dimanche 26 octobre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 343 : Drainer le Cercle, 1re partie

Le téléphone d’Édouard sonna.
Depuis qu’il avait quitté CitéMédia, ses dossiers et ses enquêtes, il ne recevait plus d’appels que de Geneviève et de Claude, les deux irréductibles de son entourage à préférer la voix à l’écrit. Cette fois-ci, l’afficheur indiquait numéro inconnu. Il ne reconnut pas la voix qui lui dit : « Édouard? 
— Qui parle?
— Polkinghorne. Rejoins-nous au 5450, boulevard La Rochelle. Maintenant. »
Le cœur d’Édouard s’emballa… Le ton sec de la convocation pouvait augurer le pire. Pris d’une fébrilité qu’il peinait à contenir, il fit les cent pas dans son petit appartement en jonglant avec les tenants et les aboutissants de sa situation présente. Il était toutefois trop préoccupé pour pouvoir penser clairement. Et il devait y arriver. Ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid…
Il laissa son esprit effarouché glisser vers les chemins désormais familiers de la méditation. Sa respiration s’approfondit et son cœur retrouva son rythme habituel en quelques minutes à peine.
Une fois suffisamment rasséréné, il demeura dans la même posture jusqu'à ce que sa réflexion soit complétée.
Il alla s’asseoir devant l’ordinateur et démarra la webcam en mode enregistrement. « Nous sommes le vingt-quatre février. Je viens de recevoir une convocation et je crains ce que cela peut signifier. Pour commencer, plutôt que Hoshmand, c’est Polkinghorne qui m’a appelé. C’est une première. Ça fait tout de même un moment qu’Avramopoulos et ses hommes me laissent tranquilles… Ils croient sans doute que je continue à travailler compulsivement. Et là, bang! Est-ce que ça veut dire qu’Avramopoulos a découvert quelque chose? Ma collaboration secrète avec Gordon? Pire encore : le dossier que je suis en train de monter pour prouver l’existence de la magie? Au cas où quelqu’un modifiait mes souvenirs, je préfère enregistrer ceci. Alexandre, je compte sur toi pour faire le suivi. Je pars pour le 5450, boulevard La Rochelle. Et non, je ne sais pas pourquoi on me fait venir dans l’Ouest plutôt qu’aux endroits habituels. »
Il hésita un instant, mais il ne trouva rien de mieux à dire pour conclure son message. Il encrypta le fichier et l’envoya à Alexandre, après quoi il enfila son manteau et se rendit à sa voiture.
Le temps était plutôt frisquet… Mais encore au-dessus des normes saisonnières. Les spécialistes disaient déjà que cet hiver serait le plus chaud enregistré dans l’histoire de La Cité.
En conduisant vers l’Ouest, Édouard prit un instant pour détecter la position d’Ozzy… Fidèle à son habitude, la corneille se trouvait quelque part au sud. Tant mieux : Édouard préférait que son familier garde ses distances des autres initiés. S’ils voulaient le châtier pour quelque raison, ils ne pourraient pas s’en prendre à Ozzy.
L’adresse que lui avait donnée Polkinghorne correspondait à un édifice à bureaux de cinq étages. Une grande bannière signalait que l’espace était à louer; une autre indiquait que l’édifice serait livré en novembre dernier, ce qui laissait croire que les promoteurs avait fait face à quelque retard ou imprévu… À moins qu’ils aient échoué à trouver preneur : rien n’indiquait que quiconque l’occupât.
Édouard monta les quelques marches qui le séparaient de l’entrée principale. Toutes les fenêtres du premier étaient placardées de feuilles de papier qui les recouvraient entièrement. Il tira la porte principale, mais elle ne bougea pas. Il frappa et attendit , mais il ne perçut aucune réaction à l’intérieur. Interloqué, il vérifia l’adresse – c’était la bonne –, puis, le front contre la vitre froide, les mains en cornet pour estomper les reflets, il tenta de discerner, dans le minuscule jour entre le papier et le cadre, si quelqu’un se trouvait de l’autre côté.
Il sursauta lorsque quelqu’un souleva un pan de papier juste devant lui.
L’homme, un inconnu, était plus jeune qu’Édouard. Ses cheveux châtains coiffés à la pommade lui donnaient un look plutôt vieillot. Il scruta Édouard de long en large, les sourcils froncés, avant de lui signaler un instant en levant un doigt. Il rabattit l’écran avant qu’Édouard n’ait pu réagir.
Édouard poireauta encore de longues minutes sur le seuil, jusqu’à devoir couvrir ses oreilles de ses mains pour les protéger du froid. La porte s’ouvrit enfin; un individu rejoignit Édouard sur le parvis. Le nouveau venu était assez habillé pour affronter la Sibérie : il portait un manteau de duvet, une tuque et des cache-oreilles. Une longue écharpe l’emmitouflait des épaules jusqu’au nez. Seuls ses yeux demeuraient découverts, mais c’était assez pour qu’Édouard en conclue qu’il s’agissait du même homme qu’il avait aperçu à l’intérieur.
« Oui? », demanda l’homme, circonspect.
« Je, hum, est-ce que je suis au bon endroit?
— Cela dépend de l’endroit où vous cherchez à vous trouver… » Il parlait avec drôle d’accent… Allemand, peut-être.
« Un… ami m’a demandé d’être ici. Mais j’ignore pourquoi, ou ce que je suis censé faire maintenant. »
L’homme plissa les yeux, encore plus méfiant qu’auparavant. « Alors, vous n’avez sans doute rien à faire ici. Bonne journée. » Il tourna le dos à Édouard.
« Quoi? C’est ridicule! Je ne serais pas ici si P… » Il s’arrêta. Il avait presque oublié qu’il était, en principe, toujours contraint au silence quant aux secrets des initiés. La compulsion sélectionnait automatiquement ce qui passait et ce qui était censuré, mais vu que Gordon l’avait levée, c’était à Édouard de décider… Et il pouvait se trahir en choisissant mal.
Pendant que l’homme se débattait avec un trousseau de clé, difficile à manipuler avec ses gants épais, Édouard lança : « Je suis un grand fan de Derek Virkkunen. Vous le connaissez? » L’homme figea. Comme une statue de glace, pensa Édouard. Malgré tous ses vêtements. « J’ai eu la chance de le rencontrer à quelques reprises. Avec son ami, Aleksi Korhonen. »
L’homme se retourna. Édouard qui lui tendit la main. « Je suis Édouard Gauss.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt? », répondit l’homme en lui donnant la sienne.
Cette réplique agaça Édouard au plus haut point. Il avait envie de lui crier qu’il aurait suffi qu’il le demande!
« Moi, c’est Arie. Arie Van Haecht », ajouta-t-il avec l’air important de celui qui s’attend à ce qu’on le reconnaisse.
Édouard lança un « Oh! » qui parut satisfaire l’égo du jeune homme. « Enchanté de faire votre connaissance. »
Arie retourna se débattre avec la serrure, puis il tira la porte et signala à Édouard de le suivre.
Édouard découvrit alors que l’édifice était loin d’être aussi désaffecté qu’il le paraissait de l’extérieur.

dimanche 19 octobre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 342 : Troisième roue

« You hou… Est-ce que ça va? Martin? »
Ce n’est que lorsqu’il entendit son nom que Martin réalisa qu’on s’adressait à lui. Il releva la tête. Il ne se souvenait pas d’un mot du témoignage de celui qui avait pris la parole. « Oui, oui, ça va », dit-il. « Tu peux continuer.
— J’avais fini », dit l’homme, un peu penaud. Il alla se rasseoir du côté de l’auditoire.
 « Je m’excuse », dit-il. « Je suis un peu distrait.
— Ouais », dit Chanelle, une femme entre deux âges qui fréquentait leur groupe de support depuis moins d’un mois, elle aussi assise au premier rang. « En fait, t’as l’air high… »
Malaise chez les anonymes.
Martin n’était pas sous influence. Il avait l’esprit – littéralement – ailleurs… Avec les deux autres auquel il demeurait lié.
Timothée et Aizalyasni étaient en train de faire l’amour, portés par une passion fondée sur une transparence absolue. Ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient au lit… Mais celle-ci n’était pas comme les autres.
Lorsque Martin était près d’eux, leurs trois esprits pensaient à l’unisson, en harmonie parfaite, sans qu’aucune frontière ou distinction ne les sépare. Leur intimité partagée rendait caduque toute notion de pudeur. Il ne s’agissait pas d’un simple partage de leur vécu, leurs désirs ou leurs secrets. Pour les trois, leur rapport n’avait rien qui n’ait besoin d’être expliqué ou débattu. Ils étaient un, point à la ligne.
En s’éloignant des autres, il découvrait que les choses redevenaient complexes. Déjà, avant de traverser le boulevard St-Martin, il avait cessé de pouvoir voir dans l’esprit des gens. Dans le Centre, il avait acquis la conviction qu’il lui serait désormais impossible de faire apparaître l’étincelle entre ses paumes. C’est à ce moment-là que son esprit avait recommencé à penser avec une mesure d’indépendance, tout en restant lié aux deux autres… C’est pourquoi leurs ébats étaient devenus troublants. Il était certes excité d’y assister comme ça, mais honteux aussi… Même s’il savait que Timothée et Aizalyasni, eux, n’y voyaient pas le moindre problème.
On aurait été distrait à moins…
« Regarde, encore! », continua Chanelle sur un ton réprobateur. « As-tu vu le sourire qu’il a dans la face? Pis je ne suis pas sûre que je l’aie vu cligner des yeux depuis le début de la réunion… »
Maurice ne cacha pas son outrage. « C’est pas ce que tu penses! Si Martin aurait…
— C’est correct, Maurice. En fait, elle n’a pas tort. » Tous ceux qui connaissaient Martin froncèrent les sourcils. Tout le monde pouvait rechuter, mais Martin? Après tout ce temps?
« En ce moment, je suis sous l’effet d’un nouvel antidépresseur », répondit-il.
Chanelle le scruta encore, loin d’être convaincue. « Lequel?
— Le meilleur de tous. L’amour. » Tout le monde accueillit la répartie avec un sourire, même Chanelle. Quelqu’un derrière Martin lui donna une tape sur l’épaule; deux ou trois personnes applaudirent. Martin n’aurait jamais offert cette réponse en temps normal. C’était la partie de lui – d’eux – qui était Tim qui la lui avait soufflée. Il se demanda pour la première fois si sa réunion d’anciens toxicomanes pouvait avoir l’effet réciproque, celui de détourner les tourtereaux de leur moment ensemble…
Martin donna la parole au participant suivant. Timothée et Aizalyasni jouirent simultanément au moment même où celui-ci commença son témoignage.
Une aura de bien-être, de tendresse sans fard ni filtre enroba Timothée et Aizalyasni, et Martin avec eux. Cette satisfaction par personne interposée offrait une nouvelle distraction. Il avait envie de les rejoindre et les étreindre, se fondre avec eux à nouveau, mais une part de lui n’était pas encore prête à relâcher son individualité retrouvée.
Il s’efforça donc de se concentrer sur le reste de la réunion. Comme c’était coutume, certains habitués restèrent à la fin pour papoter en finissant leur café.
Maurice l’aborda avec un clin d’œil. « En amour, hein? Tu ne nous avais pas dit ça… Comment elle s’appelle? »
Martin se contenta de lui faire un sourire mystérieux et d’esquiver la question. « On ne t’a pas vu souvent au Terminus ces derniers temps… »
Maurice sourit à son tour. « C’est parce que je me suis trouvé deux jobines… Elles ne sont pas super payantes, mais au moins, à c’t’heure, je mange plutôt que de me taper des pilules. J’ai presque fini de payer mes dettes à Tobin. Je vais pouvoir arrêter de me cacher… Est-ce que tu repars vers le Centre-Sud, là?
— Pas tout de suite. J’ai un petit creux. Faudrait que j’aille manger.
— Moi itou. Je connais une bonne place à hot dogs, pas loin, pas chère… Ça te tente-tu?
— Non… En fait, j’ai le goût de manger de la bouffe malaisienne. »
— Je n’ai jamais essayé ça…
— Moi non plus, en fait. Mais je sais que j’adore ça… »
L’expression perplexe de Maurice laissa penser qu’il avait peut-être rejoint Chanelle dans ses soupçons.

dimanche 12 octobre 2014

Le Nœud Gordien, Épisode 341 : Devoir agir, 2e partie

Mike Tobin se réveilla en sursaut. Il se sentait faible, très faible, comme s’il habitait désormais un corps au poids décuplé. Et nauséeux comme un ivrogne grippé.
Première constatation : il était nu, enveloppé dans un sac de couchage enterré sous une pile de couvertures malodorantes. Aucun doute là-dessus : il se trouvait au Terminus. Mais il n’avait pas la moindre idée de comment il s’était endormi là.
Il fut foudroyé par un éclair de douleur dès qu’il essaya de se redresser. Il tenta de rouler sur le côté, de se recroqueviller en réponse à l’agonie, mais le second mouvement fut aussi pénible que le premier. Il serra les dents, les larmes fuyant sur son visage, et attendit que la souffrance redevienne un simple inconfort.
Il lui fallut plusieurs minutes pour que la sensation cuisante disparaisse. Plutôt que risquer un nouveau mouvement brusque, il procéda graduellement… Il referma une main, remua un bras, puis roula une épaule. La douleur semblait circonscrite à son abdomen; il disposait au moins de la gouverne de ses membres.
Il tâta son ventre tout doucement. Ses précautions n’étaient pas vaines : il lui suffit d’effleurer une bosse de chair durcie qu’il trouva sur son ventre pour deviner que toute pression le renverrait en enfer. La texture de la bosse lui laissait croire qu’elle était formée de tissus cicatriciels.
Son esprit demeurait flottant dans la poisse de l’inconscience prolongée. Il tenta de retrouver le fil de ses derniers souvenirs, mais rien ne lui apparut, sinon des banalités qui ne lui apprirent rien.
Il essaya de parler, d’appeler quelqu’un, mais il ne réussit qu’à produire un grognement sans substance.
Après un long silencieux et immobile d’une durée indéterminable – il ne pouvait pas affirmer être resté éveillé tout ce temps –, il entendit le bruissement de pas non loin.
Il râla : « Allo? »
Quelqu’un vint s’asseoir à côté de lui. Il lui fallut un instant pour que l’image focalise sur le visage plaisant d’Aizalyasni.
Elle était mignonne, comme toujours – elle n’avait guère de compétition pour le titre de Miss Terminus –, mais quelque chose dans son attitude avait changé. Tobin s’était habitué à ses manières pleines de retenue et à son regard que d’aucuns pouvaient juger fuyant. Là, elle souriait de toutes ses dents; ses yeux pétillaient d’une énergie que Tobin n’avait aperçue que rarement… Le plus souvent, lorsque Rem flirtait avec elle…
Rem. Tobin venait de trouver un fil d’Ariane pour reconstruire ses derniers souvenirs… Son retard pour l’oraison. Les remontrances d’un Rem, excédé. L’incendie. La fusillade… Puis plus rien. Tobin s’activa, soucieux pour son complice, mais il réussit surtout à générer une nouvelle vague de douleur.
« Rem est vivant… ses blessures sont pires encore que les tiennes. », dit Aizalyasni, malgré que Tobin n’ait encore rien demandé. « Nous pensons qu’il va s’en sortir », ajouta-t-elle avec une grimace.
Pourquoi grimace-t-elle?
« Parce que j’étais en train de tomber en amour avec lui. Mais c’était avant que je le voie en-dedans… »
Ouais. Pas surprenant alors… Elle grimaça à nouveau. Oups! Je dois faire attention à ce que je pense. La la la la lère-euh… 
Aizalyasni lui sourit, une fois encore comme s’il s’était exprimé à voix haute. Son regard avait quelque chose d’intense, trop intense… Avait-elle cligné des yeux, ne serait-ce qu’une fois, depuis son arrivée?
Au prix de quelques efforts, Tobin réussit à articuler « Qu’est-ce qui s’est passé? 
— Un miracle », répondit la voix de Timothée. « Un véritable miracle.
Tobin tourna la tête, veillant à ne pas contracter les muscles de son torse, pour apercevoir Timothée et Martin qui s’approchaient. Le sourire d’Aizalyasni s’élargit encore.
Timothée s’assit à côté de Tobin, en face d’Aizalyasni; Martin, quant à lui, s’installa tout près de sa tête, dans l’axe de son corps. « Nous avons pris notre place », dit Timothée.
« Nous avons trouvé notre rôle », continua Martin.
« Lorsque Madame agit, elle risque de se perdre.
— Alors, elle nous a liés l’un à l’autre...
— Et nous avons agi à sa place. »
Ils continuèrent à parler chacun leur tour, en parfaite concordance, les uns finissant les idées commencées par un autre. Dans son étourdissement, Tobin perdit vite le fil de qui disait quoi.
« Aizalyasni a la puissance brute.
— Une naturelle…
— Martin a la discipline mentale…
— D’un ancien toxicomane…
— Sous contrôle depuis quinze ans.
— Sans parler de son ancienne carrière…
— Timothée est têtu comme une mule…
— Et plein d’admiration…
— D’amour pour les deux autres... »
Aizalyasni et Timothée se caressèrent la main au-dessus de Tobin. Tim et Aizalyasni?
« Nous avons réussi à tromper les assassins.
— Et à vous guérir, Rem et toi.
— Madame dit que c’était notre destin…
— Que nous sommes maintenant entiers.
— Nous sommes plus que la somme de nos parties.
— Nous sommes autre chose que Madame.
— Nous sommes uniques.
— Du jamais vu.
— Et nous, nous pouvons agir…
— Sans risque de se perdre. »
D’un commun accord, les trois prirent la même posture que durant les oraisons. Une étincelle apparut entre les paumes de chacun, sans le moindre délai. La lumière était chatoyante et douce, différente de celles qu’il avait vues auparavant.
« Qu’est-ce que… »
Tobin n’eut pas le temps de finir sa question. Il reçut l’imposition de six mains, et la sensation qu’il ressentit fut d’une intensité telle qu’il perdit à nouveau conscience en moins d’une seconde.

dimanche 5 octobre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 340 : Unité spéciale

L’entrée de Claude Sutton dans le quartier général de son unité spéciale eut l’effet d’un vent froid.
Ses hommes – et la femme parmi eux – étaient disposés autour d’une table carrée au centre de la pièce, à l’exception de Tessier qui se tenait debout à une extrémité. Celui-ci se glissa à sa place en affichant un visage innocent. Il était clair que l’arrivée du directeur avait coupé court à une gesticulation qu’il devinait très drôle, à voir les rires que Beaudet et Malenfant échouaient à cacher derrière une façade professionnelle.
Le lieutenant Caron, quant à lui, affichait une réaction opposée à celle des autres. Son visage cramoisi et son expression réprobatrice le confirmaient une fois de plus : le doyen de l’équipe prenait sur lui la honte des écarts de ses collègues. La rigidité de ses conceptions et son sens de l’honneur l’avaient tenu loin des magouilles qui avaient coûté leur job à presque tous ses collègues après l’arrivée au pouvoir de la mairesse Martuccelli. Ses vertus le servaient moins bien lorsqu’il devait côtoyer la nouvelle génération d’enquêteurs qui avait remplacé la sienne, des gens honnêtes, certes, mais peu rompus à un certain décorum dont Caron aimait se faire le défenseur.
La présence de Sutton avait suffi à les rappeler à l’ordre. Si son grade lui octroyait le double devoir de l’autorité et de la discipline, il excusait tout de même les pitreries de son équipe, pour peu qu’elles ne nuisent pas à leur travail. Après tout, à une certaine époque, il avait vécu lui aussi son lot de paris, de défis, d’inside jokes et de running gags, toutes ces choses promptes à jaillir dans les dortoirs, les casernes et les prisons, bref là où des gens évoluant en vase clos égayaient leurs journées avec les moyens du bord. Sutton jalousait un peu le sentiment de camaraderie qu’il avait perdu en accédant à des postes de direction… Mais c’était le prix à payer pour progresser dans sa carrière.
Sutton garda le silence juste assez longtemps pour que Tessier ait le temps de s’inquiéter – le directeur n’était nullement offusqué, mais sa réaction faisait partie du jeu de l’autorité –, puis il passa aux choses sérieuses. « Donc, vous avez du nouveau?
— Ouais », dit Caron en lissant sa moustache. Son visage avait repris sa couleur naturelle. « Les relations entre Mélanie Tremblay et Will Szasz se précisent. Ils ont été photographiés ensemble à trois occasions cette semaine seulement.
— Bien, bien… Est-ce que ça a brassé côté finances?
Business as usual », répondit Beaudet. « Mais je garde les yeux ouverts, vingt-quatre sept. Mon instinct me dit que quelque chose se prépare. »
Sutton hocha la tête. La division des opérations spécialisées avait été réticente à lui prêter leur experte en crimes financiers, mais le jeu en avait valu la chandelle : Valérie Beaudet était responsable de certaines des plus belles avancées depuis la création de l’unité spéciale. Si seulement elle avait été là durant l’enquête sur le maire Lacenaire… Ils auraient mis au jour toute sa culture de la corruption en un rien de temps.
« Mais ce n’est pas tout », ajouta Tessier, le chef des opérations de surveillance. La fierté de son ton augurait une excellente nouvelle. Il sortit une photo d’un dossier posé devant lui et la fit glisser jusqu’à Sutton. « Szasz et Tremblay ont rencontré ce bonhomme-là hier, dans l’Est… Les gars de la filature ont été vite sur leurs patins… Ils… »
Tessier continua à narrer comment ses hommes avaient sauté sur l’occasion pour en venir à croquer cette image, mais sa voix semblait provenir de loin, très loin…
C’était Gordon. L’homme de la photo d’Alexandre qui s’était révélé l’un des mystérieux magiciens sur lesquels Édouard enquêtait.
Au début de cette affaire, Alexandre avait mentionné l’avoir aperçu dans l’entourage de son père, au temps où il produisait de l’Orgasmik. Aucune autre piste n’avait toutefois indiqué un tel lien. L’intuition d’Alexandre avait été juste après tout?
Que ce Gordon trempe dans une société secrète occulte, c’était une chose. Qu’il fréquente les hautes sphères du crime organisé de La Cité, c’était une toute autre affaire. C’était son affaire.
Tessier toussota. « T’avais pas déjà dit que tu devrais une grosse faveur à celui qui te donnerait des informations sur lui?
— T’as une sacrée bonne mémoire, on va te donner ça », dit Sutton. « Mais oui, tu as raison. Maintenant, dis-moi tout ce que tu as appris sur lui. »