dimanche 29 octobre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 494 : L’œuvre suprême, 2e partie

Claude était devenu pâle comme un drap; Édouard, carrément livide.
Harré, Gordon et Geneviève formaient un triangle, chacun à deux mètres des autres; ils déclamaient des incantations inintelligibles au milieu du vent grondant, les bras tendus vers le ciel, pendant qu’au-dessus de leurs têtes, les nuages noirs tourbillonnaient. Par moments, on pouvait reconnaître dans leurs mouvements ceux qu’avaient répétés les malheureux spectateurs du complexe Les Muses. De solides bourrasques soulevaient la poussière et les détritus avec un hululement sinistre, ponctué de coups de tonnerre assourdissants.
Ils avaient retrouvé Gordon. Ils avaient la confirmation qu’il avait rejoint le camp de Harré. Que sa manœuvre durant l’émission n’était qu’un prélude à… ceci. Mais la surprise absolue de découvrir Geneviève mêlée à tout cela avait scié les jambes d’Édouard.
Il fallut l’appel répété de Claude pour le sortir de son ahurissement. Son allié avait dégainé son arme, qu’il tenait à deux mains, pointée vers le sol. « Qu’est-ce qu’ils sont en train de fabriquer?
— Je ne sais pas », répondit-il.
« Ça n’a pas l’air très catholique. Il faut faire quelque chose!
— Mais quoi? »
Pragmatique, Claude interpréta la question comme une invitation à prendre l’initiative. Il braqua son arme et avança vers le trio. Édouard n’était guère convaincu qu’il s’agisse de la meilleure approche, mais il n’avait rien de mieux à proposer. Il lui emboîta le pas.
« Police! Que personne ne bouge! », hurla Claude à mi-chemin. Les trois ne montrèrent aucun signe de l’avoir entendu, ou même remarqué. Il tira un coup en l’air en s’approchant davantage. Cette fois, il réussit à attirer leur attention. « Police! Les mains en l’air! Cessez immédiatement!
— Non », dit Harré. Malgré le vent, Édouard entendit le mot résonner comme s’il avait été prononcé dans une cathédrale silencieuse. D’un mouvement de la tête, Harré signala à Gordon de s’occuper des importuns.
Harré et Geneviève se tendirent au même moment, comme s’ils prenaient sur leurs épaules la charge dont Gordon devait se délester afin d’obéir à la consigne. « Statue », dit-il simplement. Un craquement électrique se fit entendre; une lueur rouge les enveloppa. Claude et Édouard se retrouvèrent pétrifiés, incapables de bouger le moindre muscle. Gordon les scruta un instant, le visage déformé par le même rictus que Harré – et, plus inquiétant encore, Geneviève – avant de retourner à ses incantations.
Piaffant d’impuissance dans son cachot de chair, Édouard vit des points lumineux apparaître au cœur des nuages. Cette lumière, tantôt jaune, angélique, apaisante, tantôt rouge, infernale, terrifiante, donnait à la voute céleste des airs de jugement dernier.
Il ne lui restait qu’à accepter la défaite. Je suis cuit, mais j’aurais dû m’y attendre, pensa-t-il plein d’amertume. Qu’est-ce que j’espérais accomplir en me mesurant aux plus grands magiciens du monde, avec un grand total d’un procédé à mon répertoire?
Un instant
Un seul procédé, peut-être…
Mais qui lui avait tout de même permis de se libérer de la censure posée par Avramopoulos. Grâce auquel il avait déjoué les défenses du repère de Gordon.
Pouvait-il espérer vaincre cette nouvelle contrainte?
L’image du procédé émergeant apparut dans son esprit, aussi claire que jamais. Il inspira à la recherche de l’acuité; alors que, d’ordinaire, il lui fallait de longues minutes, cette fois, l’état second lui rentra dedans. La magie qui saturait l’air ambiant, loin de le rendre malade, envahit chaque cellule de son corps. Il lui suffit de la faire passer par le symbole dans sa tête – une procédure indescriptible, naturelle, instinctive – pour lui permettre de libérer un doigt, un pied… Puis, de fil en aiguille, son corps au complet. Pendant qu’il se concentrait, les nuages avaient grandi jusqu’à éclipser le soleil, plongeant le boulevard dans une nuit précoce.
Même libéré, il se garda bien de bouger. Laisser croire aux magiciens qu’il demeurait hors-jeu était son seul atout. Il ne voyait qu’une issue : prendre l’arme de Claude et tuer Harré, en espérant que le trou de la balle soit le point final de sa sinistre entreprise – et de son joug sur Gordon et Geneviève.
Toucher une cible à vingt mètres aurait été difficile même si le vent n’avait pas brouillé les cartes. Tirer dans ces conditions serait pour le moins hasardeux, compte tenu que son ex-femme, la mère de ses enfants, se trouvait tout à côté de la cible. Il n’aurait sans doute pas de deuxième chance; il allait saisir l’arme, courir autant que possible, et vider son chargeur à la seconde où son assaut serait détecté. Il avait ainsi meilleur espoir de faire mouche… Et d’éviter les balles perdues.
Il exhala et s’exécuta.
Il arracha le pistolet de la main de Claude. Geneviève le remarqua en premier. Alors qu’il s’apprêtait à tirer, elle fit un large mouvement du revers de la main. Une force invisible le renversa. Il perdit pied et échappa son arme.
Il avait raté Harré… Mais Gordon avait cessé ses incantations. Il regardait, incrédule, deux taches de sang s’agrandir sur sa chemise fripée. Il voulut parler, mais il s’écroula sur l’asphalte.
Les traits crispés, le visage luisant de sueur, Harré semblait secoué. « Débarrrasse-nous de lui », dit-il à Geneviève sans desserrer les dents. « Je peux tenir quelque temps, nous finirons à deux. »
Édouard tendit la main vers le pistolet, mais d’un nouveau mouvement de la main, Geneviève chiffonna l’arme, comme si elle avait été faite de papier plutôt que de métal. « Imbécile », cracha-t-elle en s’approchant, le visage tordu par la haine. « Je comprends que ta femme ait été furieuse contre toi. Elle craignait que ton projet égoïste d’émission mette en péril la vie de vos enfants… Elle ne pensait qu’à cela, lorsque je l’ai possédée. Ironique, n’est-ce pas? C’est elle qui nous a montré comment Gordon pourrait s’adresser à La Cité entière… La pièce manquante pour nous permettre de réaliser notre Œuvre. Oh, nous aurions bien trouvé une occasion de le faire, même sans toi… Mais tu nous l’as servie sur un plateau d’argent.
— Hill! », s’exclama Harré, confirmant à qui Édouard avait réellement affaire. « J’ai besoin de ton aide! Presse-toi!
— Nous devons malheureusement mettre fin à notre conversation. Votre corps m’a bien servi dans le passé; j’en reprendrai volontiers possession. Après que vous l’ayez quitté pour toujours, bien entendu, ajouta-t-il avec un sourire rogue. Quoiqu’à bien y penser, j’aurais intérêt à conserver celui de cette femme pour user selon mon bon plaisir, une fois notre Œuvre complétée…
— Hill!, répéta Harré, l’urgence dans la voix.
— Adieu, M. Gauss. »
Hill serra le poing; Édouard se mit à suffoquer, écrasé par la même force qui avait détruit son arme, incapable de se détourner du spectacle atroce d’une ‘Geneviève’ amusée de le voir périr.

dimanche 22 octobre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 493 : L’œuvre suprême, 1re partie

Dès que Gordon disparut, le technicien qui bloquait à voie à Édouard s’en désintéressa pour se mettre à gesticuler à son tour.
Alexandre, Claude et les deux agents en civil accoururent. L’un d’eux, un vétéran moustachu, demanda à Claude : « Boss… Veux-tu bien me dire qu’est-ce qui vient de se passer, là? 
— Je sais que ce ne sera pas facile à croire, mais cet homme est un puissant magicien. Un vrai de vrai. »
Le moustachu jeta un regard vers la salle chaotique. « Ouais, ok, répondit-il avec un sang-froid étonnant. Ça explique bien des choses. »
Les pensées d’Édouard défilaient à une vitesse folle. Gordon, l’un des Seize, avait fait son coming out occulte en direct à la télé. D’une manière ou d’une autre, il avait réussi à hypnotiser une bonne partie de la foule… Mais pourquoi? « Tout ça… Ce n’est pas un objectif en soi. Ce n’est qu’un moyen.
— Qu’est-ce que ça peut être?, demanda Alex.
— Je ne sais pas. Mais il avait les yeux fous de Harré. Il faut craindre le pire… Peu importe ce qu’il tente d’accomplir, il faut l’arrêter. »
Alexandre allait rétorquer, mais Claude déclara, d’un ton sans appel : « Avant toute chose, on sort d’ici. »
L’évacuation de la salle s’était mise en branle, entravée par ceux qui continuaient d’obéir aux instructions de Gordon. « Suivez-moi, dit Édouard. On passe par les coulisses. » Il attrapa la cage d’Ozzy qui crailla, indigné d’encore s’y trouver, puis il guida ses alliés jusqu’à une sortie de secours.
La lourde porte se referma derrière eux. À l’extérieur, ceux qui n’avaient pas été admis à l’émission étaient en proie à la même compulsion que les autres spectateurs. « What the fuck?, lança Alexandre. Comment Gordon a pu affecter tout ce monde-là en même temps?
— Je ne pensais pas que c’était possible, répondit Édouard.
— Alors, va falloir lui demander, dit le moustachu. Comment on le retrouve, votre magicien? »
Édouard avait une petite idée. Il posa un genou par terre et libéra Ozzy. L’oiseau prit son envol et décrivit un cercle au-dessus de leurs têtes avant de revenir se poser sur le poing d’Édouard. « Peux-tu retrouver Gordon, mon trésor? » La corneille croassa quatre fois et s’envola de nouveau – direction sud.
« Let’s go!, dit Alexandre.
— Non, pas toi, réagit Édouard.
— Hein? Pourquoi?
— Parce que Gordon a menacé ma famille. Peut-être qu’il ne travaille pas seul. Peut-être que Geneviève et les filles sont en danger. Je ne peux pas prendre ce risque. Je veux que tu te rendes chez elle, que tu les amènes toutes les trois dans un endroit sûr, et que tu ne les perdes pas de vue tant que tout cela n’est pas réglé, ok? 
— J’appelle des renforts », dit l’autre agent. C’était un homme à la carrure solide, poilu comme un ours à l’exception du crâne, lisse comme une boule de quille. « Pas de réception. Tous les réseaux sont kaput – même les services d’urgence.
— Va falloir qu’on se démerde seuls, dit Claude. En passant, je vous présente le lieutenant Caron et le sergent Thibeault. » Édouard et Alex leur serrèrent la main. « Thibeault, tu vas avec Alex. Toi, Jean-Marie, tu viens avec nous.
— Bonne chance, dit Alex. Faites attention à vous. 
— Toi aussi. » Édouard et ses deux alliés s’engagèrent sur la piste qu’Ozzy leur indiquait.

Une grappe de gens occupaient un carrefour plus loin sur leur chemin. « Eux autres, ils ne sont pas là par hasard », déclara le lieutenant Caron. En effet, si les flâneurs étaient légion dans la zone-tampon entre le Centre et le Centre-Sud, ceux-ci montaient ostensiblement la garde, plusieurs avec une arme à la main. Ozzy les avait déjà dépassés; il attendait patiemment son maître, perché sur un fil électrique.
« Va falloir créer une diversion si on veut continuer. Jean-Marie, tu vas aller te positionner à l’est. Dans cinq minutes, tu vas crier Police! Jetez vos armes!, tout en gardant tes distances. Surtout, reste à couvert. Nous, continua-t-il en s’adressant à Édouard, nous allons approcher par l’ouest. En passant par la ruelle, là-bas, on va pouvoir ressortir derrière eux. Avec un peu de chance, personne ne nous verra.
— Je vais m’assurer que tout le monde regarde de mon mon bord », dit Caron. Il ne semblait pas fâché de se frotter à un peu d’action. « Puis après?
— Après, tu te rends au poste le plus près et tu vas chercher des renforts. »
Il acquiesça, résolu. « Let’s go. »
Le plan fonctionna à merveille. Lorsque le cri se fit entendre, les soldats de fortune se planquèrent, craignant une fusillade. Deux d’entre eux détalèrent carrément. Édouard et Claude se faufilèrent sans être inquiétés, pendant que Caron continuaient à leur crier des ordres d’une voix autoritaire, mais sans jamais se montrer. À la sortie de la ruelle, ils durent prendre un détour pour éviter de s’exposer aux vigiles. Ozzy les rejoint en croassant, comme pour leur dire qu’ils se trompaient de chemin. Ils aperçurent au loin que d’autres carrefours étaient barrés, mais tout indiquait qu’ils avaient traversé le blocus. Ils redoublèrent de vigilance en continuant d’avancer.
Chaque pas qui le rapprochait du Centre-Sud accentuait chez Édouard une sensation analogue à celle du plongeur qui descend trop vite dans les profondeurs… La sensation lui rappelait celle qu’il avait ressentie lorsqu’il avait fait l’erreur de méditer dans la maison d’Avramopoulos et de Virkkunen, dans le Centre-Sud. Ce jour-là, il avait failli y rester, démoli par l’énergie radiesthésique trop concentrée… Cette fois était pire encore. L’air en était saturé au point qu’il la goûtait presque sur sa langue, une viscosité écœurante qui se ressentait par l’âme plutôt que par les sens usuels…
Ozzy tourna à droite sur une artère familière : le boulevard St-Martin. Ils suivirent l’oiseau…
…et ils aperçurent, deux-cent mètres plus loin, trois figures nimbées d’un halo chatoyant, au beau milieu de la rue déserte. Édouard reconnut Harré, Gordon, et… 
« Geneviève? »

dimanche 15 octobre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 492 : La magie révélée, 6e partie

Félicia reçut deux textos d’Édouard à dix-huit heures cinquante. Le premier disait : Dans dix minutes, écoute CitéMédia. Le second ajoutait : Je préfère que tu l’apprennes de moi.
Intriguée, elle s’était installée devant la télé avec une coupe de blanc. Elle savait qu’Édouard planchait dur sur un projet financé par la station, mais elle en ignorait la nature précise. Avec ses propres chats à fouetter, elle ne s’était pas trop souciée des siens. Pour tout dire, avec Harré en liberté, elle n’était pas fâchée qu’il se soit tenu loin de l’Agora au cours des dernières semaines.
Dix-neuf heures. Une musique mystérieuse accompagna l’apparition du titre de l’émission : La magie révélée. Elle avait bien vu les publicités qui l’annonçaient ces derniers jours, affichées un peu partout dans La Cité, sans toutefois y porter attention. La télé n’avait jamais été son truc.
Elle se prêta quand même au jeu, curieuse de découvrir ce qu’Édouard voulait qu’elle y voie. Les surprises s’enfilèrent en crescendo, la première étant la présence de Ben parmi les panélistes. Il eut la présence d’esprit de ne pas la nommer durant son récit de la catastrophe du Hilltown, mais le soulagement de Félicia fut de courte durée – jusqu’à la présentation du deuxième extrait vidéo.
Sa réaction fut viscérale : elle se retrouva debout sur le divan, les deux mains sur la tête, à gueuler « Non! Non, non, non, non! FUCK! » Elle venait de se voir – et toute La Cité avec elle –, planquée derrière la voiture de Tobin, pendant qu’il se débarrassait par des moyens clairement surnaturels du tueur à ses trousses.
Le cœur battant, elle poursuivit son écoute sans se rasseoir. Elle comprit peu après le sens réel du titre : La magie révélée… Par Édouard Gauss et Ozzy-la-corneille. Comment avait-il pu en venir à cette idée saugrenue? Pensait-il que les Maîtres le laisseraient faire impunément? Oh, Édouard…
Ces émotions n’étaient que le prélude au vrai coup de théâtre : l’entrée en scène de Gordon. Heureuse de le voir en vie, étonnée qu’il apparaisse dans cette émission, elle le vit ordonner au public de répéter sa série de mouvements… Contre toute attente, le public se prêta au jeu avec une précision et une énergie inattendues. Surnaturelles.
Elle n’en croyait pas ses yeux. Gordon contrevenait aux cinq principes de la façon la plus vulgaire – en direct à la télévision! Son expression finale la renversa encore plus que tout le reste. Elle ne put l’apercevoir qu’un instant, moins d’une seconde avant que l’émission soit remplacée par un écran noir où flottaient les lettres No signal. Son regard, son sourire… Elle ne pouvait voir que deux possibilités. Soit Gordon avait été possédé par Harré… Soit il l’avait rejoint dans la folie.
Il y avait anguille sous roche. Une anguille monstrueuse… La trahison d’Édouard était une peccadille comparée au coup d’éclat de Gordon. À quoi pouvaient rimer ces mouvements? Le seul indice clair dont elle disposait, c’était le symbole qu’il avait montré à la caméra. Il figurait parmi ceux qui avaient été mobilisés durant le grand rituel, afin de canaliser le trop-plein d’énergie émis par le deuxième cercle. Mais encore?
Elle voulut contacter ses collègues de l’Agora, mais son téléphone ne détectait aucun réseau. À défaut de les appeler, elle pouvait toujours se rendre à eux. Elle attrapa son sac et sortit.
Ce qu’elle vit dans le ciel ajouta une nouvelle surprise à la séquence.
La rue Hill offrait une vue imprenable sur La Cité. Jusqu’ici, la journée avait été splendide, sans un nuage d’un horizon à l’autre. Une cellule orageuse était toutefois apparue au-dessus du centre-ville, une tache qui n’aurait pas dû noircir ce fond bleu. Elle grandissait à vue d’œil. La manœuvre de Gordon était sans doute reliée à ce phénomène inquiétant… Qui sait quelle en serait la conclusion? Une chose était claire dans son esprit : elle ne pouvait pas rester là, les bras croisés, et attendre de la découvrir.
Réfléchis, fille : tu ne peux pas te lancer tête baissée dans la mêlée. Qu’il s’agisse de Gordon ou de Harré, son adversaire avait accès à la metascharfsinn. Elle ne pourrait guère espérer faire mieux qu’Olson et Vasquez. À moins que…
Si Hill avait la solution contre la divination, peut-être qu’il pourrait l’outiller contre la metascharfsinn. Elle se précipita au grenier en se maudissant de ne pas y avoir pensé plus tôt.
En touchant le symbole, elle s’attendait à retourner dans le purgatoire où Hill demeurait prisonnier; une toute autre expérience l’attendait, aussi déroutante qu’inattendue.
Elle marchait dans la rue, à la lisière du Centre-Sud. Elle voyait à travers les yeux d’une autre personne… Celle-ci jeta un coup d’œil en direction du ciel grondant, juste au-dessus de sa tête. « Nous y sommes », dit-elle d’une voix féminine, vaguement familière. Elle regarda ensuite une bâtisse dont Félicia reconnut la façade décrépite. Un modeste carton collé sur la vitrine, à l’intérieur, indiquait Centre communautaire St-Martin, surplombé par le logo de Cité Solidaire. Un graffiti jaune et blanc recouvrait une bonne partie de la vitre grillagée. Sainte-Trinité, priez pour nous.
Elle tourna la tête vers son compagnon. Harré. « L’intersection des trois Cercles, dit le Maître fou. Après tout ce temps passé à attendre, plus morts que vifs… Enfin.
— Il ne manque plus que Gordon…
— Et ce sera la fin d’un monde. Le… » Harré s’arrêta net. Il la dévisagea. Félicia sut que c’était elle qu’il scrutait, et non pas ce corps qu’il habitait. « Il y a une intruse dans ta tête », dit-il.
Félicia fut éjectée de la vision sans autre forme de procès. Elle ouvrit les yeux, couchée sur le sol du grenier, sonnée. Elle se releva et toucha le symbole à nouveau : rien ne se produisit. Elle tituba jusqu’à sa voiture. La fin d’un monde, avait dit Harré. Il était fou, mais pourquoi Hill – et peut-être Gordon – s’étaient-ils joints à lui, si ses visées s’avéraient nihilistes? Quel sot pouvait vouloir scier la branche sur laquelle il était assis? Où ils étaient tous assis!
Elle mit le cap vers l’est sans se préoccuper du code de la route. Au-dessus de sa tête, les nuages noirs s’étendaient comme une tache d’huile. 

dimanche 8 octobre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 491 : La magie révélée, 5e partie

Le Maître sortit de sa poche un papier qu’il déplia soigneusement. Il le tourna ensuite vers la caméra pour révéler un symbole cabalistique. « Imprimez ce symbole dans votre esprit. Concentrez-vous sur lui. Je vais maintenant réaliser une série de mouvements. Vous allez les mémoriser parfaitement du premier coup. Une fois que j’aurai complété ma routine, vous la ferez à votre tour. Vous », dit-il en désignant les gardes du corps et le technicien, « faites en sorte que personne ne puisse m’interrompre.
— Ne l’écoutez pas! » dit Édouard à la salle. Il voulut se lever, mais le technicien s’interposa, menaçant.
« Au contraire, rétorqua Gordon. Assurez-vous que tout le monde puisse m’entendre. Levez le volume de votre télévision. Dites à votre entourage de venir voir. Écoutez-moi… Et faites ce que je vous dis. Un », dit-il en prenant une posture. « Deux… » Il effectua ainsi une séquence rapide de neuf mouvements complexes. À la grande surprise d’Édouard, une bonne proportion de l’auditoire se leva dès qu’il eut fini. Tous répétaient précisément le moindre geste montré par Gordon…

« Ça ressemble à l’espèce de messe que j’ai vue au Terminus… », dit Maude, abasourdie. « Qu’est-ce qu’on fait avec ça, Jean? Jean? » Maude tourna la tête pour voir son patron debout, lui-même en train de répéter les mouvements avec une expression stupéfaite, comme s’il était le premier surpris par ses actions.

Raymonde était avachie sur son fauteuil, les jambes appuyées sur les épaules de Maurice, qui s’en donnait à cœur joie à grands coups de langue et de doigts. Maintenant que son mari James travaillait au Terminus, elle avait le champ libre pour recevoir son amant à volonté… Insatiable, il se pointait trois ou quatre fois par semaine avec une bouteille de fort et une poignée de pilules jaunes, et elle le laissait s’amuser avec sa chair abondante. Sentant poindre un orgasme – naturel celui-là, par-dessus l’autre, chimique, qui rayonnait encore dans son bas-ventre –, elle ne prêtait qu’une attention distraite à la télévision allumée un peu plus loin… Jusqu’à ce qu’une voix irrésistible lui dise Écoutez-moi bien.
« Maurice… Faut que t’écoutes », dit-elle en écho aux instructions de l’homme à la télé. Mais son amant, entièrement dévoué à sa tâche, n’entendait rien d’autre que le frottement de ses grosses cuisses contre ses oreilles. Elle n’avait guère l’habitude de se lever de son fauteuil sans aide, mais lorsque l’homme lui commanda de mimer ses gestes, elle dut obéir. Elle posa un pied sur le sol, puis un autre. Croyant peut-être qu’elle se dégourdissait, Maurice ne ralentit pas la cadence d’un iota, se contentant d’ajuster sa position pour continuer de plus belle. Elle se redressa en geignant, puis, au prix d’un effort dont elle ne se croyait plus capable, elle se hissa sur ses pieds.
« Que c’est qu’tu fais là? », demanda Maurice. C’était au tour de Raymonde de l’ignorer, concentrée sur la télévision, sur la tâche à accomplir. Chaque mouvement effectué par l’homme était buriné dans son esprit, tout comme le symbole qu’il avait montré à l’écran. Elle entreprit la séquence, mais le deuxième mouvement la déséquilibra : elle bascula vers l’avant pour s’affaler sur son amant. Elle ne s’appartenait plus; debout ou couchée, elle n’avait d’autre choix que continuer, ignorant les poussées désespérées du pauvre Maurice coincé sous elle. Lorsqu’elle entendit l’homme de la télé dire « Répétez la séquence. Continuez. Coûte que coûte », elle éclata en sanglots d’impuissance.
Éventuellement, Maurice cessa de se débattre.

Le technicien qui barrait le chemin d’Édouard avait une expression sans équivoque : il n’attendait qu’un faux mouvement pour devenir violent. Il aperçut toutefois que Claude et ses hommes s’apprêtaient à passer à l’action, leur arme déjà dégainée. « Gordon! », cria Édouard. Le Maître se tourna vers lui. « C’est fini. Rends-toi.
— Oh, au contraire, ça ne fait que commencer… » Son expression se décomposa. Son visage s’éclaira d’un sourire fou; ses yeux s’écarquillèrent… Ce changement, Édouard ne l’aperçut qu’une fraction de seconde : l’instant d’après, Gordon s’était volatilisé.
Au même moment, un bourdonnement électrique tonna dans les écouteurs, si puissant que tous ceux qui en portaient – dans la régie et sur le plateau – durent se les arracher d’urgence. L’éclairage clignota, puis flancha; le chaos s’empara de la salle. Les lumières d’urgence qui prirent le relais éclairèrent un tableau chaotique, où ceux qui tentaient de quitter leur siège étaient bloqués par d’autres qui continuaient la boucle des mouvements de Gordon.

dimanche 1 octobre 2017

Le Nœud Gordien, Épisode 490 : La magie révélée, 4e partie

Édouard se doutait que les Maîtres allaient vite réagir… Il ne s’était toutefois pas attendu à ce que ce soit avant même la fin de l’émission. « Je vais le prendre », dit-il à Maude.
Il décrocha le téléphone. Sa main tremblait légèrement. Le déclic du transfert d’appel se fit entendre.
« Intéressant, ton petit projet… » C’était bien la voix de Gordon. « À propos : j’ai ton oiseau… 
— Si jamais tu lui fais du mal… 
— Fais ce que je te dis, et il ne lui arrivera rien de fâcheux, répondit Gordon.
— Qu’est-ce que tu veux? 
— Tu veux révéler la magie? Je vais t’aider, parole d’honneur. Je veux accéder au plateau de tournage. Je veux m’adresser à la caméra. Surtout, n’alerte personne. Si je détecte la moindre faille dans ta coopération, je tords le cou de ton animal. Puis, ce sera le tour de tes petites filles. Compris? » La gorge serrée, le souffle court… Même s’il avait su quoi dire, Édouard n’aurait pas pu l’articuler. Gordon interpréta son silence comme une réponse positive. « Bien. J’arrive… »
Édouard raccrocha, abasourdi. Il a menacé mes filles. Cela ne ressemblait en rien au Gordon qu’il avait cru connaître – même tenant compte de la détérioration de leur relation. N’alerte personne : je le saurai. Il y avait de quoi être perplexe. Gordon disposait-il d’un informateur dans son entourage? Le cas échéant, pourquoi n’était-il pas intervenu avant?
« Édouard, deux minutes, dit Maude.
— Bonne nouvelle, répondit Édouard en feignant l’enthousiasme, Ozzy a été retrouvé… Le type est en route, peux-tu t’assurer qu’on le laisse passer?
— Oh! Super! Tu peux y aller, je m’occupe de tout! »
Il entra en scène la mort dans l’âme, les tripes nouées. Le tonnerre d’applaudissement qui l’accueillit parut irréel. Il força un sourire, fit la bise à Jasmine et prit place dans le panel, tiraillé entre l’impératif de suivre le script comme si de rien n’était, et la tentation de lancer l’alerte. Lorsque Jasmine posa sa première question, il détecta la présence d’Ozzy à l’entrée du complexe Les Muses… Et, il le savait maintenant, Gordon avec lui.
« Édouard?
— Pardon, j’ai été distrait un instant. C’est un moment chargé d’émotion, pour moi, de pouvoir enfin vous parler de mon expérience.
— Et nous, nous voulons tout savoir! » Des applaudissements et quelques cris d’encouragement s’élevèrent de la salle. « D’abord, comment as-tu rencontré ta corneille?
— Je l’ai recueillie alors qu’elle était encore toute petite. Je me promenais dans la forêt; elle avait une aile blessée. Je l’ai ramenée avec moi.
— À quel moment as-tu découvert votre lien particulier?
— Pour être honnête, j’ai l’impression que nous avions une connexion avant même que je la trouve. J’ai ressenti une sorte d’appel… C’est en le suivant que je me suis rendu jusqu’à elle.
— Oui, M. Stenbeck?, dit Jasmine après qu’il ait levé le doigt comme un écolier.
— Je veux rappeler, une fois de plus, que cet appel, ces intuitions, ce n’est pas ce qui a été testé par la Fondation.
— Ouais, coupa Fillion, agressif. T’es sceptique. On a compris. » La saillie fit rire une partie du public.
« C’est quand même ainsi que ça s’est passé », rétorqua Édouard.
Jasmine toucha son oreillette. « On m’annonce d’ailleurs l’arrivée de la star du jour. Mesdames et messieurs, une bonne main d’applaudissement pour Ozzy! »
Un technicien de plateau s’avança sur scène. Il tenait une grande cage à bout de bras, un micro sur trépied dans l’autre main. Ozzy crailla en battant des ailes dès qu’il aperçut Édouard.
Un plateau de télévision est toujours une machine réglée au quart de tour, particulièrement durant une émission en direct. L’apparition soudaine de Gordon, débraillé, le visage troué, marchant à la suite du technicien vers le centre du plateau, créa un effet de surprise totale. « Micro », dit le nouveau venu en pointant le centre de la scène. Le technicien y déposa la cage et le trépied, activa le micro et laissa la place à Gordon.
Jasmine, incertaine quant à comment réagir, chercha le regard de Nico, puis d’Édouard, qui se demandait lui-même quoi faire. Une évidence prit le dessus : si Gordon était arrêté, il ne serait plus un danger pour quiconque. Il s’exclama : « Cet homme est recherché par la police de La Cité! Il a menacé de tuer ma famille pour accéder au plateau! »
Trois gardes de sécurité convergeaient déjà vers la scène pour intervenir, mais Gordon leur fit signe de s’arrêter. « Stop. Laissez-moi vous expliquer. Sans interruption. » Deux des trois s’arrêtèrent net; le troisième, interloqué, voulut continuer, mais il fut retenu par les autres. S’agissait-il d’hommes à la solde de Gordon?
« Vous voulez des preuves incontestables de l’existence de la magie, n’est-ce pas? Je vais vous en offrir une, bien meilleure que cette vulgaire corneille. Écoutez-moi bien… »