Les derniers jours avaient été longs
pour Gianfranco Espinosa. L’organisation criminelle qu’il dirigeait n’était
peut-être plus que le fantôme de ce qu’elle avait été avant la mort du vieil
homme, mais elle continuait de nécessiter son attention constante. Lev Lytvyn
s’était appuyé sur un Conseil Central loyal et efficace; Espinosa n’avait pour
sa part qu’une poignée d’alliés, souvent moins expérimentés qu’à la belle époque.
Fort heureusement, il ne dormait
plus; il se maintenait éveillé par un procédé de son cru, capable de maintenir
la fatigue à distance indéfiniment et assez bref à réaliser pour qu’il y gagne
au change. Il avait donc assez de temps pour faire son travail, poursuivre l’approfondissement
de l’acuité, et garder un œil sur les Seize.
S’il n’avait eu besoin que d’une
douche au terme de sa journée, il aurait peut-être opté pour une chambre
d’hôtel comme il tendait à faire ces jours-ci. Mais il devait avant tout changer
de vêtements; à cette heure, il ne pouvait pas acheter de quoi remplacer ceux
dans lesquels il venait de passer les dernières soixante heures – et maintenant
qu’il en avait fini avec toutes ses tâches, il n’avait pas envie d’attendre que
le jour se lève. Cette fois, il devait
passer chez lui.
Il était près de deux heures du
matin lorsqu’il arriva à son domicile, un immeuble de trois étages dans le
Centre-Est, heureusement loin de la zone recouverte par l’expansion du Cercle
de Harré. Il l’avait acquis peu après qu’il ait décidé de demeurer dans La
Cité.
Il nota que son invité n’avait pas réactivé le système d’alarme au retour de sa
routine quotidienne. Dieu sait depuis combien de temps l’édifice avait été
vulnérable… Cette négligence venait de lui coûter une bonne demi-journée
pendant laquelle il allait devoir s’assurer que personne n’en avait profité. Il
était nostalgique du temps où il y vivait seul. Même s’il savait que la
situation actuelle n’était que temporaire, elle n’était pas moins désagréable.
La cage d’escalier empestait la
fumée de cigarette. L’odeur détestable s’accentua jusqu’à exploser une fois au
troisième, la section où il avait aménagé ses appartements. Craignant le pire,
il entra pour découvrir l’espace encombré de vêtements sales, de bouteilles
vides et de toutes sortes d’emballages de nourriture prête-à-manger et de take-out.
Hoshmand, son « invité »,
était étendu de tout son long sur un sofa. Espinosa alluma les fluorescents;
une lumière blanche et crue vint illuminer chaque recoin de son loft. Hoshmand
grogna et fit un quart de tour pour enfouir son visage contre un coussin. Trois
bouteilles de bière gisaient au pied du meuble, l’une d’elle au milieu de son
contenu renversé.
Espinosa se prépara un espresso à la machine. Quoique
fonctionnel, son appareil était un peu vieillot… mais surtout, très bruyant.
Cette fois, Hoshmand ne put se soustraire au dérangement : il se réveilla
complètement. Il se redressa sur le sofa. « Hey. What’s up?
— Je vois que tu as fait ce que je
t’ai demandé », enchaîna Espinosa sur un ton sarcastique. Hoshmand se contenta
de répondre en haussant les sourcils avec une expression qui signifiait non, puis après? « Sérieusement,
Hoshmand. C’est simple, pourtant : sortir pour fumer et mettre tes
cochonneries dans un sac. C’est tout! »
Hoshmand lui tourna le dos pour se
rendre à la cuisine. Il tira une bière du frigo dont il engloutit les trois
quarts d’une traite avant d’émettre un rot sonore. « Engage une femme de
ménage!
— Je te l’ai dit : tu es la
troisième personne que je fais rentrer ici. Ever.
Je ne vais pas inviter des inconnus seulement pour m’empêcher de vivre dans une
porcherie.
— C’est ton choix.
— Non, c’est ton choix. Tu agis comme un enfant gâté.
— Pffff. T’es pire qu’une femme. Ramasse ta chambre », dit-il avec
une voix de fausset. « Arrête de
boire! Trouve-toi un job! »
Espinosa se sentait bouillir de plus
en plus derrière sa façade stoïque. Il était calme de nature, mais il était de
plus en plus clair que Hoshmand voulait le provoquer. Dire qu’il avait eu si
peur de cet homme durant ses premières années en tant qu’initié… Voilà que le
terrible Hoshmand n’était plus qu’une loque mollassonne. Il avait perdu ses
pouvoirs, le fruit des années de travail; c’était bien dommage pour lui.
Espinosa savait ce que c’était de
perdre quelque chose d’important, d’indispensable. Mails il avait su s’en
remettre…
« Pourquoi tu ne retournes pas
vivre avec Polkinghorne?
— Fuck Polkinghorne. Fuck
Avramopoulos. » Il ajouta ensuite : « Fuck you. »
Espinosa se jeta sur Hoshmand et le
plaqua contre le mur, l’avant-bras contre sa gorge. La charge l’avait relevé
contre le mur; il ne touchait le sol que par le bout des pieds.
« Lâche… moi… maintenant…
— Sinon quoi? » Il pressa
davantage contre sa gorge; la pression produisit un son désarticulé.
« Écoute-moi bien, mon p’tit bonhomme. Si je t’ai pris ici, c’est parce
que Gordon me l’a demandé comme une faveur. Une faveur. Je vais tenir ma part du marché. Et toi, tu vas agir comme
un invité. En échange, je vais te traiter comme un invité. Capisci? »
Hoshmand acquiesça avec un regard
noir. Espinosa le laissa aller, prêt à réagir en cas d’attaque, mais Hoshmand
se laissa glisser au pied du mur. « Je suis pathétique », dit-il.
« Tu es ce que tu veux
être », répondit Espinosa sans trop savoir pourquoi.
« Je veux être comme avant!
— As-tu essayé de tout reprendre du
début? Ça ne doit pas être aussi difficile maintenant que tu connais le chemin.
— Pas envie de tout refaire. Pas la
force.
— Pourquoi tu ne fais pas comme Gauss?
Il paraît qu’il progresse à une vitesse phénoménale grâce à sa compulsion. »
Hoshmand lui lança un regard
interloqué. « Oui. Peut-être.
— Je peux même m’occuper du procédé.
Si tu nettoies le loft. »
Hoshmand resta plongé dans ses
pensées pendant un long moment, après quoi il hocha la tête et se releva. « Où
sont les poubelles? »