pâmoison en croisant le chemin d’une « vedette » – alors qu’elle ne se considérait pas comme telle. D’autre part, elle peinait à imaginer qu’une vraie vedette puisse entretenir le même raisonnement à une autre échelle.
Lorsque que Derek Virkkunen s’approcha d’elle, tous ses efforts furent vains. Elle ne vit pas l’homme mais l’Artiste, le Génie. Il lui tendit la main simplement avec un sourire chaleureux.
« Bon matin, madame », dit-il avec une voix basse et un accent européen des plus chics.
Jasmine demeura un instant figée comme une biche aveuglée par des phares. Elle reprit soudainement conscience de son environnement pour serrer la main tendue. Elle était toute calleuse.
« Jasmine Beausoleil, pour Avant-garde », dit elle en rougissant. « Je vous remercie pour votre invitation…
— Oh, ce n’est rien, je vous assure.
— Je me trouve privilégiée : vous n’avez accordé au total qu’une seule entrevue lorsque vous avez présenté l’exposition Tempo dans La Cité…
— C’est différent. Lorsque je suis dans les périodes où, comment dire, je me compromets publiquement, je préfère laisser mon travail parler de lui-même. 
— Que voulez-vous dire, vous compromettre? » Avant qu’elle n’ait terminé de formuler la question, Jasmine avait eu le temps de comprendre. Zut de flûte. J’ai déjà l’air d’une conne.
« Je veux dire, vous savez, m’exposer au public. Une fois l’exposition lancée, elle m’échappe un peu. Je préfère prendre quelque distance face à elle. 
— Oui, oui, je comprends », ajouta Jasmine en se débattant avec une vague de honte dont elle se serait bien passé.
« Maintenant que l’exposition a réussi l’épreuve du feu, je me sens prêt à un nouveau cycle créatif pendant qu’elle continue sa tournée…  
— Comment se passent vos cycles, au juste? » Après quelques ratés, le cerveau de Jasmine se mettait enfin en mode interview. Avec un peu de chance, lorsque les caméras allaient se mettre en marche, elle n’aurait plus l’air d’une écolière maladroite.
« Il y a d’abord une phase de, comment dire, percolation, où je me laisse pénétrer par l’air du temps, où je réfléchis sans cesse mais sans travailler encore de mes mains.
— C’est là où vous en êtes présentement?
— Oui, et c’est pourquoi je suis venu m’installer ici. Mais laissez-moi vous montrer… » Il lui tendit le bras à la manière des gentlemans pour la guider plus loin dans le square. Le réalisateur échangea avec elle un regard paniqué qui demandait silencieusement où tu t’en vas? Elle lui fit signe d’attendre une minute. Il tapota sa montre en guise de réponse.
« Lorsque j’ai appris qu’une large section de la ville était à l’abandon, j’ai tenu à la visiter… On m’a mis en garde contre ses dangers, mais lorsque j’y suis venu, j’ai découvert ces trésors… Regardez! » Il fit un large mouvement qui semblait désigner tout le voisinage.
« Je comprends », mentit Jasmine.
« N’est-ce pas? » Virkkunen poussa un soupir presque… amoureux. « Immédiatement, j’y ai vu un filon. J’ignore où cela me mènera, mais je sais que je tiens quelque chose. » Il continua de scruter les façades un moment, l’œil pétillant et le sourire émerveillé.
Jasmine lui sourit en se demandant encore de quoi il pouvait parler. Elle s’apprêtait à lui demander des précisions mais elle remarqua les gesticulations exaspérées du réalisateur.
« Si vous voulez bien nous conduire chez vous, mon équipe m’indique que nous serions prêts à commencer… »
L’artiste regarda Jasmine un instant, interloqué, avant d’échapper un petit rire doux. « J’ai dû mal me faire comprendre, je suis désolé… Mon français n’est pas très bon…
— Votre français est exceptionnel!
— …en fait, c’est ici, chez moi!
— Hein? » Zut de zut. Pour la grâce, on repassera.
« Je jongle avec l’idée d’un projet, comment dire… architectural. Je suis maintenant propriétaire de toute cette rue, celle-là ainsi que les autres qui se trouvent derrière elles… Mais ce n’est encore que le début! Mais je comprends : allons nous installer. »
Pendant qu’ils se rendaient tous au bâtiment où Virkkunen avait élu domicile, Jasmine entr’aperçut quelqu’un les observer derrière un pan de rideau à l’étage; le temps qu’elle y dirige son regard, l’individu avait laissé retomber l’étoffe.
C’était bien entendu impossible, mais elle aurait juré qu’il s’agissait d’Édouard Gauss. 

dimanche 9 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 191 : Portes ouvertes, 2e partie

Pour Jasmine, il s’agissait d’une première visite dans le Centre-Sud. L’idée de se balader en trimballant tout le matériel pour enregistrer une émission de télévision dans un secteur reconnu pour sa criminalité omniprésente n’enchantait personne dans l’équipe. Leur patron avait toutefois eu la prévoyance de leur fournir l’un des gardes de sécurité de la station. Le type avait des allures de policier raté avec sa moustache clairsemée et son ventre rond. Si son apparence seule n’avait pas trop contribué au sentiment général de sécurité de l’équipe, l’arme qu’il portait à la ceinture représentait une différence plus que symbolique.
Comme ils s’y attendaient, les rues ne portaient pas d’identification. Quelques voitures étaient stationnées ici et là, toutes en piteux état, certaines carrément réduites à l’état de carcasses barbouillées. La section jouxtant le Centre faisait encore partie du quartier centenaire de La Cité; on n’y trouvait pas les routes quadrillées à l’équerre du Nord ou de l’Est mais surtout des rues étroites à une seule voie. Le conducteur de la camionnette – le caméraman de l’équipe – naviguait prudemment de manière à ne manquer aucun détour tandis que le type de la sécurité jouait les copilotes tout en surveillant soigneusement les alentours. Jasmine eut une pensée pour les correspondants à l’étranger qui vivaient quotidiennement des situations semblables… ou pire encore.
Mais à mesure qu’ils s’enfonçaient dans le dédale, Jasmine fut surprise de découvrir que la réputation du quartier s’avérait peut-être surfaite après tout. Les environs n’avaient rien de bien séduisant, bien entendu : des nids-de-poules gros comme des citrouilles, des éclats de verre partout, des fenêtres placardées, des fils électriques pendant jusqu’à presque toucher le sol, des détritus allant de la capsule de bouteille jusqu’à une machine à laver échouée là on ne savait comment...
On lui avait si souvent répété à quel point les environs étaient dangereux depuis qu’elle était petite fille qu’elle croyait qu’il suffisait d’y mettre le pied pour qu’on l’assaille, qu’on la vole et qu’on la tue… Mais outre le sérieux manque d’entretien, tout ça n’était que bitume et  baraques, comme ailleurs en ville. Il y avait bien des SDF qui traînaient un peu partout, mais étaient-ils moins nombreux que ceux qu’on trouvait dans le Centre clinquant, à quelques centaines de mètres derrière? Peut-être les voyait-on davantage ici qu’au milieu d’un flot constant de gens d’affaire en cravate et tailleur, mallette de cuir à la main et gadget dernier cri à l’oreille…
Le conducteur poussa un soupir de soulagement avant de dire : « Je pense qu’on est arrivés! »
La scène de leur destination vint encore plus brouiller l’image que Jasmine avait jusqu’ici entretenue à propos du Centre-Sud. La camionnette s’était arrêtée aux abords d’un square fort coquet et fleuri… Étonnant, considérant que la végétation, outre les arbres maladifs et les herbes folles, était plutôt rare dans les environs. Des fleurs de toutes les couleurs montaient à travers un tapis de verdure. Les blocs qui encerclaient le square partageaient le style des autres qu’ils avaient vues en chemin, mais elles paraissaient habitables, en fait habitées. Les fenêtres étaient certes grillagées, mais elles étaient toutes intactes.
Un stress d’une autre nature que ses vieilles peurs vint papillonner dans le ventre de Jasmine lorsqu’elle reconnut Derek Virkkunen lui-même lisant paisiblement sur un banc de parc au milieu de l’oasis vert et fleuri. Elle aurait voulu réviser ses notes, mais c’était trop tard : il se levait déjà pour aller aux-devants de l’équipe. Les dés étaient jetés : Jasmine se trouvait à la croisée des chemins, sur le point de vivre l’occasion qui finirait de lancer sa carrière et confirmer sa réputation montante – ou les démolir définitivement. 

dimanche 2 octobre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 190 : Portes ouvertes, 1re partie

Jasmine Beausoleil avait originellement postulé l’emploi de miss météo de CitéMédia dans l’idée de s’en servir comme tremplin vers autre chose. Malheureusement, une fois embauchée, elle s’était butée aux préjugés de ceux qui ne voyaient en elle qu’une nunuche tout juste bonne à agrémenter l’écran le temps de relater le travail des vrais spécialistes… Fort heureusement, elle y tirait une certaine fierté malgré tout. De nombreux auditeurs s’assuraient qu’elle sache comment on appréciait sa bonne humeur et son sourire sincère; sa contribution au monde de la télévision, si minime soit-elle, réussissait néanmoins à toucher des gens.
Elle avait manifesté depuis le premier jour son intérêt pour d’autres tâches capables de solliciter ses habiletés de communicatrice; elle ne manquait pas de le répéter à chaque fois qu’un poste s’ouvrait. Malgré qu’on l’ait engagée en louant ses compétences, ses patrons s’étaient apparemment mis à souscrire aux mêmes préjugés qui l’étiquetaient d’abord et avant tout comme bonbon pour les yeux.
Les choses se mirent à changer à la suite d’une entrevue qu’elle offrit à la revue Élégante, pourtant reconnue pour son contenu plutôt mince. Elle s’était prêtée au jeu des questions-réponses dans le but théorique de présenter aux lectrices des côtés inédits de sa personnalité – considérant le peu de choses que le public connaissait d’elle, ce ne fut pas trop difficile d’aller plus loin…
Elle parla sans effort ni prétention de son amour de la musique du monde et du théâtre local; lorsqu’interrogée sur son style que l’intervieweuse décrivit comme « s’aaa coche », elle lui offrit des opinons expertes sur les tendances estivales et leur influence sur ses choix de vêtements et d’accessoires.
Elle s’était présentée nerveuse à l’entrevue, elle en était ressortie plutôt satisfaite.
Elle avait un peu oublié l’entrevue lorsqu’elle parut finalement; sa mère la lui rappela en la félicitant au téléphone. Ses amies, pourtant habituées à la voir à la télévision cinq soirs semaine, s’extasièrent devant la qualité des quelques photos qui l’accompagnaient. Contrairement à Jasmine, elles ne semblaient pas avoir relevé les mille et une retouches dont elles avaient fait l’objet. Les améliorations étaient somme toutes flatteuses. Même le s’aaa coche de l’intervieweuse s’était muté en « …un style toujours inspiré… ».
Elle ne fut pas peu surprise de recevoir une invitation pour une entrevue à radio X-Cité la semaine même, non pas en tant qu’invitée-saveur-de-la-semaine, mais dans les bureaux de la direction… On la pressentait comme candidate pour la chronique culturelle de leur émission du matin.
Elle avait bondi sur l’occasion; elle avait habilement démontré qu’elle était bel et bien celle qui leur fallait. On lui avait donc confié la tâche et, comble de bonheur, la chimie avec les animateurs en place s’était créée sur-le-champ. Elle avait donc cumulé pendant quelques semaines un emploi le matin et un le soir. Elle se couchait maintenant beaucoup plus tôt qu’auparavant, mais le sacrifice en valait la peine : elle disposait enfin d’une voix à elle…
On dit que nul n’est prophète dans son pays; ça n’est qu’après avoir connu le succès à la radio que ses patrons de la télé réalisèrent qu’elle avait effectivement beaucoup à offrir. Avant-garde, l’émission-phare du créneau culturel de CitéMédia la repêcha d’abord pour animer les capsules de leur segment mode. On remarqua vite son talent pour l’entrevue; en quelques semaines, les offres s’étaient mises à débouler tant et si bien qu’elle était déjà en voie de devenir l’une des figures habituelles du réseau un peu consanguin des émissions people. Entre autres…
L’une des dernières offres en lice provenait de la revue Primate qui lui offrait une semaine en Jamaïque, toutes dépenses payées, pour qu’elle se dévoile devant leurs caméras. Elle s’était surprise en réalisant que l’offre l’intéressait; d’un côté, elle pourrait bénéficier du cachet, des vacances et de l’opportunité de rejoindre un autre genre de public; d’un autre côté elle craignait que jouer à nouveau le rôle de la jolie fille ne la ramène en arrière… Après avoir attendu si longtemps que des portes s’ouvrent, elle préférait choisir prudemment celles qu’elle voulait franchir.
C’est pendant qu’elle réfléchissait à ce carrefour professionnel qu’on lui offrit l’opportunité d’une première grande entrevue. Après un passage remarqué en ville dans le cadre de la tournée de son exposition Tempo, l’artiste de calibre international Derek Virkkunen venait d’annoncer qu’il s’établissait dans La Cité. Comble de chance, l’intervieweuse numéro un d’Avant-garde était à Milan pour le mois; on confia donc à Jasmine la chance unique de rencontrer ce grand parmi les grands dans son nouveau domicile…
…dans le Centre-Sud? 

dimanche 25 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 189 : Les disciples, épilogue

Le Soleil d’hiver baignait le port de New York sans vraiment le réchauffer. C’était définitivement une belle journée, quoiqu’un promeneur ordinaire eût rapidement souffert de la morsure du froid. Abran Gordon n’avait toutefois rien d’ordinaire; il marchait la tête nue, les mains dans les poches, sans même avoir boutonné son manteau.
Il venait d’apprendre comment se soustraire à la furie des éléments; il testait le processus pour la première fois.
Ce genre de formule aurait nécessité tant de préparation il y a deux ans que le printemps serait revenu avant qu’elle ne soit complétée; ces connaissances impraticables devenaient de plus en plus pertinentes maintenant que les procédés et les formules ne rencontraient plus la même résistance qu’auparavant. Il avait fallu à peine deux jours à Gordon pour compléter celle-ci…
Eleftherios Avramopoulos s’était installé à New York durant l’automne. Gordon savait que son Maître voulait s’éloigner autant que possible de la Grande Guerre; il soutenait toutefois que son déménagement servait à se rapprocher de Nikola Tesla… sa dernière lubie.
Fidèle à lui-même, son Maître s’était entiché d’un grand penseur; ses idées révolutionnaires à propos de l’électricité et du magnétisme faisaient de lui une sorte de magicien aux yeux d’Avramopoulos. Gordon ne s’en plaignait pas; comme son Maître cherchait à passer autant de temps que possible avec son nouvel ami, il s’empressait de donner ses leçons puis laissait Gordon s’exercer seul. Être libre de son temps et de ses gestes à New York : c’était sa version du rêve américain.
La mise à l’épreuve de sa formule lui permettait donc de flâner un peu. Ses pas le conduisirent au sud de l’île de Manhattan, non loin des installations portuaires. Au fil de ses déambulations, il réfléchit tantôt à ses leçons, tantôt à rien du tout, mais souvent à cette jeune femme qu’il avait aperçue au théâtre pour la troisième fois hier… Il savait qu’il ne trouverait jamais le courage de l’approcher, mais elle occupait déjà une belle place dans son cœur…
Sans vraiment l’avoir fait consciemment, il entra en état d’acuité. C’était si facile maintenant, après tout le travail des quinze dernières années. Des signes auspicieux se manifestèrent immédiatement dans des reflets subtils du scintillement des glaçons qui pendaient ici et là… Il marcha dans la direction qu’ils lui montraient, content de sa bonne fortune et curieux de savoir.
Il arriva devant une sorte de hangar à la porte entrebâillée; une lourde chaîne et un cadenas reposaient non loin sur la neige. Il perçut une présence dans le bâtiment mais il entra sans hésiter, confiant dans son interprétation des augures.
Il fut complètement pris par surprise lorsque l’homme lui sauta dessus.
Avant qu’il n’ait réalisé ce qui se passait, il roulait contre le sol durci; l’assaillant l’enfourcha avant qu’il ne se ressaisisse pour lui empoigner le visage à deux mains.
Un coup de foudre traversa Gordon, son corps mais aussi son esprit. Une sensation toute-puissante l’occupa tout entier avant de disparaître une seconde plus tard. Il n’avait jamais ressenti un plaisir similaire, à la fois dans son intensité et dans sa qualité, jamais rien qui ne s’en soit même rapproché. C’était comme s’il découvrait les couleurs après avoir vécu toute une vie dans un univers gris et pâle.  
L’attaquant roula sur le côté, laissant Gordon bouche bée, des larmes d’extase gelant déjà dans ses cils. Son attaquant – son bienfaiteur? – s’était redressé.
 « Ah ah! Tu m’as trouvé avant que je ne t’appelle! »
Gordon tourna la tête. Il était difficile de distinguer quoi que ce soit dans la pénombre.
« Pas mal, pas mal du tout. C’est bien toi que je cherche! 
— Qu’est-ce qui... C’était quoi?
— Variation sur le thème du laudanum », répondit l’inconnu en chantonnant tandis qu’un pinceau de lumière venait éclairer son visage. Il avait l’air d’un aliéné mental avec ses yeux écarquillés et son rictus trop large.
Gordon s’entendit dire : « J’en veux encore. 
— Je m’en doute bien! Mais ça devra attendre… D’ici-là, j’ai un autre cadeau pour toi. »
Il tira un objet de sa poche pour la déposer dans sa paume de Gordon. Il s’agissait d’une pépite d’or; Gordon sentit dès le premier contact qu’elle contenait un enchantement puissant.
« Qu’est-ce que c’est? » Tout l’or du monde ne valait pas la moitié d’un orgasme de l’âme.
« Ferme tes yeux. Respire. » Gordon fit ce que l’homme demandait. Il retrouva facilement la concentration qui l’avait conduit ici, mais que l’altercation et la sensation avaient pour le moins brouillée. Il dirigea son attention vers la pépite pour découvrir qu’elle lui montrait quelque chose… Une sorte de fil émergeant de sa poitrine; il  flottait sans qu’il ne paraisse maintenu par quoi que ce soit, sans que Gordon ne perçoive où il me menait.  
 « Qu’est-ce que je suis supposé voir?
— Des fils. Tu les vois, non?
— Oui, mais…  
— Ces fils montrent les liens qui t’unissent à ton Maître, à tes parents, à tes amis, à tes rivaux aussi… »
Il allait demander pourquoi lui, pourquoi ça, mais il réalisa qu’une question plus fondamentale demeurait sans réponse : « Qui êtes-vous? »
L’homme fit un mouvement de la main pour écarter la question comme on chasse une mouche. « Tu ne me connais pas, enfin pas encore. Je ne te connais pas non plus, mais ça n’est pas grave. Mais j’ai vu que tu peux faire la différence dans la suite de mon plan…  J’ai rencontré quelques obstacles qui m’ont fait réfléchir. J’ai besoin d’une assurance…
— Quel plan? Quelle assurance? »
Nouveau mouvement de la main. «Voici ce qu’il faut que tu saches : pour me revoir, tu devras faire l’impensable, et qu’on fasse pour toi deux fois l’impossible. Mes deux cadeaux te montreront le chemin …
— Quoi? Mais qu’est-ce que ça veut dire?
— Je n’en ai pas la moindre idée! » Il éclata de rire. « Je n’avais jamais vu si loin avant! Mais maintenant que j’ai mon filet, je peux passer aux choses sérieuses! »
Gordon allait poser une autre question lorsqu’il réalisa qu’il était maintenant seul, comme si l’étranger s’était dissipé dans l’obscurité. Une vague d’anxiété le traversa pour l’emporter jusqu’à la détresse : il voulait absolument ressentir à nouveau la sensation orgasmique qui avait redéfini d’un coup son idée même du plaisir. Une partie de lui savait qu’on le manipulait, mais même cette manipulation ne paraissait qu’un désagrément mineur pour obtenir ce qu’il était dorénavant condamné à désirer plus que tout.
On l’avait poussé par-delà les portes du paradis, mais il aurait à payer le prix s’il voulait y retourner.
Il retourna à la maison obsédé par cette idée, la pépite serrée dans son poing. Il découvrit que presque tout le monde se trouvait au carrefour de dizaines de liens, certains rattachés à ceux qui les accompagnaient, la plupart s’étirant plus loin que portait son regard. En fait, la densité de la population new-yorkaise remplissait son champ de vision d’un enchevêtrement de filaments éthérés. C’était plutôt déroutant… Devait-il raconter cette étrange rencontre à son Maître? Pourrait-il l’aider à la comprendre?
Dès qu’il pensa à Avramopoulos, il remarqua que l’un des fils gagna en substance. Était-ce sa concentration qui lui permettait d’isoler celui-ci des autres? Il pensa tour à tour à son vieux père, à son barbier, à la fille du théâtre… À chaque fois, un autre filament se distinguait.
Il décida qu’il ne dirait rien à son Maître. Il devait percer par lui-même le mystère de cet étrange personnage s’il voulait goûter à nouveau la sensation toute-puissante.
Pour défaire ce nœud gordien, il devrait d’abord se l’approprier.

dimanche 18 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 188 : Les disciples, 11e partie

Le retour à la conscience fut graduel et pénible. Des sons ou des élancements diffus d’abord; des odeurs et des images fuyantes ensuite, plus hallucinées que réellement vues... Pour lui qui ne dormait plus depuis un moment, les longs pans de néant inconscient ajoutaient à l’étrangeté de son état.
Il réalisa qu’on l’avait solidement attaché longtemps avant qu’il n’ait pu ouvrir ses yeux qui, d’ordinaire, ne clignaient pas. Il accueillit la découverte avec un détachement qui ne lui ressemblait guère. Il continua à glisser vers l’éveil en remuant sous ses entraves pour raviver son corps engourdi.
« Je crois qu’il se réveille », dit une voix à son chevet. Harré voulut élargir sa conscience pour toucher l’esprit de celui qui avait parlé, mais rien ne se produisit. Normalement, il lui était si facile de lire les gens autour de lui qu’il entendait leurs pensées comme s’ils les avaient dites; il lui suffisait d’insister légèrement pour pénétrer les retranchements de leur esprit, leurs désirs cachés ou leur honte secrète. Si facile en fait que souvent, l’effort n’était pas d’y accéder mais plutôt de se fermer au brouhaha qui accompagnait les lieux achalandés.
Il ouvrit les yeux et fut assailli par l’intensité d’une lampe électrique carrément braquée sur lui. Des pas résonnèrent autour de son lit sans qu’il puisse discerner qui s’y trouvait. Il était aussi démuni qu’un agnelet à la patte cassée au milieu des loups.
Il lui fallut quelques essais avant que sa bouche accepte de prononcer quelques mots… « Que s’est-il pass… » À bout de souffle, il inspira pour finir sa phrase, mais on lui répondit avant qu’il n’ait fini sa question.
« Votre vie n’est pas en danger…
— Pour l’instant », compléta une autre voix.
Sa vie. Le coup de feu. Comment avait-il pu oublier? Il se souvint des élancements ressentis durant son inconscience, mais il n’en restait plus rien.
Il tourna péniblement la tête vers l’auteur de la menace. Il le reconnut immédiatement, non pas par ces habituels déjà-vus, mais par la statue de bronze à son effigie qui trônait fièrement à l’entrée de la gare. Il y était représenté dans la force de l’âge plutôt que dans la vieillesse, mais aucun doute n’était possible : il s’agissait de Narcisse Hill. Harré tenta d’articuler quelque répartie, mais sa langue lourde s’empâta vainement. Il vit apparaître un verre d’eau devant lui et but goulument lorsqu’on en versa dans sa bouche.
« Qu’est-ce qui m’arrive? »
Le bon samaritain répondit d’une voix douce : « Un mélange de teinture d’opium et d’une formule de notre cru. » Harré se retourna pour l’observer; l’homme n’était pas moins vieux que Hill, mais le poids des années semblait peser davantage sur lui. Son teint jaunâtre et son visage émacié laissaient deviner quelque ennui de santé. Il remarqua ensuite qu’il portait soutane et rabat. Un prêtre? Puis ses mots revinrent comme un écho. Une formule de notre cru. Un prêtre-initié? Collaborant avec le dernier Disciple?
Hill dit : « Jean-Baptiste que voilà est arrivé à La Plata pour apprendre la disparition de l’un de nos amis communs; quiconque connaît Dario sait qu’une telle disparition sans prévenir ne pouvait être de son propre chef. Ces événements seuls auraient suffi à l’alarmer… Mais il n’est pas le premier de nos confrères à s’évanouir soudainement, n’est-ce pas? »
Harré ne répondit pas.
« En m’informant, j’ai appris qu’un étrange bonhomme avait été vu en ville juste avant sa disparition », continua Jean-Baptiste. « Il avait les cheveux tout blancs et il souriait comme un demeuré, m’a-t-on dit. »
Il continua à décrire les détails de son investigation, mais Harré l’écoutait à peine. S’était-il trompé en croyant que Hill était le dernier des Disciples? Ce prêtre-magicien n’était apparu nulle part dans son futur… La question jaillit, aussi irrésistible qu’une toux. « Es-tu un Disciple de Khuzaymah? »
Le prêtre sourit. « Plus depuis une dizaine d’année. Quoique je continue mes méditations, elles sont davantage tournées vers Dieu que vers les affaires temporelles qui passionnent toujours mes pairs. Par ailleurs, j’ai découvert en méditant des changements profonds qui semblent toucher la nature même du monde… C’est ce qui m’a conduit à consulter mon ancien maître à La Plata.
— Mon petit doigt me dit que toi, tu sais ce qui se passe. Je me trompe?
Harré ne répondit pas plus.
« Allons, fini de jouer. Mes confrères ne répondent plus à mes lettres et à mes télégraphes. Je présume que tu es passé chez eux comme chez Dario, et que ta présence chez moi avait pour but de me faire disparaître à mon tour. Tu es coupable de ce qui leur arrive. S’ils sont morts… »
Un soupçon du sourire de Harré revint à ses lèvres. Ils avaient certes donné leur vie, mais pour la meilleure cause qui soit… Hill hocha la tête, comme s’il voyait dans la réaction de son prisonnier un aveu de sa culpabilité.
« …il ne serait que justice que tu meures toi aussi. »
Harré ressentit une crainte véritable malgré les brumes de l’opium, non pas pour sa vie mais pour son œuvre… Il savait qu’il pourrait réussir en mourant dans certaines circonstances précises, mais si on le tuait ici et maintenant, rien n’était sûr.
Hill sourit à son tour en voyant son prisonnier s’agiter.
« Tu es l’initié le plus puissant que je connaisse, par une large mesure… Déjouer mes frères qui, pourtant, tiennent tête au Collège depuis toujours n’est pas une mince affaire, mais tu l’as fait… J’ai vu ton pilier incandescent… Je n’aurais pas pu résister au chant de la sirène si Jean-Baptiste ne m’avait pas retenu…
— Ou si je l’avais vu moi-même, sans doute.
— Voici ma proposition, étranger; je ne l’offrirai qu’une fois. Préfères-tu mourir maintenant ou vivre et nous apprendre tes secrets?
— Je vous montrerai », répondit Harré sans hésitation.

dimanche 11 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 187 : Les disciples, 10e partie

De toutes les opérations des derniers mois, celle de La Cité se distinguait. Chaque fois que Harré tentait de lire les augures à son propos, les résultats s’avéraient anémiques au mieux. En pénétrant dans la ville, il saisit immédiatement pourquoi. Le dernier Disciple avait compris que quelqu’un supprimait ses alliés; il avait dû également déduire que, s’il ne s’y préparait pas, le même sort l’attendait…
La Cité était toute plongée dans une sorte de bruine scintillante, invisible aux yeux de la plupart de ses habitants, mais dont le chatoiement venait troubler les sens surnaturels de Harré. Alors que, d’ordinaire, il pouvait littéralement trouver ses cibles où qu’elles fussent, ici, il était aussi démuni que le commun des mortels…
Harré était depuis un moment habitué de vivre avec une impression constante de déjà-vu, comme si le présent ravivait le souvenir d’événements qu’il n’avait pourtant pas encore vécus. La bruine invisible interférait jusqu’à cette impression. Le retour à une normalité étrangère depuis longtemps avait quelque chose de déconcertant… Mais pas complètement désagréable.
Il aurait sans doute pu trouver comment dissiper la bruine, mais il n’avait aucune intention de reporter l’exécution de son plan. Malgré son handicap perceptif, il disposait toujours de son immense talent; selon toute probabilité, il réussirait.
Il trouva sans peine le lieu de résidence de Narcisse Hill : tout le monde semblait savoir que leur ancien maire coulait ses vieux jours dans son domaine à l’ouest de La Cité. Harré s’y rendit à pied en sifflant, les mains dans les poches.
La maison Hill était une élégante bâtisse de style néo-Queen Anne sise au sommet d’une colline qui s’élevait en pente douce, assez haute pour offrir une vue magnifique sur le reste de la ville.
Harré continua son chemin jusqu’au bout de la route. Dès qu’il fut assez loin pour travailler à l’abri des regards, il traça sur le sol les symboles nécessaires à l’ouverture du cercle. Il ne manquait plus que le sacrifice d’un maître…
Harré fit apparaître la colonne de feu qui avait si efficacement appâté les autres Disciples.
Il attendit un moment, mais avec un accès réduit aux fruits de la  metascharfsinn pour le conforter dans son attente, il s’accommoda mal de l’inaction. Sa fébrilité coutumière eut tôt fait d’épuiser toute sa patience.
Après une cinquantaine de minutes, il décida que si Hill ne venait pas à lui, c’est lui qui irait à sa rencontre. Il dissipa son leurre et retourna à la maison Hill pour frapper simplement à la grande porte.
Un vieux domestique vint lui ouvrir. Il était chauve à l’exception d’une couronne de cheveux blancs; sa posture pleine de fierté indiquait sa position d’autorité dans la maisonnée.
« Bonjour », dit Harré avec entrain. « J’aimerais m’entretenir avec M. Hill d’affaires de la plus grande importance. »
Le majordome le toisa d’un regard sévère en haussant un sourcil broussailleux. « Et vous êtes? 
— Je… hum… Je suis un commerçant de… En fait, je suis un vieil ami. »
Le domestique semblait peu convaincu. Harré était habitué de se fier à son instinct, à suivre les pistes que son inconscient lui soufflait… Il n’avait pas prévu que les interférences mises en place par Hill lui nuiraient à ce point. Il devait déjà recourir à des manières moins subtiles; il en était à décider par quel processus il forcerait le domestique à obtempérer lorsque celui-ci fit un pas en arrière pour l’inviter à entrer.
Il conduisit le visiteur au salon et lui fit signe de s’asseoir avant de lui offrir un cigare. Harré en prit un mais choisit de rester debout. « Je vais aller chercher M. Hill », dit le serviteur avant de sortir en fermant les portes derrière lui.
Le cigare était d’excellente qualité; il en tira une longue bouffée en admirant par les grandes fenêtres les pignons de La Cité qu’on pouvait apercevoir au loin.
Il entendit la porte grincer; il se retourna, prêt à prendre contrôle de l’esprit de M. Hill pour compléter sa mission; il fut surpris de découvrir que le majordome était revenu,  seul mais armé d’une carabine.
Harré n’eut pas le temps d’agir; il sentit son corps être secoué, il entendit la poudre détonner, mais il lui fallut encore une seconde pour comprendre qu’on venait de le fusiller.

dimanche 4 septembre 2011

Le Noeud Gordien, épisode 186 : Les disciples, 9e partie

Malgré tous ces jours dans le train, Romuald Harré était plein d’énergie : il ne connaissait littéralement plus la fatigue. Alors que les autres passagers pouvaient trouver le trajet monotone, un simple contretemps entre le départ et l’arrivée, Harré était sans cesse diverti par l’intersection entre son esprit et l’essence du monde – cet état qu’il avait baptisé metascharfsinn, la sur-acuité. Il ignorait si son choix de terme représentait quelque barbarisme; si c’était le cas, il se plaisait à y voir un pied-de-nez à l’intention de ses maîtres germaniques… Ses anciens maîtres, qu’il dépassait désormais par une large mesure.
La metascharfsinn était source de fascination infinie, d’autant plus depuis qu’il pouvait la maintenir de façon quasi permanente. Le présent vu à travers cette lunette recelait une infinité de germes qui pouvaient fleurir en futurs possibles; lorsqu’il devinait la façon correcte d’agir ou de réagir, Harré pouvait décider lesquels prendraient racine et lesquels seraient écartés.
Il lui arrivait de voir plus loin encore, jusqu’à entr’apercevoir les fibres des futurs potentiels avant que certains d’entre eux ne soient filés par le fuseau du présent… Il reconnaissait toute la sagesse des anciens qui comprenaient que les ficelles du monde étaient tirées par les Parques, les Moires ou les Nornes…
C’est en observant ces potentialités que Harré avait découvert le fil rattaché à sa pièce maîtresse, à côté de laquelle le Grand Œuvre apparaissait comme un bricolage naïf. Il était prêt à tout pour voir émerger ce futur et nul autre.
C’est en vue de cet objectif qu’il s’était attaqué aux Disciples Khuzaymah. Il avait bien choisi : ces initiés de bas étage ne détenaient au total qu’une poignée de secrets, probablement tous déjà connus des Seize. Malgré leur ignorance, ils avaient réussi à s’ingérer dans les affaires du monde jusqu’à l’engouffrer tout entier dans la guerre. Ils avaient agi comme des enfants jouant avec des allumettes; ils ne méritaient pas moins que le sort qu’il leur promettait.
Un à un, ils étaient tombés; la mort de chacun contribuait à remettre en marche ce que d’aucuns, en empruntant le lexique scientiste de la modernité, appelaient les forces telluriques ou radiesthésiques.
Les énergies que Harré préférait appeler magiques.
Un peu comme un ouvrier déjà outillé peut plus facilement façonner d’autres outils, à mesure que les maîtres mourraient et que leur mort ouvraient des Cercles, il devenait de plus en plus facile de tuer d’autres maîtres et d’ouvrir de nouveaux Cercles.  
Il ne restait qu’un dernier Disciple de Khuzaymah. Un dernier maître, un dernier Cercle, après quoi Harré se sentirait prêt à s’attaquer au Collège, d’autant plus dangereux que ses membres s’avéraient beaucoup plus instruits dans l’art occulte.
Durant ses jeunes années, Harré s’était rendu là où le train le conduirait dans quelques heures… À l’époque, on n’y trouvait qu’une gare et une poignée de fermiers. La bourgade avait crû à une vitesse phénoménale au cours des quinze dernières années, jusqu'à devenir une métropole; Grandeville, située non loin, était pour toujours condamnée à porter un nom rendu ironique par La Cité qui l’éclipsait désormais.
Harré allait à la rencontre du fondateur et premier maire de la ville, l’honorable Narcisse Hill. 

dimanche 28 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 185 : Les disciples, 8e partie

Au prix de quelques difficultés – principalement en raison de la guerre qui ébranlait le monde – Vasyl réussit à trouver les matières premières nécessaires. Son père put donc entreprendre le premier jalon du processus qui culminerait dans la réalisation du Grand Œuvre. Vasyl avait emménagé chez lui pour gérer à sa place les nuisances de la vie courante capables de le distraire, mais surtout pour en apprendre autant que possible sur le Grand Œuvre en prévision du jour où son tour viendrait.
On disait qu’un maître au sommet de son art pouvait nécessiter douze ou quinze ans avant de compléter cette première étape. Les matières premières devaient – entre autres – être brûlées au creuset, sublimées à l’athanor, distillées à l’alambic, épurées à l’eau essentielle… Chaque étape du processus devait être reprise maintes et maintes fois, en suivant des instructions précises et complexes. Le soufre, le mercure, les sels et les cristaux pouvaient ainsi graduellement transcender leur nature matérielle pour s’imprégner du raffinement spirituel de l’alchimiste.
Les sots et les ignares croyaient depuis toujours que la mythique pierre philosophale représentait l’aboutissement de la démarche; dans les faits, sa confection n’était qu’un préalable, un catalyseur indispensable pour la réussite des étapes subséquentes.
Depuis le jour où ils avaient senti frémir le réel, Vasyl et son père avaient découvert que leurs formules secrètes pouvaient être réalisées plus facilement; comme ils l’avaient espéré, la confection du catalyseur n’avait pas fait exception. En effet, il avait suffi de quelques répétitions du processus pour produire quelques grains de la substance finale qui, normalement, n’aurait dû apparaître qu’après plusieurs années de travail assidu. En seulement quinze semaines, Grégoire en avait recueilli assez pour façonner sa pierre philosophale comme telle.
Un jour, alors qu’il aurait dû se concentrer sur cette phase cruciale, Grégoire entra en trombe dans le cabinet couvert de livres où Vasyl avait pris l’habitude de travailler. Voyant le visage animé du vieil homme, il déposa sa plume.
« Qu’y a-t-il donc?
— N’as-tu donc rien ressenti?
— Je suis désolé : j’ignore à quoi vous référez.
— J’ai ressenti un phénomène nouveau… »
— À l’instant?
— Oui; je le ressens encore.
— Vraiment! » Vasyl se leva, fébrile à son tour. « Votre maîtrise vous fait sans doute percevoir des choses qui sont encore hors de ma portée! Je vous en prie : décrivez-moi vos sensations. »
Grégoire ferma les yeux. « C’est comme si une chaleur m’habitait, une chaleur qui réchauffe non pas ma peau, mais mon âme… Je puis même pointer la direction d’où elle provient… 
— Et d’où vient-elle? » Grégoire indiqua le sud-ouest. « Venez avec moi, mon père : peut-être pourrez vous aussi voir ce que vous ressentez… »
Vasyl ne s’était guère trompé : lorsque Grégoire put voir l’horizon dans la direction qu’il avait pointée, il figea comme s’il avait croisé le regard d’une Gorgone.
 « Que voyez-vous donc pour réagir ainsi?
— Je vois une colonne de feu qui joint le ciel et la terre, plus grande que la tour Eiffel… C’est… Je… J’ai marché sur les cinq continents, j’ai voyagé du Tibet à la Terre de feu, de l’Islande à l’Indochine mais… Ceci est la plus belle chose que j’aie vue de toute ma vie. » 
Vasyl, lui, ne voyait rien d’anormal. « Est-elle loin d’ici?
— Difficile à dire…
— Je vous y conduis? » Le vieil homme se contenta de faire oui de la tête en fixant l’horizon, les yeux mouillés et la gorge serrée. Lorsque Vasyl revint pour le conduire à la voiture, il n’avait pas bougé d’un pouce.
En suivant les indications de son père, Vasyl l’amena jusqu’à un boisé touffu en bordure du bourg de Sviatoshyn, après quoi ils durent abandonner leur véhicule pour continuer à pied. Ils avancèrent lentement, le fils aidant le père à enjamber les racines et à contourner les fourrés.
« Ne sens-tu pas cette chaleur? Ne vois-tu pas cette lumière dorée? Nous approchons de sa source…
— Non; à mes yeux, il s’agit d’un bois des plus ordinaires. Je… 
— Grigory Sergueïevitch Solovyov. Approchez, je vous en prie. »
Une trouée s’ouvrait quelques pas plus loin, au centre de laquelle se tenait l’homme qui avait parlé. Quoique dans la force de l’âge, ses cheveux étaient tout blancs. Il regardait dans leur direction avec des yeux pétillants qui ne clignaient jamais; son sourire large et invariant apparaissait plus qu’un peu fou.
En s’approchant, Vasyl remarqua que l’entièreté de la clairière était tracée de symboles hermétiques; il n’en reconnaissait qu’une infime fraction, mais un coup d’œil suffit pour qu’il comprenne que même son père n’était qu’un apprenti comparé à celui qui les avait tracés.
Dès que Vasyl posa le pied dans la clairière, ses jambes cessèrent de lui obéir. Il tomba sur le côté, paralysé mais conscient.
« Je vous promets qu’il n’arrivera rien à votre fils», dit l’homme à Grégoire qui ne semblait pas même avoir remarqué la chute de Vasyl : il continuait à s’approcher lentement de l’homme, fasciné comme un phalène devant une flamme nue.
 « Je suis Romuald Harré, pour vous servir », dit l’homme à Grégoire. « Nous sommes frères, vous et moi. Approchez! Ensemble, aujourd’hui, nous ferons quelque chose de beau. Quelque chose de grand… »
Grégoire allait ouvrir la bouche, mais Harré répondit à la question avant qu’il ne la pose. « Oui, c’est moi qui suis derrière ce que vous appelez le phénomène… Et ça n’est pas fini : j’ai besoin de vous pour aller encore plus loin… »
Grégoire arriva au centre du cercle; subjugué, il prit les mains que Harré lui tendaient.
Ils se tinrent ainsi sans mouvoir pendant de longues minutes de silence; la forêt elle-même paraissait avoir tu ses bruissements. Puis Grégoire poussa un cri d’extase et de surprise mélangées avant que son corps explose en une fine bruine rouge et grise qui se maintint en suspension une seconde pour ensuite se disperser au vent.
Vasyl assista impuissant à la pulvérisation de son père, incapable de hurler l’horreur qui l’habitait tout entier. 
Harré essuya ses mains sur ses pantalons. Son sourire n’avait pas diminué d’un iota. « Son corps et son esprit persistent, quoique différemment : ils font dorénavant un avec l’essence du monde. Sens-tu l’énergie qui se met déjà en mouvement? »
Vasyl ne ressentait rien d’autre qu’une terreur profonde.
Harré haussa les épaules. « Peu importe. » Il trotta jusqu’à Vasyl. Il le retourna sur le dos avant de saisir et serrer son cou à deux mains.
Ta promesse! Tu avais promis qu’il ne m’arriverait rien!
« C’est vrai. Mais crois-moi : tu souffriras moins ainsi », murmura Harré, pendant qu’un voile noir tombait sur la vie de Vasyl Grigoryevitch Solovyov. 

dimanche 21 août 2011

Le Noeud Gordien, épisode 184 : Les disciples, 7e partie

L’événement frappa alors que Grégoire préparait ce philtre qui avait si souvent changé sa vie.
Ses doigts crochus par l’arthrite avaient perdu de leur précision des belles années, lorsqu’il épatait la galerie avec ses trucs de prestidigitateur; pour ce genre d’entreprise cependant, une âme entraînée, disciplinée par des décennies de pratique diligente s’avérait autrement plus précieuse.
Il en était au tiers de sa préparation lorsqu’il perçut que quelque chose avait changé, un changement à la fois subtil mais capital. Il interrompit son travail au premier moment qui ne risquait pas de gâcher le processus. Il fit préparer une voiture pour qu’on l’amène en ville.
Son cocher le conduisit d’abord au bureau du télégraphe. Il rédigea un message encodé à l’intention de ses puissants alliés. On lui rappela inutilement que la Grande Guerre rendait les communications difficiles et Kiev se trouvait loin de toutes les autres capitales d’Europe. Grégoire ne s’attendait pas à ce que tous lui répondent, mais au moins un pourrait lui dire si le phénomène avait pu être ressenti à Paris, Londres ou Moscou.
Il se fit ensuite conduire à la maison de son fils Vasyl. Comme toujours, ses petits-enfants l’accueillirent avec force cris et des étreintes; comme toujours, il fit apparaître des sucreries pour les plus jeunes et des pièces de monnaie aux plus vieux. L’absence de l’aîné – parti combattre sur le front de l’Est – emplissait son cœur de tristesse mais de fierté aussi…
Lorsque Vasyl arriva à son tour, Grégoire comprit immédiatement à son expression qu’il avait lui aussi ressenti le phénomène et qu’il était impatient d’en discuter.
« Tu l’as senti aussi, n’est-ce pas? », demanda Grégoire dès qu’ils se trouvèrent derrière des portes closes.
« Oui… La seule chose qui m’ait empêché d’accourir à votre rencontre était la certitude que vous feriez pareil! »
Grégoire donna une tapa affectueusement l’épaule de son fils avant de l’encourager à poursuivre. « C’était comme si l’éther dans lequel baigne le monde avait frémi un instant…
— Comme si une eau jusque-là stagnante venait d’être dérangée par un corps plongé subitement!
— Je n’aurais pas mieux dit, mon père. Mais quelque chose d’autre s’est produit… 
— Quoi donc? »
Vasyl réfléchit un instant. « Cela fait maintenant quatorze ans que j’ai été introduit aux mystères des Disciples.
— C’est juste.
— Je vous disais qu’il y a cinq ou six mois, j’ai finalement réussi à atteindre cet état particulier que nous cultivons et qui rend possible nos réalisations…
— Oui, oui, tu me l’as dit…
— Il me faut généralement des heures et des heures de préparation et de concentration pour y parvenir; même lorsque j’y parviens, la moindre distraction me le fait perdre… Mais…
— Mais quoi? »
— Depuis cet… événement, je suis constamment dans cet état! », dit Vasyl, radieux.
Il avait fallu à Grégoire trente-cinq ans pour que cet état de grâce lui soit constamment accessible. Que Vasyl ait effectué un impossible bond le même jour où le phénomène étrange s’était fait sentir ne pouvait être une coïncidence.
« Tire ma chaise, veux-tu? Place-la devant la fenêtre, face au sud.
— Avec plaisir, mon père. Que comptez-vous faire?
— Je vais voir si les choses ont changé pour moi aussi… » Il s’assit dans le fauteuil et inspira profondément trois fois. « Ne me dérange sous aucun prétexte. » Il ferma les yeux et plongea en lui-même.
Ce qu’il découvrit lui coupa le souffle. La méditation ne demandait plus aucun effort; il se sentait habité d’une énergie rayonnante, d’une sérénité parfaite… Il portait en son sein l’univers entier; il lui suffisait maintenant de regarder en lui pour tout comprendre, tout réaliser…
Tout.
Il ouvrit les yeux pour découvrir que son fils n’était plus dans la pièce. Sa montre lui dit qu’il était passé neuf heures, mais c’était impossible : la lumière du jour inondait toute la pièce… Sa montre était-elle arrêtée? Il se leva en gémissant. Ses jambes étaient engourdies.
Vasyl ne devait pas se trouver loin, car cette seule activité l’avertit que son père avait fini sa méditation. « Oh, j’ai craint qu’il ne vous soit arrivé quelque chose, mais j’ai respecté votre volonté de ne pas être dérangé…
— Combien de temps ai-je…
— Toute la soirée, toute la nuit, toute la matinée… »
Il disait vrai : la lumière provenait effectivement de l’est. Il n’aurait jamais pensé avoir médité si longtemps. Malgré tout ce temps passé, Grégoire n’avait ni faim ni sommeil.
Il avait cru ne jamais être en mesure d’accomplir le Grand Œuvre. Il savait maintenant que le temps était venu de tenter sa chance.