Lorsque Tricane
l’avait initié, Tobin avait vite réalisé que la méditation n’était pas pour
lui.
Pourtant, l’activité
était basée sur un principe si élémentaire, si évident, qu’il apparaissait
presque dérisoire. Trouver l’immobilité. Respirer. Faire le vide.
On aurait pu croire
qu’il suffisait d’essayer pour réussir, mais pour Karl, c’était plus difficile
que tout. Une part de lui refusait simplement de lâcher prise. Sa voix
intérieure ne voulait jamais se taire, commentant l’activité, son ridicule, sa
difficulté à chaque seconde.
J’suis supposé faire quoi, là?
Je dois avoir l’air d’un con, assis en faisant semblant de méditer.
C’est aujourd’hui que le paiement d’Untel est dû. Va falloir passer à
la quincaillerie. Celui-là, faut le garder à l’œil…
Respirer, respirer, je veux bien… Mais je respirais déjà, t’sais.
Wow! J’ai réussi à ne pas penser. Fuck, est-ce que ça, c’est une pensée?
Est-ce que j’ai le droit de me gratter, si ça pique? Bon, je vais le
faire, sans ça, je ne réussirai pas à me concentrer certain.
Est-ce que ça va durer encore longtemps? Ça doit faire au moins trois
heures. Si j’ouvre l’œil, je vais pouvoir voir l’horloge. Ça fait juste dix
minutes? Quoi! Dix minutes! Fuuuuck!
Me semble que ce serait bon, un burger…
…Et ainsi de suite,
sans cesse, sans même en arriver à ralentir le flot de ces pensées malvenues.
Il avait persévéré
néanmoins : il avait promis à Tricane qu’il ne douterait plus, après
qu’elle ait réparé sa jambe. Même s’il avait l’impression que tout cela ne
rimait à rien…
Daniel Olson avait
repris le flambeau là où Tricane l’avait laissé. Ils s’étaient rencontrés deux fois
à ce jour. Lors de la première rencontre, il lui avait donné une série
d’exercices méditatifs à effectuer à tous les jours, aussi longtemps que tu peux tenir. Il l’avait accompagné pendant
une demi-heure, après quoi il l’avait laissé continuer par lui-même. C’est à ce
moment qu’il avait découvert une aisance qu’il n’avait guère soupçonnée. La
Trinité l’avait transformé; il était désormais capable de méditer.
Satisfait par sa
progression, Olson lui donna d’autres exercices durant la séance suivante, de
visualisation cette fois. Ils avaient pour but de lui permettre d’ouvrir ce que
le Maître appelait son espace intérieur.
Une fois le vide créé, il devait profiter de la distance prise face à lui-même
pour observer sa psyché comme une série de lieux meublés par ses expériences,
ses sentiments, ses désirs… Et ainsi être mieux en mesure de les comprendre et les
maîtriser.
Ses premiers essais, à
l’Agora, ne furent pas très féconds... Mais de retour au Terminus – et dans la
Trinité –, baignant dans l’énergie radiesthésique, il découvrit que l’idée d’espace intérieur n’était pas qu’une
métaphore.
Au prix d’un certain
effort, il put entrevoir l’architecture de sa psyché. Le regard de Timothée lui
permit de voir plus clair en fournissant les concepts nécessaires… Il comprit
alors pourquoi les autres l’avaient jugé incomplet
à son retour. Il fut capable de discerner son identité, sa personnalité,
ses souvenirs récents… Mais rien d’autre. Il n’était qu’une façade autour d’un
grand vide. La découverte le troubla… Comment pouvait-il affirmer être Karl
Tobin, malgré cette absence?
Il fit une autre
découverte surprenante. Dans un recoin de son espace mental, il découvrit une
zone qui avait jadis appartenu à Marco Kotzias, le propriétaire originel de son
corps. Il ne restait de lui qu’un agglomérat de souvenirs auquel Tobin put
accéder.
Le simple fait de l’effleurer
ramena à l’avant-plan la mémoire la plus marquante de sa vie : sa première
relation sexuelle. Un Marco adolescent avait saoulé et drogué une fille de son
école, pour mieux lui sauter dessus lorsqu’ils s’étaient enfin trouvés seuls. Il
l’avait baisée durement pendant qu’elle tentait de le repousser. Ses coups sans
force n’avaient pas découragé le garçon. Elle avait fini par céder, fermer les
yeux et se laisser faire; Il avait joui lorsqu’elle s’était mise à sangloter.
Marco Kotzias avait
été un obsédé, un violeur, un dérangé. Tobin creusa au-delà de ce souvenir
troublant; il découvrit qu’il pouvait accéder à volonté à tous les autres.
Les Trois détenaient
désormais un nouvel atout : en sachant ce que Marco avait su, il pourrait
se faire passer pour lui sans craindre de faux pas.
La première
prospection de Martin leur avait révélé l’existence d’une fissure entre certains
groupes de la Petite-Méditerranée. Il ne restait plus qu’à aller l’élargir et
la transformer en cassure…
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