dimanche 11 décembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 450 : La petite Joute, 2e partie

La porte de l’ascenseur s’ouvrit au troisième étage de l’Agora. Félicia sortit, Édouard resta derrière. « Tu ne viens pas?
— Je fais un bond au cinquième. Je parie que si je ne descends pas la machine à café, quelqu’un va me le reprocher.
— Ouais, quelqu’un. » Qui d’autre qu’Avramopoulos? Félicia aurait dû l’embrasser avant : maintenant, ils pouvaient être vus. Bien que leur relation soit un secret de polichinelle, d’un commun accord, ils préféraient encore la discrétion. Elle se contenta donc de lui sourire pendant que la porte se refermait; celui qu’il lui retourna parut inquiet, comme si c’était lui et non elle qui était appelé à se tenir au bord du cercle de Joute.
La tradition voulait que ce soit le jouteur avec l’avantage du terrain qui reçoive son adversaire. Dans le cadre de la petite Joute, les Maîtres s’étaient entendus pour s’affronter en territoire neutre.
La grande pièce du troisième était méconnaissable. Outre les chaises disposées en cercle au centre, tout l’ameublement usuel avait été empilé dans un coin, dissimulé derrière les tableaux à roulettes. L’arène de la Joute avait été tracée à même le sol, à l’encre plutôt qu’à la craie. On avait éteint les fluorescents; des cierges ajoutaient quelque peu à la lumière du jour qui filtrait par les fenêtres. Le sitar de Derek Virkkunen enrobait l’atmosphère de mélodies à la fois mystérieuses et solennelles.
Bien que Félicia soit plusieurs minutes en avance, la plupart des autres s’y trouvaient déjà. Polkinghorne papotait avec la plantureuse Vasquez. Le pauvre devait peser vingt kilos de moins qu’avant la mort de Hoshmand. Ses joues et son ventre avaient perdu de leur rondeur; il paraissait flotter dans ses vêtements. Elle fut heureuse de constater qu’il paraissait avoir retrouvé sa bonne humeur. Elle nota qu’Olson avait choisi un siège de l’autre côté du cercle, avec Latour et Stengers. C’était étrange : elle s’était toujours représenté le couple Olson-Vasquez comme une seule et même chose, une unité irréductible, mais en ce moment, ils semblaient déconnectés l’un de l’autre.
Avramopoulos se tenait seul dans son coin, le visage de marbre, concentré comme un athlète avant la compétition. Alors que les autres étaient en tenue civile, il avait opté pour sa toge pourpre et ses lauriers, peut-être pour rappeler son rang. Le vieux misogyne avait brûlé les ponts avec à peu près tout le monde. On spéculait depuis des jours à savoir qui serait son lieutenant. Félicia avait bien hâte au jour où elle se mesurerait à lui. Elle était convaincue que Team Gordon lui donnerait une bonne leçon – et si son Maître ne triomphait pas dans le cercle de Joute, elle prendrait un malin plaisir à lui montrer ce dont une femme était capable, quelle que soit la nature du défi.
Les trois frères Van Haecht avaient pris place à côté de leur père – l’adversaire de Gordon pour ce tour. Encore confiné à son fauteuil roulant, Arie continuait de croire qu’on trouverait bien un remède à ses problèmes de pieds, mais chaque succès ne s’avérait que temporaire : les marques du feu de Saint-Elme demeuraient inguérissables. Pauvre Gordon! Allait-il devoir porter ses marques au visage pour toujours?
Lorsqu’il s’était retrouvé handicapé à la suite du grand rituel, Arie avait eu l’idée qu’on le mette sous la coupe de la même compulsion qui avait propulsé la progression d’Édouard, question de tirer profit de sa convalescence. En ce moment même, il méditait, les yeux fermés, ses lèvres articulant un mantra. Alors qu’Édouard dépeignait cet épisode comme l’un des plus difficiles de sa vie, Arie, pour sa part, paraissait s’en sortir assez bien. Il est vrai que, contrairement à Édouard, il jouissait des soins attentifs de sa famille.
Félicia s’assit à la place que Gordon avait réservée à ses côtés. Elle le salua d’un mouvement de la tête. Comme un vieux couple, ils passaient tant de temps ensemble qu’ils n’avaient rien de nouveau à se dire.
Mandeville fut la dernière à arriver. Elle n’alla pas s’asseoir autour de l’arène : elle préféra garder ses distances, les bras croisés, la mâchoire serrée. Parmi les Maîtres, elle était seule à s’opposer à l’idée de Joute. Avait-elle même déjà assisté à un affrontement dans le passé?
La musique monta en crescendo avant de se taire brusquement. Le signal était donné : la Joute allait commencer. Latour et Avramopoulos s’avancèrent et échangèrent les paroles rituelles. Latour appela Isaac Stengers comme lieutenant. Avramopoulos créa la surprise en choisissant Polkinghorne. Le Maître balaya l’assistance du regard avec son sourire détestable, comme pour dire Vous voyez? Je gagne toujours, au final. Qu’avait-il promis à son lieutenant pour qu’il s’avance ainsi, tout sourire, pour rejoindre celui qui l’avait tant humilié par le passé? « Je gage qu’il a dû utiliser sa statuette », chuchota Félicia à l’oreille de Gordon, qui demeura impassible.
L’atmosphère électrique dans l’Agora rappelait celle d’un match de boxe, même si l’affrontement ne pouvait être que bref. Les adversaires entrèrent dans le ring; l’encre du cercle se mit à luire, les deux Maîtres furent traversés d’un frisson, puis ils exhalèrent en même temps.
L’assistance retint son souffle : qui avait gagné? Latour tendit la main à Avramopoulos. « Bien joué, chevalier. Lorsque j’ai vu que j’étais le dragon, j’ai tout de suite su que j’allais perdre. A-t-on jamais vu le monstre gagner? »
Avramopoulos haussa les épaules, comme si sa victoire allait de soi. Il se retourna vers Stengers. « Bon, voici le défi… »
L’expression décidée de Stengers se décomposa alors qu’il découvrit qu’il devait voler deux pièces d’art précolombien, exposées au Musée archéologique du complexe Les Muses. « Les pièces en question seront retournées à la fin du défi, n’est-ce pas?
— Quand tu gagneras à la Joute, rétorqua Avramopoulos, ce sera à toi de décider. Pour l’instant, garde tes questions pour toi. »
La réponse cinglante redonna son flegme à Stengers. Il accepta le défi avec aplomb. Les quatre hommes retournèrent s’asseoir.
L’anxiété de Félicia avait grimpé d’un cran. Comment se serait-elle acquittée du défi d’Avramopoulos? Et si Van Haecht concoctait un défi encore plus audacieux?
Gordon et son adversaire se levèrent à leur tour pour prendre place devant le cercle et échanger les paroles rituelles. Félicia sentit ses tripes se nouer lorsque son nom fut prononcé. Il faut que Gordon gagne. Réagir aux manœuvres d’Aart ne pourrait qu’être plus facile que l’inverse.
Gordon et Van Haecht pénétrèrent dans le cercle. Les caractères se mirent à chatoyer. Les dés étaient jetés…
Chose étrange : après cinq secondes, puis dix, l’affrontement n’était toujours pas conclu. Le phénomène était inédit : personne ne réagit, personne ne savait même s’il fallait réagir. Les symboles peints sur le sol brillèrent de plus en plus; étrangement, l’anneau de Gordon aussi. La teinte de la lueur vira au bleu, le même bleu que… « Le feu de Saint-Elme! »
Félicia abandonna le décorum pour se précipiter sur son sac à main, qu’elle renversa sans ménagement. Elle saisit son crayon-feutre, espérant avoir le temps de réaliser son truc, le procédé capable de disperser un trop-plein d’énergie radiesthésique. De l’autre côté de la pièce, Virkkunen avait déjà agrippé son sitar, animé de la même intention.
Sa lancée fut interrompue lorsqu’un claquement retentit dans l’espace, un coup de tonnerre sec plutôt que grondant. Une bourrasque venue de nulle part souffla tous les cierges. Avant que Félicia ou Derek n’ait pu agir, Gordon et Van Haecht s’écroulèrent. Tout le monde se précipita sur les deux Maîtres inconscients.
Il leur fallut d’interminables secondes pour rouvrir les yeux; Gordon fut secoué d’une quinte de toux si puissante que Félicia crut qu’il allait vomir. Van Haecht, de son côté, semblait en état de choc. Il avait les yeux écarquillés et la bouche tordue en un rictus effrayant. Il semblait chercher son air à coups de petites inspirations haletantes. Il pointa la sortie, l’urgence manifeste dans ses yeux. Ses fils agirent comme un seul homme : Arie se laissa tomber hors de son fauteuil roulant; Aart et Asjen l’y assirent au prix de quelques efforts. « Écartez-vous! », somma Aart en poussant le fauteuil vers l’ascenseur, déterminé à obéir à son père, à ne pas offrir sa faiblesse en spectacle une seconde de plus.
De son côté, Félicia aida Gordon à s’asseoir. « Qu’est-ce qui s’est passé? », demanda-t-elle. Le Maître tenta une réponse, mais sa toux irrépressible l’empêchait de l’exprimer chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Il tenta sans succès de se remettre sur pied, seulement pour choir à nouveau dans les bras de Félicia. Il se mit à pointer à son tour l’ascenseur.
Elle regarda dans la direction qu’il pointait juste à temps pour voir les portes se refermer. Au tout dernier instant, le père Van Haecht cligna de l’œil dans leur direction. Un spasme ou un geste intentionnel?
Félicia retourna son attention vers Gordon. À chaque essai, ses râles gagnèrent en intelligibilité, jusqu’à ce qu’elle saisisse enfin le mot qu’il cherchait désespérément à prononcer…
« Harré! » 

dimanche 4 décembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 449 : La petite Joute, 1re partie

Édouard fut réveillé par l’arrivée brusque de la lumière du jour sur son visage.
Une Félicia souriante et pimpante avait rabattu les rideaux, permettant au soleil d’été, déjà haut dans le ciel, de tapisser toute la chambre des maîtres. Ce dernier était bleu, sans le moindre nuage : la journée serait chaude.
Félicia sauta dans le lit et l’embrassa sur la joue. Il s’étira, bâilla et l’enlaça. Où prenait-elle toute cette énergie? Ils s’étaient ébattus jusqu’à tard, après quoi il s’était laissé glisser dans le sommeil, vanné, mais heureux. Il n’était pas certain que Félicia soit restée au lit.
Il remarqua qu’elle était déjà habillée, coiffée, maquillée. « Ça fait longtemps que tu es debout?
— Je n’ai pas dormi de la nuit. J’étais bien trop excitée…
— Ah! C’est beau la jeunesse!
— Ouais, ça ne doit pas être facile, d’être un vieux croulant…
— Ma p’tite fille, je vais t’apprendre à respecter tes aînés! » Il lui tomba dessus à coup de chatouilles. Elle se tortilla en lui battant les mains. Entre deux éclats de rire, il entrevit dans la femme qu’il aimait la petite fille qu’elle avait été.
Elle réussit à lui glisser entre les doigts et à rouler hors du lit. Après avoir repris son souffle, elle dit : « Je t’invite à déjeuner. Moka Moka?
— Tu sais me prendre par les sentiments…
— Habille-toi. Je t’attends en bas… » En tournant le coin, elle ajouta : « Attention de ne pas tomber dans les marches, l’aîné!
— Hey, je suis peut-être vieux, mais pas handicapé! »
Il se précipita à sa suite, rugissant; elle s’enfuit en ricanant.

Édouard pouvait affirmer être un habitué de Moka Moka. Émilie, la rousse serveuse, le traitait toutefois comme un étranger lorsqu’il y venait avec Félicia. Son service, chaleureux et attentionné d’ordinaire, devenait presque désinvolte. Étrange : c’était elle qui s’était empressée de déclarer qu’elle était en couple, la fois où il en était presque venu à quasiment tenter sa chance… Ce numéro de jalousie n’en était que plus incompréhensible.
Félicia dégustait ses crêpes, toujours rayonnante de bonne humeur. De son côté, il ne pouvait empêcher ses pensées de dériver vers des considérations plus amères… Comment allait-elle réagir en découvrant qu’il avait comploté pour révéler au monde les secrets qu’elle avait juré de protéger?
Dans le passé, son travail avait souvent pris le dessus sur sa vie familiale, au point de lui nuire, mais jamais aussi directement. Il pouvait rêver qu’elle le prenne bien, mais il devinait que, comme les autres, elle allait le considérer comme un traître. Peut-être un ennemi.
Édouard demeurait déterminé à poursuivre sa lancée jusqu’au bout. L’existence de cette conspiration de magiciens était déjà raison suffisante pour vouloir la mettre au jour. Mais c’était le viol par Avramopoulos et, plus récemment, la menace de Gordon, qui le convainquaient de persévérer. Malgré sa sympathie pour certains initiés. Malgré son amour pour Félicia.
« Tu as l’air pensif », dit-elle, accoudée à la table, son bol de latte tenu à deux mains devant son visage.
« Je pensais à la Joute, mentit-il. Je ne suis pas certain de comprendre en quoi elle consiste. » En fait, Gordon lui avait déjà expliqué… Mais c’était la première esquive à lui venir en tête.
« Les Maîtres vont entrer dans un cercle, le procédé va être déclenché, ensuite on saura qui a gagné. Aujourd’hui, ce sera Gordon contre Van Haecht pour l’Ouest, Latour contre Avramopoulos pour le Centre.
— Dit ainsi, ça n’a pas l’air bien palpitant.
— Ça te prendrait quoi, un écran géant? En ce qui me concerne, c’est l’après qui compte… En tant que lieutenant de Gordon, je vais avoir un défi à relever en deux semaines. Ou encore, je vais devoir empêcher Aart de relever le sien. Il va voir à qui il a affaire, je te le garantis!
— Je ne comprends quand même pas l’excitation que tout cela suscite.
— C’est parce que c’est une drogue.
— Hein? »
Elle fit son sourire espiègle. « C’est ma théorie.
— Explique…
— C’est un peu compliqué. »
Édouard regarda l’heure. « On a encore le temps… »
Félicia était clairement enchantée de partager sa théorie. « Savais-tu que les Maîtres se croient responsables de la Première Guerre mondiale?
— J’ai entendu des allusions. Difficile à croire…
— Je pensais comme toi. En fait, j’ai fait quelques recherches là-dessus. Fait faire serait plus exact, mais bon : les Maîtres ont joué un rôle d’avant-plan dans les réseaux d’alliances internationales de l’époque, c’est un fait. Il y avait le Collège d’un côté, et de l’autre, un groupe qui s’appelait les disciples de Khuzaymah. » Ça, Édouard n’en avait jamais entendu parler. « Si ces réseaux n’avaient pas existé, la guerre ne serait jamais devenue mondiale. Autant que je sache, le rôle joué par les Maîtres a été plutôt indirect. Ce qui ne les a pas empêchés de se sentir responsables… Après la purge de Harré, les survivants se sont ralliés autour de l’école de Munich, qui a toujours prôné la réserve quant aux affaires politiques. Ils ont tous juré qu’ils éviteraient de nouveaux fiascos en s’en retirant complètement à l’avenir.
— Et là, tu vas me dire que quelqu’un a triché, et qu’il a pavé la voie à Hitler?
— Justement, non : les Seize de l’époque ont assisté à la montée de l’Allemagne nazie sans pouvoir intervenir, liés par leur propre promesse.
— Le remède s’est donc avéré aussi pire que le mal. Mais en quoi est-ce que cela a rapport à la Joute?
— J’y arrive. L’un des Seize, Herman Schachter – une légende chez les initiés – a consacré les dernières années de sa vie à tenter de percer les secrets de la superacuité de Harré, ce qu’il appelait la metascharfsinn. Il a réussi à trouver une voie vers quelque chose qui s’en rapproche, même si l’état ne dure que quelques secondes. Le procédé crée une sorte d’univers mental partagé. Il paraît qu’y pénétrer, c’est ressentir la sensation la plus prenante qui soit. C’est dans cet état que la Joute des Maîtres se joue. La question que je me pose : si c’est si intense, comment ça se fait qu’ils ne jouent pas tout le temps, plutôt que d’avoir des tours espacés par des semaines ou des mois?
— Peut-être que la sensation serait trop difficile à encaisser, à répétition?
— Peut-être. Ma théorie, c’est que la Joute des lieutenants répond à deux nécessités : premièrement, à s’assurer que les Maîtres ne deviennent pas des joueurs compulsifs, en les forçant à attendre jusqu’au tour suivant. »
Il est vrai que, par rapport à la Joute, les Maîtres se montraient fébriles comme des enfants à Noël. Félicia avait raison : sinon, pourquoi se contraindre, s’ils décidaient des règles du jeu?
« L’autre fonction, poursuivit-elle, c’est d’entraîner les lieutenants à tirer discrètement les ficelles du pouvoir. Comme ça, les Maîtres conservent un moyen d’intervenir sur le monde, d’influencer les événements en cas de force majeure…
— Genre, troisième guerre mondiale…
— …tout en respectant leur tradition de non-intervention.
— Un peu hypocrite, non? »
Félicia haussa les épaules. « C’est juste une théorie. Je me trompe peut-être. Bon, on ferait mieux d’y aller. Imagine la catastrophe si j’arrivais en retard à mon premier tour de Joute! »
Félicia fit un signe à la serveuse, qui ne sembla pas la remarquer; elle dut gesticuler comme un moulin pour qu’elle daigne enfin apporter leur facture.