dimanche 30 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 276 : Cohabitation

Les derniers jours avaient été longs pour Gianfranco Espinosa. L’organisation criminelle qu’il dirigeait n’était peut-être plus que le fantôme de ce qu’elle avait été avant la mort du vieil homme, mais elle continuait de nécessiter son attention constante. Lev Lytvyn s’était appuyé sur un Conseil Central loyal et efficace; Espinosa n’avait pour sa part qu’une poignée d’alliés, souvent moins expérimentés qu’à la belle époque.
Fort heureusement, il ne dormait plus; il se maintenait éveillé par un procédé de son cru, capable de maintenir la fatigue à distance indéfiniment et assez bref à réaliser pour qu’il y gagne au change. Il avait donc assez de temps pour faire son travail, poursuivre l’approfondissement de l’acuité, et garder un œil sur les Seize.
S’il n’avait eu besoin que d’une douche au terme de sa journée, il aurait peut-être opté pour une chambre d’hôtel comme il tendait à faire ces jours-ci. Mais il devait avant tout changer de vêtements; à cette heure, il ne pouvait pas acheter de quoi remplacer ceux dans lesquels il venait de passer les dernières soixante heures – et maintenant qu’il en avait fini avec toutes ses tâches, il n’avait pas envie d’attendre que le jour se lève. Cette fois, il devait passer chez lui.
Il était près de deux heures du matin lorsqu’il arriva à son domicile, un immeuble de trois étages dans le Centre-Est, heureusement loin de la zone recouverte par l’expansion du Cercle de Harré. Il l’avait acquis peu après qu’il ait décidé de demeurer dans La Cité.
Il nota que son invité n’avait pas réactivé le système d’alarme au retour de sa routine quotidienne. Dieu sait depuis combien de temps l’édifice avait été vulnérable… Cette négligence venait de lui coûter une bonne demi-journée pendant laquelle il allait devoir s’assurer que personne n’en avait profité. Il était nostalgique du temps où il y vivait seul. Même s’il savait que la situation actuelle n’était que temporaire, elle n’était pas moins désagréable.
La cage d’escalier empestait la fumée de cigarette. L’odeur détestable s’accentua jusqu’à exploser une fois au troisième, la section où il avait aménagé ses appartements. Craignant le pire, il entra pour découvrir l’espace encombré de vêtements sales, de bouteilles vides et de toutes sortes d’emballages de nourriture prête-à-manger et de take-out.
Hoshmand, son « invité », était étendu de tout son long sur un sofa. Espinosa alluma les fluorescents; une lumière blanche et crue vint illuminer chaque recoin de son loft. Hoshmand grogna et fit un quart de tour pour enfouir son visage contre un coussin. Trois bouteilles de bière gisaient au pied du meuble, l’une d’elle au milieu de son contenu renversé.
Espinosa se prépara un espresso à la machine. Quoique fonctionnel, son appareil était un peu vieillot… mais surtout, très bruyant. Cette fois, Hoshmand ne put se soustraire au dérangement : il se réveilla complètement. Il se redressa sur le sofa. « Hey. What’s up?
— Je vois que tu as fait ce que je t’ai demandé », enchaîna Espinosa sur un ton sarcastique. Hoshmand se contenta de répondre en haussant les sourcils avec une expression qui signifiait non, puis après? « Sérieusement, Hoshmand. C’est simple, pourtant : sortir pour fumer et mettre tes cochonneries dans un sac. C’est tout! »
Hoshmand lui tourna le dos pour se rendre à la cuisine. Il tira une bière du frigo dont il engloutit les trois quarts d’une traite avant d’émettre un rot sonore. « Engage une femme de ménage!
— Je te l’ai dit : tu es la troisième personne que je fais rentrer ici. Ever. Je ne vais pas inviter des inconnus seulement pour m’empêcher de vivre dans une porcherie.
— C’est ton choix.
— Non, c’est ton choix. Tu agis comme un enfant gâté. 
— Pffff. T’es pire qu’une femme. Ramasse ta chambre », dit-il avec une voix de fausset. « Arrête de boire! Trouve-toi un job! »
Espinosa se sentait bouillir de plus en plus derrière sa façade stoïque. Il était calme de nature, mais il était de plus en plus clair que Hoshmand voulait le provoquer. Dire qu’il avait eu si peur de cet homme durant ses premières années en tant qu’initié… Voilà que le terrible Hoshmand n’était plus qu’une loque mollassonne. Il avait perdu ses pouvoirs, le fruit des années de travail; c’était bien dommage pour lui.
Espinosa savait ce que c’était de perdre quelque chose d’important, d’indispensable. Mails il avait su s’en remettre…
« Pourquoi tu ne retournes pas vivre avec Polkinghorne?
— Fuck Polkinghorne. Fuck Avramopoulos. » Il ajouta ensuite : « Fuck you. »
Espinosa se jeta sur Hoshmand et le plaqua contre le mur, l’avant-bras contre sa gorge. La charge l’avait relevé contre le mur; il ne touchait le sol que par le bout des pieds.
« Lâche… moi… maintenant…
— Sinon quoi? » Il pressa davantage contre sa gorge; la pression produisit un son désarticulé. « Écoute-moi bien, mon p’tit bonhomme. Si je t’ai pris ici, c’est parce que Gordon me l’a demandé comme une faveur. Une faveur. Je vais tenir ma part du marché. Et toi, tu vas agir comme un invité. En échange, je vais te traiter comme un invité. Capisci? »
Hoshmand acquiesça avec un regard noir. Espinosa le laissa aller, prêt à réagir en cas d’attaque, mais Hoshmand se laissa glisser au pied du mur. « Je suis pathétique », dit-il.
« Tu es ce que tu veux être », répondit Espinosa sans trop savoir pourquoi.
« Je veux être comme avant!
— As-tu essayé de tout reprendre du début? Ça ne doit pas être aussi difficile maintenant que tu connais le chemin.
— Pas envie de tout refaire. Pas la force. 
— Pourquoi tu ne fais pas comme Gauss? Il paraît qu’il progresse à une vitesse phénoménale grâce à sa compulsion. »
Hoshmand lui lança un regard interloqué. « Oui. Peut-être. 
— Je peux même m’occuper du procédé. Si tu nettoies le loft. »

Hoshmand resta plongé dans ses pensées pendant un long moment, après quoi il hocha la tête et se releva. « Où sont les poubelles? »

dimanche 23 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 275 : Admissions

La maison de Lytvyn était plus grande que dans le souvenir du visiteur. L’écart était peut-être dû à l’effet des lampes braquées sur ses murs. Elles donnaient l’impression qu’un éclairage de scène venait du ciel pour l’illuminer; le contraste avec la pénombre environnante donnait une apparence féérique à la façade.
Il alla frapper trois petits coups secs à la porte principale. Lytvyn vint lui ouvrir. Elle était vêtue d’une simple camisole et d’un pantalon de yoga; ses mains souillées d’encre laissaient croire qu’elle était au milieu d’un entraînement plus mental que physique. Lorsqu’elle vit à qui elle avait affaire, elle eut une expression équivoque. Elle semblait se demander ce qu’elle avait pu faire de mal. « Gordon? 
— Bonjour, Lytvyn. Je peux entrer?
— Oui, oui, bien sûr…
— C’est… spacieux », dit-il une fois dans le hall.
« Ne regardez pas le ménage, je suis encore en train d’aménager.
— Ne t’en fais pas… Et tu peux me tutoyer », ajouta-t-il.
Elle acquiesça et le laissa examiner les environs sans rien dire. Gordon reconnaissait chez Lytvyn la même déférence teintée de méfiance que lui-même avait entretenue, plus jeune, à l’égard des Maîtres. Au moins, les traditions se transmettent, pensa-t-il en laissant un sourire toucher ses lèvres. Après un moment, Lytvyn brisa le silence. « Qu’est-ce qui me vaut l’honneur?
— Il est plus que temps que nous discutions, toi et moi », répondit-il vaguement, mais avec d’un ton chaleureux.
« Ici, lorsque quelqu’un nous dit il faut qu’on se parle, les nouvelles sont rarement bonnes », lança-t-elle.
Gordon s’esclaffa. « Non, non, pas de mauvaises nouvelles. »
Félicia parut enfin capable de considérer que Gordon n’était pas là pour lui taper sur les doigts. Elle lui montra le chemin de la salle de séjour. « Je vous… Je t’offre quelque chose à boire?
— As-tu du scotch?
— Hum, est-ce que du Jack Daniel’s pourrait faire?
— Ça ne sera rien pour moi, merci. » Le salon était meublé entièrement en neuf, mais sans aucune décoration – rien sur les murs, aucun bibelot, pas même de rideaux aux fenêtres.
Lytvyn s’assit, il resta debout. « J’ai entendu dire que tu avais vu l’impression de Harré en Suisse.
— C’est Mandeville qui vous l’a dit? » Voilà que le vous était déjà de retour.
« En fait, je crois bien que tous les Seize ont appris la nouvelle assez rapidement.
— Pourquoi personne ne m’en a parlé, alors?
— En résumé : parce que personne ne sait quoi en penser. Il y en a qui croient même que tu as inventé toute cette histoire. »
Lytvyn se croisa les bras avec une expression que Gordon avait déjà vue auparavant, lorsqu’Avramopoulos lui avait demandé de faire le thé durant leur récent concile. « C’est Avramopoulos qui croit cela, n’est-ce pas? »
Bingo, pensa Gordon en haussant les épaules. « Peu importe. Pour ma part, je suis enclin à penser que tu dis vrai. La question que je me pose se situe à un autre niveau : que faire de cette découverte?
— Mandeville m’a formellement interdit de faire quoi que ce soit », dit Félicia, pas moins renfrognée.
« Que ferais-tu, si tu avais notre aval? »
Lytvyn fut prise de court par la question. « Euh, depuis toujours, les impressions sont, comment dire, passives : elles ne font que répéter les mêmes gestes. Même depuis qu’elles se sont mises à me regarder, elles ne font que cela. Celle de Harré m’a clairement fait un clin d’œil… Pour commencer, j’essaierais d’obtenir d’autres réactions du genre. Comme ça, je saurais si j’ai réellement affaire à une impression, ou si c’est un autre genre de phénomène.
— Comme quoi?
— Je ne suis pas certaine. » Elle se redressa sur son fauteuil. Aux yeux de Gordon, c’était clair : elle avait une opinion qu’elle hésitait à partager.
Gordon lui offrit une ouverture : « Si cette impression réagit à ta présence, c’est peut-être plus qu’une impression. 
— Exactement! » dit-elle, soulagée d’être comprise. « Et si c’est plus qu’une impression… Peut-être qu’une partie de Harré existe toujours. Ça fait peur, mais en même temps, ça donne de l’espoir… Imagine si nous pouvions, oh, je ne sais pas, l’interroger? »
Gordon lança un regard perçant à Félicia. « As-tu déjà interrogé des impressions? »
La façon dont elle s’agita en rougissant fournissait déjà un indice; lorsqu’elle répondit « trois faveurs pour un secret? », elle confirma le soupçon.
Il continua sur le ton de la connivence. « Si c’était possible, si nous avions un moyen de l’interroger, nous pourrions sans doute mieux comprendre la nature de la metascharfsinn. Ce serait une avancée importante pour nous, sur tous les plans.
— À condition que ça ne nous rende pas aussi fous à notre tour. C’est aussi ça qui me fait peur. Je peux te poser une question?
— Que veux-tu savoir?
— Pourquoi es-tu venu me voir?
— Trois faveurs pour un secret… » Riant de l’expression interloquée de Lytvyn, il ajouta : « Je plaisante. Sérieusement, ça fait un moment que je m’intéresse à toi. Chaque chose que j’apprends à ton sujet m’impressionne de plus en plus. » Gordon alla regarder par la fenêtre, tournant le dos à Félicia. « Tu travailles avec Polkinghorne, je ne me trompe pas?
— Non, c’est juste.
— Que penses-tu de lui? En tant que maître, je veux dire.
— Il est bien », dit-elle avec un enthousiasme que Gordon jugea modéré. Il se retourna le temps de lui jeter un coup d’œil. Elle ressentit le besoin d’ajouter : « Non, vraiment.
— Hum. Tant mieux. Avec tout ton talent, je craignais que tu aies parfois l’impression de plafonner. » Même en lui tournant le dos, Gordon devinait qu’il avait piqué son intérêt. « J’ai offert son anneau à Espinosa. Cela signifie que sa place est à prendre… » Il se retourna vers elle. « Intéressée? »
Elle affectait une contenance réservée, mais Gordon n’était pas dupe : l’allégresse qu’elle tentait de ravaler transpirait de partout. « Je peux y penser? », demanda-t-elle, faussement ingénue. Elle avait beaucoup de talent, mais le bluff n’était pas sa spécialité.

« Tu as jusqu’à demain midi pour me dire oui. Nous pourrons ensuite nous pencher sur le mystère de l’impression de Harré. En attendant, je te souhaite une bonne réflexion. » Il se dirigea vers la porte d’un pas assuré. Elle allait se lever; il l’arrêta. « Pas besoin de te déranger : je connais le chemin. » 

dimanche 16 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 274 : Commandos, 7e partie

De plus en plus intrigués, Maude et Nico suivirent la file jusqu’au cœur du Terminus. La salle aux fenêtres peintes était assez grande pour qu’elle ne soit encore remplie qu’à moitié. Maude remarqua avec soulagement que Nico et elle n’étaient pas les seuls à ne pas connaître la mélodie. Elle était tout de même facile à reproduire; en peu de temps, Maude put se joindre au chœur, suivie de près par Nico.
Alors que les gens se positionnaient en cercle autour de la salle, Maude nota à quel point ils semblaient… contents. L’expression de plusieurs évoquait celle d’un spectateur de cinéma sortant souriant à la sortie d’un bon film, à la fois stimulé et détendu.
Maude suivit Nico lorsqu’il se positionna sur un point du cercle moins densément occupé, le meilleur endroit pour filmer. Ils étaient parmi les derniers à prendre place. Une partie de l’assistance s’écarta alors pour laisser passer le clochard-gentleman qui se rendit jusqu’au centre du cercle. Dès qu’il ouvrit la bouche, on cessa de fredonner. 
« Bonjour à tous, et paix sur vos âmes », dit-il. Son élocution trahissait une bonne éducation, et probablement une origine bourgeoise. « Je suis Timothée. 
— Timothée », chuchota Nico. Il s’était torturé depuis des jours à tenter de se souvenir du nom du clochard-gentleman. Maude soupçonna qu’il ne l’oublierait plus. Celui-ci continua son discours. « Pour ceux qui ne sont pas habitués, suivez les gens qui sont près de vous. Les autres, n’hésitez pas à aider les nouveaux. » Il fit une petite pause, pendant laquelle les gens regardèrent autour d’eux, peut-être pour tenter de voir qui les entouraient. La tension de Maude remonta d’un cran, mais elle réussit à sourire à ceux qui la regardaient. Nico, pour sa part, ne quitta pas Timothée du regard. Il tenait le sac contenant sa caméra cachée en-dessous du bras.
« Nous allons faire la routine cinquante fois », continua Timothée. « Après quoi le repas sera servi. Madame s’adressera à nous ensuite. » Maude se souvint que le bon samaritain avait mentionné cette Madame avant d’amener le malade jusqu’ici… La respiration de Nico s’accéléra : si Maude était curieuse de découvrir la nature de cette dame, il l’était décidément encore plus.
Sans autre préambule, Timothée se lança dans une sorte d’exercice qui n’aurait pas été dépareillé dans une classe de yoga. Il impliquait une séquence de mouvements précis au rythme de vocalisations désarticulées; après un moment, Maude comprit que celles-ci reprenaient à peu près la mélodie fredonnée auparavant. Pas peu interloquée, Maude suivit tant bien que mal ses voisins. Nico pour sa part s’était mis en mode réalisateur;  Il ne se souciait guère que de préserver l’angle de sa caméra pour saisir les meilleures images possibles. Au détour d’un mouvement qui les amenaient à se pencher sur le côté, Maude lui envoya un coup de poing sur la cuisse qui voulait dire Tu vas nous faire remarquer!
Nico sursauta; il parut sortir de sa transe cinématographique pour enfin suivre les mouvements des autres alentour, non sans avoir quand même posé la caméra de manière à tirer le maximum de sa position moins avantageuse.
C’est alors que Timothée dit : « Deux! » La routine devait avoir une quinzaine de mouvements ou de positions. À la cinquième répétition, Maude commençait à assez la connaître pour laisser plus de place à ses pensées sans cesser de suivre les autres.
Elle se sentait ridicule de gesticuler ainsi en marmonnant. Ils étaient venus jusqu’ici, pour quoi? Participer à un atelier communautaire de mise en forme? Mais quelque chose clochait dans ce scénario. L’exercice, passe encore, mais pourquoi enchaîner les portes et peindre les fenêtres? Pourquoi amener un malade grave ici?
Quelque part durant la vingt-septième répétition, Nico reprit sa caméra. Maude ne réagit pas, cette fois. Elle commençait à être lasse de cette routine. Certains joints de son corps, peu habitués à l’effort, même en douceur, commençaient à grincer leur fatigue. Elle n’était pas seule : des geignements s’élevaient fréquemment, et les mouvements d’une majorité devenait de plus en plus imprécis à mesure que les répétitions s’accumulaient.
Nico fit quelques pas à l’écart, à la recherche d’images différentes, mais cette fois, son déplacement fut remarqué. Timothée lui fit signe de regagner sa place d’un geste discret mais brusque auquel Nico obéit sans hésiter.
Ni lui ni Maude ne furent fâchés d’entendre Timothée annoncer la dernière répétition. À la fin, tout le monde se mit à applaudir et à siffler, sourire aux lèvres, avant de s’asseoir sur place et se remettre à discuter librement, sans doute heureux d’en être arrivé à la prochaine étape : le repas.
« Qu’est-ce qu’on vient de faire? », chuchota-t-elle à Nico.
« C’était du yoga. Ou quelque chose comme ça. » Maude lui mentionna les pensées qu’elle avait eues durant les exercices. Nico acquiesça. « C’est peut-être une sorte de secte », ajouta-t-il avec un sourire que Maude connaissait bien. Il voulait dire : Je suis sérieux à moins que tu trouves ça stupide; dans ce cas, je blaguais, bien sûr.
Timothée disparut un instant par la porte opposée à celle par laquelle ils étaient arrivés. Il revint en tenant un panier qu’il tendit aux gens de la première rangée. Chacun en sortit une sorte de sandwich fait dans un petit pain rond. Maude observa la distribution d’un œil d’abord désintéressé. Elle nota toutefois que Timothée continuait à servir les gens, encore et encore, sans jamais retourner remplir son panier.
« Tu as vu ça? », demanda Maude après qu’ils aient reçu leur pain.
« Oui », répondit Nico, la bouche pleine. « J’ai déjà vu un magicien sortir dix bouteilles d’un chapeau. C’est sûr qu’il a un truc. 
— Ça ne nous dit pas c’est quoi… » Maude voyait bien que dans ce contexte, plein de gens désœuvrés et sans éducation, la prestidigitation pouvait prendre des airs miraculeux… Particulièrement avec un habillage pseudo-spirituel.
Après que tout le monde eut reçu son pain, Timothée retourna à l’arrière-scène mais revint cette fois accompagné par l’homme musclé qui était resté à l’intérieur. Maude et Nico, qui l’observaient toujours attentivement, furent tétanisés de le voir pointer dans leur direction en échangeant quelques mots à l’oreille de l’homme. Après, les choses se bousculèrent : en cinq grandes foulées, il avait rejoint Nico. Il le saisit par le collet d’une main en lui arrachant son sac de l’autre. D’un coup d’œil, il trouva l’ouverture, pourtant discrète, par laquelle la caméra cachée filmait. Sans mot dire, il traîna sans ménagement en direction de la sortie un Nico pâle et haletant, paralysé comme un animal surpris par les phares d’une voiture. Maude n’était pas moins pétrifiée, mais c’était Nico seul qui était l’objet de cette éviction; en s’y opposant, elle se trahirait… Timothée les dépassa pour enlever les chaînes de la porte d’entrée; l’autre homme poussa Nico dehors.
Maude hésita pendant quelques secondes qui s’étirèrent trop longtemps.
Si je ne fais rien, ils peuvent tuer Nico.
Si tu fais quelque chose, répondit une voix distincte, quoiqu’également partie d’elle, ils peuvent te tuer.
Elle sursauta en entendant des sons étouffés venant de l’extérieur, des sons qu’elle ne pouvait identifier. À toute vitesse, elle examina sa bombonne de poivre de Cayenne jusqu’à ce qu’elle trouve cette foutue goupille – c’était évident, maintenant qu’elle savait quoi chercher. Elle la tira pour libérer le mécanisme et accourut à la suite de Nico, laissant derrière tous les autres qui regardaient en direction de la porte, intrigués mais sans volonté réelle d’intervenir. Timothée était revenu vers l’assemblée sans prendre la peine de remettre les chaînes en place. C’était au moins ça.
Elle ouvrit la porte d’un coup d’épaule et sortit en criant à pleins poumons.
Les trois hommes étrangers au Centre-Sud entouraient Nico. L’un d’eux montrait à un autre la caméra cachée qu’il avait tirée du sac. Le troisième tenait fermement Nico en place. Ils se tournèrent, incrédule, vers ce petit bout de femme qui fondait sur eux en hurlant. Maude les aspergea d’un trait continu; les trois reçurent son poivre en pleine tronche, celui qui tenait Nico à même les yeux. Son hurlement transformé en grondement, elle essaya d’arracher la caméra des mains du type. Celui-ci ne se contenta pas de tenir bon : il décrocha à l’aveuglette un coup de pied. Maude fut frappée au flanc; elle recula, chancelante. Elle avait été chanceuse : mieux visé, ce coup aurait pu l’étendre illico.
Nico avait été indirectement touché par le poivre; il toussait et peinait à ouvrir les yeux. « C’est moi », dit-elle en le tirant en avant. L’homme qui le tenait l’avait lâché, trop occupé à frotter ses yeux et à essuyer le mucus qui coulait à torrent de son nez. Nico se laissa faire; sans le lâcher, elle l’amena en trottant vers ce qu’elle croyait être le nord, désolée de laisser leur seconde caméra derrière, mais contente d’avoir soustrait Nico à ce qui semblait être sur le point de devenir un passage à tabac.
Sans matériel, sans renforts et derrière les lignes ennemies, il était grand temps pour le commando de battre en retraite. 

dimanche 9 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 273 : Commandos, 6e partie

Maude dut reconnaître la finesse de l’instinct de Nico : ils tenaient effectivement quelque chose.
Plusieurs personnes vinrent se joindre au bon samaritain et ses aides alors qu’ils s’enfonçaient dans le Centre-Sud, en direction opposée de toutes les cliniques et tous les hôpitaux de la ville. Trois coins de rue plus loin, l’ambulance humaine était entourée d’une véritable procession.
« Personne ne parle », souligna Nico. « Ou presque. » Ceux qui portaient le corps du malade échangeaient bien quelques mots pour se coordonner, mais aucune discussion n’avait cours entre les badauds qui les avaient rejoints. Leur silence accentuait encore celui du quartier, à peu près libre du tapage habituel de la ville, tous ces klaxons, moteurs, machines, sirènes…
Les images étaient puissantes… pour peu que la caméra réussisse à capter la scène aussi bien que l’œil de Maude.
Ils marchèrent ainsi pendant de longues minutes pendant lesquelles le groupe continua de grossir petit à petit. Maude remarqua que, même lorsque les gens qu’ils croisaient ne se joignaient pas à eux, ils échangeaient des salutations muettes, pleines de connivences, aux porteurs. Maude et Nico profitèrent de l’attroupement ambulant pour s’approcher et se fondre parmi eux.
La procession déboucha sur une grande piazza dont Maude n’aurait même pas soupçonné l’existence… Il s’agissait d’une aire ouverte entre une série d’édifices décrépits, mais qui avaient dû être sacrément chics à une autre époque. Au centre de la place trônait un bâtiment de construction plus récente, probablement l’un des derniers grands projets avant que le Centre-Sud ne devienne l’équivalent immobilier d’un cancer... C’était une gare désaffectée dont on avait peint toutes les fenêtres de l’intérieur. Des graffitis denses leur ajoutaient une deuxième couche opaque.
Maude remarqua une statue de bronze renversée de son piédestal devant l’entrée principale du Terminus. Celle-là, elle l’avait déjà vue quelque part… Sur des photos d’époque… « C’est le site de la vieille-gare », chuchota-t-elle à Nico lorsque le déclic se fit. La statue représentait Narcisse Hill, le fondateur de La Cité. Rongée par le vert-de-gris, effondrée aux pieds de son piédestal, elle était pour Maude une allégorie de la gloire déchue du plus vieux quartier de La Cité.
Deux hommes se détachèrent du groupe et allèrent cogner aux portes principales du Terminus. Elles s’ouvrirent après un bref délai.
« Il est là! », susurra Nico, soudainement excité.
« Qui? Qui est là?
— Le clochard gentleman… » Maude l’entrevit : c’est lui qui avait entrebâillé les portes – le jeune homme qui avait pris la parole durant la soirée-bénéfice de Cité Solidaire. Ici, il ne portait pas de complet, mais plutôt un t-shirt dont la couleur gris pâle paraissait davantage due à la saleté qu’à quelque teinture; ses cheveux étaient figés dans des mèches grasses qui trahissaient le long délai depuis sa dernière douche.
Comme s’ils obéissaient à des instructions que pourtant personne n’avait dites, le groupe qui s’était agglutiné aux porteurs s’arrêta à la l’entrée pendant que ces derniers la traversaient.
« Maintenant, tu veux savoir ce qui se passe là-dedans, hein? », dit Maude à Nico, amusée par sa moue boudeuse. Il ressemblait à un enfant à qui on refusait un achat qu’il sait pourtant être insensé.
« On va s’installer là », lança Nico en pointant un muret de l’autre côté de la place. Il s’agissait du dernier pan à peu près intact d’un édifice démoli. « On va attendre de voir la suite. »
Maude s’assit sur le sol après avoir inspecté sa surface – il n’y avait pas de souillure manifeste. La place était achalandée; ceux qui avaient suivi la procession représentaient à peine la moitié de leur nombre. Parmi eux se trouvaient de nombreuses femmes; le sang de Maude se glaça lorsqu’elle vit que l’une d’elle portait un bébé dans ses bras. Il ne devait pas être âgé de plus de trois ou quatre mois.
« L’ambiance est vraiment différente ici », dit Nico. « Sur St-Martin, c’était comme si on pouvait se faire sauter dessus n’importe quand…
— Lâche-moi avec les comme si : c’est exactement ça qui est arrivé!
— Tu sais ce que je veux dire », enchaîna Nico avec un mouvement impatient. « Là-bas, les gens sont comme des animaux, tous dans la même cage. Ça crie, ça jappe, ça attaque. Ici, c’est plutôt… Je ne sais pas…
— C’est comme un village », dit Maude en regardant autour d’elle. Ici et là, des groupes discutaient amicalement, comme s’ils s’étaient trouvés sur le parvis de l’église de la paroisse, quoiqu’en loques plutôt qu’endimanchés.
« Je t’ai déjà dit que j’étais née à Sainte-Blandine-Martyr? »
Nico lui jeta un regard incrédule. « Tes parents ont consciemment décidé de quitter le Sénégal pour aller s’installer dans ce trou, au beau milieu de nulle part?
— Tous les immigrants ne choisissent pas la grande ville », répondit-elle. « Et puis, ils n’avaient pas tort : si j’avais à élever une fille, je l’amènerais loin d’ici. » Elle jeta un regard à la mère et son bébé. « De La Cité, je veux dire. De la criminalité et de la violence. » Elle ne mentionna pas à Nico l’autre genre de violence avec laquelle elle avait dû composer, celle d’être l’anomalie dans une école quasiment entièrement blanche, francophone et catholique. Après sa graduation, elle avait été bien contente de venir faire sa vie dans un milieu plus cosmopolite.
« En tout cas, il y a quelque chose qui me rappelle mon village, dans leurs façons d’être, comment ils se parlent…
— C’est une communauté.
— Oui! C’est rare en ville…
— Je ne m’attendais certainement pas à ça, ici…
— Peut-être que les gens comme nous n’ont jamais pris la peine de dépasser la lisière du Centre-Sud… Quand on y pense, c’est normal que les bandits se tiennent près de la limite du quartier… Ici, on dirait qu’il n’y a pas d’argent, pas de drogue… Rien à gagner.
— Ouais, peut-être… Je ne sais pas. »
Peu importe les raisons profondes de ces ambiances distinctes, une chose était sûre : la tension qu’elle portait depuis qu’elle s’était fait tripoter avait baissé d’un cran, même si elle était loin d’être disparue. À propos… « Hey, tantôt, j’ai voulu me servir de mon poivre de Cayenne. Ça n’a pas marché…
— Avais-tu enlevé la goupille? »
Elle allait demander de quelle goupille il parlait, quand les portes du Terminus s’ouvrirent à nouveau. Le clochard-gentleman se trouvait encore derrière, accompagné de trois grands gars musclés qui ne devaient pas plus être résidents du Centre-Sud que Maude et Nico… mais eux, ils n’essayaient pas de le cacher. « C’est l’heure », cria le clochard-gentleman. À peu près tout le monde sur la place entra dans le Terminus d’un pas lent.
« Il ne manque plus que les cloches », dit Maude. Son analogie avec le perron de l’église n’était que plus frappante maintenant que les gens du village se massaient aux portes en colonnes informes, toujours en papotant. « On y va? »
Nico fit un sourire ravi, celui d’un petit garçon qui apprend que, finalement, ses parents vont lui donner ce qu’il désire, même si c’est insensé. Ils allèrent se greffer à la queue de la colonne. Deux des trois hommes musclés fermèrent les portes derrière eux pendant que le troisième posait des chaînes pour les sceller de l’intérieur.
Maude sursauta lorsqu’à peu près tout le monde se mit à fredonner un même air à l’unisson.

dimanche 2 juin 2013

Le Noeud Gordien, épisode 272 : Commandos, 5e partie

« Oublie ta caméra. Elle est perdue… »
Maude savait que Nico avait raison. Elle l’avait laissée derrière en s’enfuyant. L’urgence du moment l’avait rendu peu encline au décompte de ses possessions. Maintenant qu’elle était en relative sécurité, elle se sentait stupide et honteuse.
Elle ouvrit la bouche pour raconter à Nico que son poivre de Cayenne s’était avéré inutile au moment le plus crucial, mais elle se censura lorsqu’elle se souvint que la caméra enregistrait. Elle remit cette discussion à plus tard pour observer avec lui la scène qu’il tentait de saisir.
Maude estimait que le bon samaritain devait être dans la cinquantaine, tout en réalisant que les gens qui menaient ce genre de vie montraient souvent des signes prématurés de vieillissement. Sa barbe poivre et sel et ses mouvements assurés lui donnaient un air de philosophe d’agora postmoderne. Il offrait au monde un regard alerte, intelligent, qui le distinguait dans ce milieu où trop souvent on ne pouvait lire que le vide et le vague.
« Encore un… », dit un badaud à côté de Maude. Elle prêta l’oreille encore plus. « C’est une pandémie! »
Son voisin ricana. « On dit une épidémie
— Pandémie ça marche aussi! Ça veut dire la même chose.
— Ah ah! Pandémie. Tu ne sais pas de quoi tu parles!
— Je te le dis que ça existe! »
Elle aurait voulu – il aurait fallu que Maude lui demande des précisions, en quoi ceci n’était pas un cas isolé, mais elle était encore trop échaudée pour oser autre chose que se fondre dans le décor.
« Ok les gars », dit le barbu, maintenant joint par d’autres personnes, comme si sa réaction avait sorti les autres de leur stupeur et rendu possible une intervention coordonnée. « On va l’amener voir Madame. Toi et toi, prenez les pieds. Toi, viens m’aider, prends-le par l’épaule. S’il grouille, essayez de ne pas l’échapper. S’il a l’air de vouloir vomir, dites-le, on va le déposer. » Les autres s’exécutèrent sans hésiter.
« Il ne panique pas du tout », dit Nico, sa caméra cachée braquée sur le meneur, « je gage que ça n’est pas sa première fois…
— J’ai entendu quelqu’un par là parler de pandémie…
— S’il y avait une pandémie de ça, on le saurait. Mais on va faire attention quand même…
Les gens conscrits par le bon samaritain entreprirent de soulever le corps et marchèrent en direction d’une voie perpendiculaire au boulevard St-Martin. Nico fit quelques pas pour les suivre; Maude demeura sur place.
« Tu viens?
— Ils vont encore plus loin dans le Centre-Sud… Tu ne trouves pas que nous, on en a fait assez pour une première fois? »
Nico regarda tour à tour Maude et le petit groupe qui s’éloignait cahin-caha. « On tient quelque chose d’intéressant...
— Assez pour risquer notre vie?
— Faut pas charrier… Eux autres, ils… »
Elle prit sa voix la plus sérieuse. « Nico, je viens d’être victime d’une agression sexuelle. Une tentative de viol.
— Quoi! Es-tu correcte? Est-ce que ça va?
— Oui », répondit-elle avec aplomb malgré les larmes qui mouillaient ses yeux. « Mais je veux m’en aller. » Nico eut  un mouvement. « Tu peux continuer si tu veux. Je vais retourner vers le Centre. Ça va aller. 
— Pas question que je te laisse ici toute seule!
— Pas question que je te fasse manquer ton occasion parce que je suis trop lâche. Si tu crois vraiment tenir quelque chose… »
Nico lança un nouveau regard vers les gens qui s’éloignaient. Il était sur le point de les perdre de vue. « Soit on va de l’avant ensemble, soit on abandonne ensemble. C’est toi qui décide... »

Maude passa sa main dans les cheveux. Elle fut surprise de constater à quel point elle tremblait. « D’accord. Je te suis. »