La troisième partie de Mythologies m'a donné beaucoup de fil à retordre. La preuve: je vous parlais pour la première fois de l'un de mes problèmes dans le billet du 15 juillet 2009. En plus de la question du ton, je me suis débattu avec un problème sur le plan du déroulement de l'histoire, problème que j'ai résolu définitivement quelque part au mois de février durant une randonnée de ski (!).
C'est donc avec beaucoup de plaisir et de fierté que je vous annonce que, comme je le visais, j'ai réussi à compléter une version solide de ma troisième partie... Par "version solide", je veux dire quelque chose qui dépasse le premier jet, bien qu'il reste beaucoup à peaufiner.
Mais quand même... YEAH! Prochaine étape: la quatrième (et dernière) partie... Du solide pour fin juillet? J'espère! À suivre!
mercredi 29 juin 2011
dimanche 26 juin 2011
Le Noeud Gordien, épisode 176: L'épée
Gordon cheminait dans les rues sales et lugubres. À cette
heure de la nuit, des poubelles allumées tenaient lieu de lampadaires dans
cette section de la ville mal desservie en eau courante et en électricité.
Malgré les belles journées qui ensoleillaient La Cité ces derniers temps, les
nuits demeuraient froides; plusieurs dormaient près des feux, profitant de la
chaleur des détritus brûlés malgré les volutes toxiques qui s’en dégageaient.
Les habitants du quartier qui se rassemblaient autour de ces îlots de chaleur veillaient
les uns sur les autres; ils trouvaient ainsi une certaine mesure de sécurité –
une chose rare et précieuse dans les environs.
Contrairement à la faune locale, Gordon ne se souciait guère
d’être victime de la violence ambiante. Il ne voulait être vu de personne, donc
personne ne le verrait. Ses inquiétudes portaient plutôt sur l’énergie
radiesthésique du Cercle de Harré; un praticien de son calibre devait veiller
soigneusement à museler ses pouvoirs, même ceux qu’il utilisait maintenant de
façon automatique. Ses préparations avaient eu lieu dans le confort de son
sanctuaire, loin de la frontière du Centre-Sud.
Il trouva facilement l’endroit que ses sources avaient
désigné. Avant même qu’il ne pénètre dans le vieux terminus, il pouvait
ressentir la présence de Tricane à l’intérieur… À tout le moins, une présence
qui ressemblait à la sienne. Quelque chose était cependant différent…
Une fois dans le vieux terminus ravagé par le vandalisme, il
fut consterné de trouver des dormeurs jonchant le sol. On lui avait rapporté
qu’elle utilisait son talent publiquement; c’était pire : elle semblait
maintenant posséder sa congrégation. On ne pouvait pas se méprendre sur le rôle
qu’elle s’était donné : même au milieu de la nuit, elle avait l’air d’un gourou
ou d’une idole qui méditait sur son trône de fortune, panoplie rituelle à portée de
main.
« Je te vois, Gordon », dit-elle sans ouvrir les
yeux.
« C’est un progrès considérable, considérant les
précautions que j’ai prises; cet hiver encore, tu n’aurais pas senti ma
présence, même les yeux ouverts. Tu as beaucoup progressé… J’imagine que tu ne
dors plus, maintenant?
— Est-ce que tu viens me faire la leçon?
— C’est mon devoir de te rappeler nos règles… Encore
chanceuse que je l’aie appris en premier. Tu risques gros en agissant ainsi…
— Je risque gros? Je risque gros? Tu sais ce qu’ils
risquent sans moi, tous ceux qui sont couchés à mes pieds? Tu sais ce que
Timothée risque s’il ne vient pas à ma rencontre demain? »
Mentionner des événements
à venir impliquant un inconnu : ce genre de propos sonnait bien comme
Tricane. Sauf que les mots avaient été prononcés sans qu’elle sorte de sa
méditation, d’un ton posé, lucide.
« Je ne me cacherai
plus comme une limace sous une pierre. Comme vous. Vous apprenez aux initiés que notre art sert d’abord à nous
changer, puis à changer les autres, enfin à changer le monde. Pourquoi
m’interdire de le faire?
— C’est une formule qui
date des années mille huit cent… De un, avant Harré, nous n’avions pas
réellement le pouvoir de le faire; de deux, tu sais comme moi quels désastres
notre interférence a rendu possibles…
— Pas notre interférence, ni à toi, ni à moi…
— Tu sais ce que je veux
dire. Quelqu’un qui décide de ce qui est bon pour l’humanité et qui a le
pouvoir de réaliser sa vision n’est pas nécessairement juste pour autant…
— Quelle mauvaise foi », répondit Tricane.
« Tu te souviens de notre première rencontre, à Tanger? J’ai vu l’araignée
au centre de sa toile et le nœud au centre de toi. Maintenant, je sais ce que
ça signifie. Et tu as le culot de venir me faire la morale… »
Gordon se cacha derrière sa meilleure poker face. Bluffait-elle? « De quoi parles-tu?
— Ton Nœud. Ton plan. Ton espoir. Le risque que tu comptes prendre et qui nous implique
tous. L’ironie, c’est que toi et moi, nous voulons la même chose… » Elle fit
une pause et ajouta : « Ne t’en fais pas, je ne trahirai pas ton
secret. »
Elle savait donc. « Ton acuité atteint des niveaux… Surprenants.
Tu as changé la formule de ton médicament?
— Je ne prends plus ton médicament.
— Quoi?
— Tu as compris.
— Mais comment…?
— J’ai fini de recoller les morceaux… »
Gordon ne détectait ni mensonge ni autre subterfuge dans les
paroles de Tricane, quoique son opinion repose sur un jugement en rien alimenté
par son art… Il pouvait plus facilement se tromper que d’habitude. Mais que
disait-elle exactement? Kuhn l’avait déracinée de l’ici et maintenant en tentant
sur elle un processus avorté… Avait-elle réussi à le mener à terme?
Sa capacité à lire les gens pouvait relever du développement
de son acuité; ses « miracles » s’expliquaient par l’effet de
réverbération du Cercle de Harré… Mais après seulement un douzaine d’années de
pratique, il était en principe impossible qu’elle réussisse à pénétrer les
défenses qui protégeaient les secrets les plus importants de Gordon : personne,
pas même les Seize, n’avait réussi à le déjouer à ce jour.
Le cœur de Gordon accéléra sa cadence. Tricane était-elle
sur le chemin de la metascharfsinn,
la sur-acuité découverte par Harré? Il devait en savoir plus tout en se
protégeant – en protégeant son plan.
Gordon réfléchit un instant. Tricane disait vrai en
affirmant qu’ils voulaient la même chose. Il décida de ne pas l’arrêter. Il
avança donc : « Je pense que tu mérites ton épée… Une adepte,
même avec la coupe, le bâton et l’anneau, ne reste qu’une adepte. Je ne peux pas
t’empêcher de continuer ce que tu fais, mais je peux te permettre d’affronter
les obstacles à venir comme un Maître…»
C’est seulement à ce moment qu’elle ouvrit les yeux,
surprise d’être récompensée plutôt que punie. Gordon pensa « Bien :
elle ne sait donc pas tout! »
En la laissant poursuivre sur sa lancée, il saurait
exactement à quoi s’en tenir.
dimanche 19 juin 2011
Le Noeud Gordien, épisode 175 : Terminus
C’était l’une des premières journées où la tiédeur du
printemps laissait enfin présager l’été qui suivrait.
« Je n’aime pas ça », murmura Aizalyasni à
l’oreille de Bass.
« Tu t’en fais pour rien », répondit-il en se
voulant rassurant. « C’est la troisième fois que j’y vais, j’pourrais plus
m’en passer… » Avec sa main gauche, il sortit maladroitement deux pilules
et une bonne quantité de peluche de sa poche droite. Il souffla sur la mousse
et avala une dose d’O avant de tendre l’autre à Nini. Elle fit non de la tête;
Bass comprendrait-il un jour qu’elle ne prenait jamais de drogue?
« Je n’aime pas ça quand même… » Malgré la
chaleur, elle ramena les pans de sa veste tout contre elle. « Je me sens
observée… »
Bass éclata de rire au milieu du moment d’extase induit par
la drogue. « Une belle fille comme toi dans c’te place-là, c’est normal
qu’on t’observe… Mais regarde par là… » Il pointa sur leur gauche, puis à
droite. « Et là… En avant… En arrière… Est-ce que tu vois quelque
chose de dangereux?
— Non », répondit Nini. Il n’y avait rien à voir dans
toutes les directions, sinon quelques-unes des loques humaines qui avaient élu
domicile dans le Centre-sud. Elle se sentait coupable d’être si stupide :
elle sonnait comme sa superstitieuse de mère. Elle s’en serait bien défendue en
d’autres circonstances, mais en ce moment, elle aurait volontiers accepté un de
ses porte-bonheurs censés protéger contre les esprits. Il y avait quelque chose
de malsain dans le quartier; ses tripes lui disaient de s’en aller aussi vite
et aussi loin que possible.
Elle prit une profonde respiration. Quoi que lui disent ses
tripes, sa tête lui rappela que Bass était armé; même si sa main restante était
pour le moins imprécise, un agresseur éventuel l’ignorerait. Elle espérait de
tout son cœur que personne n’ait besoin de tirer – tout ce qui ressemblait à un
coup de feu, même ténu, même lointain, était susceptible de la plonger dans ces
flashbacks que son docteur appelait
savamment Syndrome de stress
post-traumatique. Malgré toutes ses appréhensions, on ne les inquiéta pas
jusqu’à ce qu’ils arrivent au Terminus Centre-Sud.
L’édifice portait les mêmes graffitis qui barbouillaient l’ensemble
du quartier; des détritus de toute sorte jonchaient l’asphalte des quais
inutilisés depuis des lustres. Malgré le délabrement général, Nini ressentit
une différence profonde entre les environs et le reste du Centre-Sud. Pour
commencer, alors que les rues avoisinantes demeuraient à peu près désertes, un
véritable attroupement s’amassait autour de l’édifice. La différente la plus
marquée se trouvait toutefois au niveau de l’atmosphère qui régnait sur
l’endroit.
Ceux qui flânaient autour du Terminus les regardaient avec
une méfiance justifiée – une nécessité pour quiconque survit dans la rue,
encore plus dans le quartier le plus dangereux du continent… Mais étrangement,
leur visage affichait aussi une expression difficile à décrire… Une sorte de
sérénité, peut-être?
L’appréhension accaparante de Nini s’estompa d’un coup,
aussi décidément que si son compagnon et elle avaient traversé une frontière
invisible qui séparait le Centre-Sud et… ici.
Il régnait sur l’endroit le même genre d’ambiance ordinairement réservée aux
temples et aux cathédrales.
« C’est par ici », dit Bass avec une nonchalance
qui fit sourciller Aizalyasni. Elle n’aurait jamais osé élever pareillement la
voix, d’autant plus que les autres parlaient peu et bas. Il la guida à
l’intérieur du bâtiment. Il s’agissait d’une grande aire ouverte, non loin des
quais; quelques bancs de plastique orange demeuraient à leur emplacement
d’origine mais la plupart avait été arrachés ou détruits.
Plusieurs dizaines de personnes occupaient le centre du
Terminus. Beaucoup paraissaient affligés de quelque mal – une toux grasse, des
yeux injectés de sang, une peau recouverte de pustules, un membre en attelle…
L’une d’elles portait une affliction d’un autre genre : un bambin
rachitique tétant son sein.
En ce moment, Aizalyasni pouvait considérer sa situation
comme relativement privilégiée.
Une femme d’un certain âge siégeait au centre de cette cour
des miracles. On aurait dit que ses cheveux avaient été décolorés au peroxyde
par un aveugle saoul; ses cheveux blond platine se trouvaient mêlés à ses
mèches de couleur naturelle. Le résultat n’était pas très élégant. Elle portait
un ensemble dépareillé dont chaque morceau avait dû être chic neuf – et séparé
du reste. La macédoine de couleurs et de textures donnait un résultat atroce.
Elle se tenait droite comme une statue du Bouddha, la main
droite tenant une coupe remplie d’un liquide foncé; un long bâton était déposé
en travers de ses cuisses. Les yeux de pie de Nini – toujours sensible au bling – remarquèrent à son doigt une
bague trop simple pour être du toc, peut-être la seule chose de goût que la
femme portât.
Des visiteurs en file attendaient leur tour de paraître
devant cette étrange femme. Lorsque l’un d’eux arrivait devant elle, la statue
s’animait alors; elle échangeait quelques paroles avec le visiteur de manière à
ce que lui seul les entende; elle l’auscultait avant de tremper un doigt dans
son calice pour tracer quelque chose sur le front, la joue, la poitrine ou la
main du visiteur qui repartait ensuite. Plusieurs exprimaient un profond
soulagement en s’éloignant; d’autres montraient à l’inverse les signes d’une
inquiétude redoublée.
Bass lui avait assuré que rien ne l’avait si bien soulagé
depuis la morphine qu’il avait reçue la nuit où il avait perdu sa main, quoique
le soulagement ne dure que quelques jours. Les balles qu’Aizalyasni avaient
reçues l’automne dernier avaient été extraites, mais elle continuait à
ressentir un malaise constant et diffus qui se transformait en douleur vive si
elle bougeait brusquement. Si elle voulait travailler, elle ne pouvait que
faire la planche en espérant que son client ne soit pas trop enthousiaste; plus
important encore, elle craignait que ses blessures résiduelles persistent à
jamais et l’empêchent de courir et de danser comme avant…
Elle avait suivi Bass avec réticence, mais elle ne le
regrettait pas : tout la portait à croire qu’il s’agissait d’une véritable
sorcière. Tous ces témoins qui l’accompagnaient le visage serein, n’était-ce
pas une preuve de la réalité de ses pouvoirs? Plus important encore, la misère
noire qu’elle partageait avec ses disciples apparaissait le signe le plus clair
qu’elle n’avait rien d’un charlatan. Quel profit pouvait-on tirer dans ces
conditions?
Ce fut finalement au tour d’Aizalyasni de s’approcher. La
sorcière l’attendait dans sa posture rigide. Ses yeux fixaient l’horizon, bien
plus loin que les murs du Terminus. Lorsqu’Aizalyasni arriva à sa hauteur, le
cœur battant, la sorcière la dévisagea d’un regard intense, comme si elle
pouvait lire jusqu’aux tréfonds de son âme.
« Comment tu t’appelles?
— Megan », dit-elle en recourant automatiquement à son
pseudonyme favori.
« Comme tu veux », répondit-elle, comme si elle savait
qu’il s’agissait plus d’un masque que d’un réel prénom. Elle ne lui posa pas
d’autres questions; elle mouilla ses doigts avant de s’infiltrer sous la veste
et le T-shirt de « Megan ». Elle la laissa faire en frissonnant;
malgré la chaleur, la sorcière avait les mains étonnamment froides. Ses doigts
se dirigèrent sans détour aux endroits où les balles avaient percé la chair; la
fraîcheur du contact s’insinua au-delà des cicatrices pour rayonner d’un
soulagement bienvenu. Aizalyasni ressentit en même temps une vague d’espoir
quant à son futur, mais la sorcière semblait soucieuse.
« Ta vraie blessure est à l’âme », lui dit-elle
d’un ton triste en caressant son ventre.
« Mon âme va très bien », répondit Aizalyasni
pendant que ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle craignait comprendre
l’allusion de la sorcière.
« Tu portes sa mort comme un boulet », chuchota la
femme à l’oreille d’Aizalyasni qui ne put réprimer un sanglot. La sorcière lui
prit la main. « N’en veux pas à l’homme aux lunettes : il t’a sauvé
la vie. »
Aizalyasni sursauta : comment pouvait-elle savoir tout
ça? C’était à Singapour, quatre ans auparavant… Elle n’en avait jamais parlé à
personne.
« Tu serais morte à sa naissance, et lui aussi. »
Aizalyasni ne pleurait plus : elle était carrément
béate d’entendre ces révélations de la bouche d’une étrangère, des révélations
susceptibles de lui faire réviser la totalité de son rapport à la vie et à
elle-même. La sorcière lui caressa la joue avec un sourire encore triste.
« Va. Ne dis à personne de ce que j’ai fait aujourd’hui. »
Elle recula en résistant à l’envie de se prosterner. Elle
toucha plutôt son cœur du bout des doigts en prononçant un merci muet. La sorcière avait retrouvé sa posture sévère.
Bass l’attendait à l’écart, un grand sourire satisfait au
visage. Il ouvrit la bouche mais Aizalyasni le coupa. « Dis rien. Juste…
Rien. S’il te plaît. »
dimanche 12 juin 2011
Le Noeud Gordien, épisode 174: Victoire!
En un instant, tout était fini : Gordon et Avramopoulos
s’écroulèrent dans le cercle maintenant déchargé de son pouvoir. Il leur fallut
une seconde avant de réaliser où — et qui
— ils étaient, en proie à la confusion qui suivait toujours la fin de la Joute.
Lorsqu’ils le comprirent, ils échangèrent une étreinte en réprimant leurs
sanglots.
C’était le tour de Joute le plus prenant de leur engagement –
facilement l’un des plus intenses que Gordon ait vécu à ce jour.
Pour Hoshmand et Espinosa, tout avait été bouclé en quelques
secondes, mais de leur point de vue, c’était toute autre chose… Cette fois, ils
s’étaient retrouvés mêlés à une intrigue shakespearienne, leur identité effacée
derrière des personnalités manichéennes. L’affrontement avait duré quelques
semaines, mais chose rare, leurs personnages venaient avec des souvenirs étalés
sur plusieurs années; ces souvenirs venaient nourrir leur antagonisme… tout en
faisant apparaître leur Joute aussi longue qu’une vie.
Pendant ce temps, « Gordon » et « Avramopoulos »
étaient relégués à l’arrière-scène de leur conscience pendant que les
personnages en occupaient le centre; le processus s’inversait maintenant, alors
que la réalité usuelle reprenait le dessus. Les détails de leur affrontement
devenaient plus flous et distants; les émotions intenses et la confusion s’estompaient
déjà, comme au réveil après une nuit de rêves fiévreux.
Un détail demeurait toutefois : Gordon sourit en
réalisant qu’il venait de gagner son troisième affrontement consécutif.
« Awwwwww nuts »,
laissa tomber Hoshmand en comprenant qui sortait vainqueur. Il aurait donc à
relever le défi de Gordon.
« Qu’est-ce que ce sera? », demanda Avramopoulos
en essuyant ses larmes du revers de la main. Gordon fit mine de réfléchir,
quoiqu’il ait su depuis longtemps ce qu’il demanderait.
« Je veux le repeuplement du Centre-Sud. » Hoshmand
grogna. Il aurait à lutter contre l’effet répulsif du Cercle de Harré qui avait
contribué à l’état actuel du quartier.
« Tu avances ton pion? » Avramopoulos répondit par
l’affirmative. Il avait nommé Guido Fusco au début du deuxième tour, s’attendant
peut-être à ce que Gordon le défie à son tour dans quelque affaire relative au
crime organisé. Mais l’influence de Fusco ne se limitait pas au monde interlope;
Avramopoulos pouvait se réjouir de son choix.
Gordon s’en réjouissait pareillement : il avait choisi
ce défi dans l’espoir que ses adversaires le réussissent.
La Joute jouée, Avramopoulos et Hoshmand quittèrent l’église,
laissant à Gordon et Espinosa le soin d’effacer le cercle de Joute.
« Comment penses-tu qu’ils vont s’y prendre? »,
demanda Gordon pendant qu’ils nettoyaient.
« Je dirais : en passant par les promoteurs
immobiliers du Centre, certainement. Fusco a beaucoup d’amis…
— Oui. Et la mairie?
— Ils ne pourront pas aller loin sans appuis officiels. »
Espinosa continua d’un ton subtilement différent : « Vu que Lytvyn a
mis le grappin sur Mélanie Tremblay, on peut s’attendre à ce qu’elle soit
impliquée…
— Ils ignorent que nous le savons; c’est aussi possible qu’ils
nous réservent la surprise pour un coup plus important…
— Possible. Dans tous les cas, nous allons le voir venir… »
Ils frottèrent en silence pendant un moment, puis Gordon dit :
« L’idée d’utiliser un chaton comme antenne de surveillance est carrément
brillante…
— Le procédé a été inventé par Hoshmand, pas moi »,
répondit Espinosa d’un ton sec.
« Quand même, il a été utilisé à point! Surtout
considérant que la préparation d’un procédé semi-permanent focalisé sur un être
vivant a dû prendre des semaines, voire des mois… »
Espinosa haussa les épaules en rougissant légèrement. Sa
réaction confirmait l’intuition de Gordon: le petit chaton blanc avait été
préparé à l’intention de Félicia Lytvyn. Surveiller son étudiant était pratique
courante. Mais Félicia avait été sa petite amie… Gordon ne pouvait pas la
blâmer d’être passée au camp adverse après qu’elle eût découvert son hypocrisie.
Il pouvait toutefois blâmer Espinosa de lui avoir fourni les raisons de le
faire.
La maladresse d’Espinosa avait compliqué l’exécution du plan
final de Gordon… compliqué, mais pas compromis. L’univers semblait conspirer
pour lui fournir les éléments nécessaires à son accomplissement… Il se
rapprochait de plus en plus du moment où il pourrait nouer les ficelles qu’il
tirait pour compléter l’objectif secret de son Nœud…
Félicia Lytvyn détenait l’une des clés qui rendrait son plan
possible. Eleftherios Avramopoulos en détenait peut-être une autre – pour peu
que l’hypothèse de Gordon quant à la nature de son processus de jouvence soit
correcte. Édouard Gauss pourrait très bien devenir l’amorce qui permettrait à
Gordon de lancer la mise en œuvre de son plan…
Il ne lui resterait alors qu’à tirer profit de la vraie nature
du composite O.
dimanche 5 juin 2011
Le Noeud Gordien, épisode 173: Le vent semé
Ce que Félicia croyait être l’entièreté de la chambre
secrète de Kuhn – déjà impressionnante par son envergure – ne s’avérait qu’une
infime section de son domaine scellé.
Après qu’il eut bu son thé, Kuhn amena son invitée voir le
jardin potager ainsi que les étables où il élevait une quinzaine de moutons
dont une poignée d’agneaux de l’année. Il lui présenta ensuite sa bibliothèque
colossale, remplie d’ouvrages souvent centenaires. Kuhn ne semblait manquer de
rien; une aile était même aménagée comme un bain turc – son domaine jouissait
apparemment de l’apport d’eau de sources thermales.
Le vieil homme était peut-être prisonnier de ses craintes
irrationnelles, mais la cage était dorée.
Il présenta à Félicia la pièce la plus impressionnante en
dernier. Il la désigna comme la salle des
archives, quoique Félicia n’y vit qu’une large grotte en forme de dôme,
décorée seulement d’une fontaine en son centre.
« Je ne comprends pas… Pourquoi est-ce la salle des
archives?
— Regarde mieux, ma belle enfant… Respire un peu, laisse-toi
toucher par le calme de l’endroit… »
Elle fit comme il le suggérait; en quelques instants, elle
trouva avec plaisir la sérénité intérieure de l’état d’acuité.
« Regarde encore… »
Elle ouvrit les yeux pour remarquer une série de détails
qui, jusque-là, lui avaient échappés. Il s’agissait de marques subtiles
éparpillées sur une section du dôme… Ni des dessins, ni des lettres – pas même
des symboles à proprement parler. C’était comme si les formes apparemment
naturelles de la grotte devenaient… lisibles
sous le regard de l’acuité.
Elle tressaillit de surprise en discernant le sens des
informations cachées en filigrane de la formation rocheuse. La moitié de la
salle des archives était tapissée d’instructions pour des exercices méditatifs
ou purificatoires, mais plus important encore, pour une variété de procédés.
Félicia en reconnut quelques-uns du premier coup d’œil, éparpillés parmi
d’autres beaucoup plus complexes que ceux qu’elle connaissait… Une encyclopédie
de leur art se trouvait consignée sur ces murs.
« Mais… Que les
écrits ne restent pas… »
Kuhn hocha tristement la tête. « Les principes de la
grande trêve ont toujours visé le juste milieu entre préserver nos secrets pour
les transmettre, et paradoxalement, interdire une diffusion à grande échelle
qui nous affaiblirait tous… Mais au siècle dernier, il s’en est fallu de peu
que toutes nos connaissances soient perdues… Combien de temps avant que les
hommes reconstruisent la sagesse et les savoirs que nous avons arrachés aux
ténèbres de l’ignorance au cours des siècles? Éviter cette triste
possibilité : voici l’œuvre de ma vie.
— Mais… Tout le monde dit tout le temps que c’est
strictement interdit d’écrire quoi que ce soit, pas même en le codant ou en le
dissimulant… Lorsque j’utilise un procédé avec de l’écriture, je prends de la
craie, j’efface tout avant de quitter la pièce et je dois recommencer à chaque
fois…
— Oui, et il importe que tu continues de le faire.
— Mais… ça? »,
fit-elle en désignant la chambre.
Kuhn fit un sourire paternaliste. « Toi qui es une
praticienne, et de talent si j’en crois ce qu’on me dit, tu n’as pas réussi à
voir tout de suite les secrets que j’ai inscrit sur les murs… Que peut en tirer
un non-initié? »
Des archives visibles seulement par ceux ayant développé ce
qui leur donnait le droit de les consulter. L’idée était géniale : ce
système ne présentait aucune des faiblesses de l’écriture normale. Même si un
curieux décodait éventuellement le manuscrit de Voynich, sa compréhension de
leur langue secrète ne l’aiderait nullement à percer la salle des archives.
Ils observèrent la voûte pendant un long moment silencieux.
Un débat rageait toutefois dans la tête de Félicia. Elle agit à la seconde où
elle prit sa décision : elle descella sa combinaison Hazmat. Kuhn n’avait
pas encore compris sa manœuvre qu’elle avait déjà enlevé son casque.
« Malheureuse! Tu veux donc me condamner!
— Vous verrez bien
que non », dit-elle avec un sourire condescendant.
« Pourquoi as-tu fait cela? » Kuhn était
catastrophé, pâle et frissonnant. Il reculait comme s’il se trouvait face à
quelque prédateur.
« J’ai l’intention de passer un moment ici »,
dit-elle simplement. « Et pas question que je reste dans un scaphandre
tout ce temps-là! »
Kuhn allait protester, mais elle le coupa. « Je suis
consciente que je ne peux pas aller et venir comme ça. Vous aurez bientôt la
preuve que je ne suis pas infectée ou contagieuse; tant que je reste de ce
côté, les choses ne changeront pas. N’est-ce pas?
— Quel autre choix ai-je? Tu aurais dû m’en parler plutôt
que me confronter au fait accompli… »
Félicia battit des cils d’un air coquin. « J’ai entendu
dire qu’il est plus facile d’obtenir le pardon que la permission… »
Kuhn poussa un long soupir.
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