C’était jour de fête
pour la pègre de la Petite-Méditerranée : les noix de coco étaient arrivées à bon port et la distribution du
matériel allait à bon train. Au café Buzzetta, cela signifiait une journée
encore plus active qu’à l’accoutumée. En fin d’après-midi, le bourdonnement
incessant diminua quelque peu. C’est à ce moment que le café reçut une visite
inattendue.
« Je te rappelle,
quelqu’un vient d’arriver », dit Pappas en raccrochant sans laisser le
temps à son interlocuteur de répondre. « Marco Kotzias. J’en crois pas mes
yeux! » Il alla l’étreindre.
« Salut, Pops. Je
t’ai manqué?
— Tu parles! Allez,
allez, assieds-toi. Roberto! Un café pour notre ami. Filtre, deux laits deux
crèmes?
— Tu me
connais! »
Pendant que Marco attendait
son café, plusieurs hommes passèrent pour lui serrer la main, lui donner une
tape dans le dos, échanger quelques paroles…
Une fois qu’ils furent
seuls à table, Pappas dit : « Y’en a qui disaient que tu étais mort.
— Y’en a qui disent
n’importe quoi…
— Ça fait longtemps
que tu es…
— Nah, c’est tout
récent. Ma famille ne le sait même pas.
— J’ai entendu dire
que ta sœur l’avait mal pris…
Marco haussa les
épaules. « C’est rien. Imagine si j’étais mort…
— Comment vont Bruno
et Luigi?
— Paraît qu’ils
dorment encore. J’ai dû être plus chanceux qu’eux. Mais entre toi et moi, hein,
tu sais, ces Italiens… Ils ont de l’eau dans les veines. Ils ne sont pas
solides comme nous autres!
— Ça, c’est bien vrai! »
Roberto déposa son café devant Marco et retourna derrière son bar. « Alors,
qu’est-ce qui s’est passé avec vous autres? Grecs ou Italiens, on ne tombe pas
dans le coma comme ça, en se promenant… »
Marco devint sérieux.
Il lança un regard à la ronde, comme s’il se méfiait des oreilles indiscrètes. « Je
préfère ne pas en parler…
— Allez, Marco! Ne me
fais pas de manières. On est en famille, ici…
— Je t’ai toujours
fait confiance, Pops, tu le sais. Mais ça… » Le regard de Marco devint
vague, comme si le souvenir de quelque horreur avait dévié le cours de sa
pensée.
Des rumeurs couraient
depuis quelque temps dans le clan Fusco. On disait les gars de Beppe Cipriani s’en sont pris à une sorcière. Ils ont couru après… Pappas croyait qu’en
une sorte de magie : celle qui découlait des liasses de billets, des guns,
à la rigueur des noix de coco. Il n’était pas le genre d’homme à se laisser
influencer par des histoires de bonnes femmes. Pourtant, celle-là lui foutait
la trouille. Elle remuait une fibre superstitieuse enfouie profondément.
« As-tu entendu
parler de la frappe contre la cour à scrap d’Abel Laganà? »
Pappas se redressa sur
sa chaise. Bien sûr qu’il en avait entendu parler : cette histoire, tout
le monde dans la Petite-Méditerranée la connaissait, sans que personne n’ait pu
l’expliquer. Abel et ses hommes étaient de bons soldats, le genre qui ne recule
devant rien, pas même les jobs les plus salissantes. Pappas s’inquiétait de l’absence
de réaction des hauts dirigeants. En fait, il craignait que ce silence
dissimule une discorde en haut lieu – la première depuis que M. Fusco s’était
débarrassé de Lorenzo Rana.
Marco s’avança pour
murmurer à son oreille. « Franchement… Laisser on-sait-pas-qui tuer toute
une cellule de nos hommes sans réagir… En plus de ce qui nous est arrivé… Tu ne
trouves pas ça louche que personne n’ait payé? Fuck, Pops, on ne saurait même
pas à qui on devrait s’en prendre! » Marco prit une longue gorgée de café.
Un homme voulut s’approcher de la table; il suffit que Pappas lui fasse les
gros yeux pour qu’il retourne au bar et attende son tour. « Ce que je vais
te dire là, ça reste entre nous autres, hein Pops?
— Promis, mon gars.
— Je pense que ce qui
m’est arrivé, et ce qui est arrivé à Abel et ses gars… C’est relié.
— Qu’est-ce que tu
veux dire?
— Y’a une pomme
pourrie dans le panier. Quelqu’un proche de M. Fusco, qui essaie de grimper
jusqu’au top. Quelqu’un d’assez
prudent pour ne pas laisser de traces. »
Que Marco dise à voix
haute ce qu’il craignait en son for intérieur lui donna froid dans le dos. « Mais
pourquoi Abel? Pourquoi tes chums et
toi?
— Parce qu’on est
loyaux. » Il baissa encore le ton d’un cran. « Je pense que quelqu’un
prépare un move. Un gros, gros move. Et que chaque soldat loyal que M.
Fusco perd, ça va en être un de moins dans le chemin le moment venu.
— Ça ne nous dit pas
qui est en cause… » Fusco était entouré de gens compétents, de fins
stratèges. Cigonlani? Gaccione? Xanthopoulos? Aucun d’eux ne semblait constituer
une piste crédible. Cependant, si l’un d’eux nourrissait des ambitions
secrètes, il allait bien entendu cacher son jeu jusqu’au dernier moment… Le
moment de frapper dur.
« C’est pour ça
que je suis venu te voir en premier. Si quelqu’un peut y voir clair, c’est bien
toi… »
Pappas hocha lentement
la tête. Marco avait raison, même si cela le mettait dans une position
délicate… « Reviens me voir dans trois jours, dit-il. Et surtout, n’en
parle à personne d’autre. »
Marco lui serra la
main. « Merci, Pops. Je savais que tu étais la meilleure personne à qui
parler. »
Pappas ne pouvait pas
offrir de simples soupçons à M. Fusco. Il allait devoir jouer de prudence, sans
quoi l’ennemi mystère lui réserverait sans doute le même sort qu’au pauvre Abel…
Mais ne rien faire n’était tout simplement pas une option.
Pendant tout le reste
de la journée, Pappas reçut chaque visiteur en se questionnant sur ses loyautés
réelles. Les inquiétudes du garçon avaient décidément nourri les siennes…