dimanche 27 avril 2014

Le Noeud Gordien, épisode 317 : Retraite

Les jours de William Szasz se suivaient en se ressemblant.
Il travaillait sept jours sur sept à l’administration du chapelet de ses petites entreprises, toutes rattachées à l’industrie de la chair – salon de massage, bar de danseuses, agence d’escorte, studio de production porno… Chacune d’entre elle se trouvait à la lisière de la légalité, dans cette zone grise que même les plus puritains se résolvent à considérer comme un mal nécessaire. Chacune puisait dans les autres sa matière première; il n’était pas rare qu’une fille commence à danser, avant de devenir porn star le temps de quelques films, puis de se convertir en escorte… Pour d’autres, c’était la trajectoire inverse.
Szasz côtoyait cette sexualité marchande sans jamais en être stimulé, à une exception près : il continuait à présider aux auditions pour tous les créneaux. Et encore, seules celles mettant en vedette les filles tout juste majeures lui causaient quelque émoi. Celles-là, il les prenait personnellement en main, en s’arrogeant des privilèges offerts par son statut d’employeur. Mais rares étaient les filles qui voulaient célébrer leur majorité en vendant leur cul. La plupart des prostituées de dix-huit ans étaient dans les griffes des gangs de rue depuis des années déjà, ces proxénètes qui ne reculaient devant rien pour transformer la jeunesse en billets.
Il égrenait donc les jours dans un confort que d’aucuns auraient trouvé respectable pour un homme comme lui. Mais pour Szasz, qui s’était élevé au rang de numéro deux de l’organisation criminelle la plus puissante sur le continent, cette retraite lui semblait plus une déchéance qu’un aboutissement.
Il quittait généralement son bureau autour de neuf heures le soir. Il n’avait plus rien à faire à la maison maintenant qu’il n’avait plus les moyens de se payer deux ou trois nymphettes en résidence; il se claquait donc quelques cocktails à haute teneur en vodka en écoutant le journal télévisé, puis il allait se coucher jusqu’au jour suivant.
Ce lundi comme les autres aurait dû se finir comme les autres. Gen était à la réception; il savait que sa boîte était entre bonnes mains. Elle n’était jamais en retard, elle buvait moins que la moyenne, et elle cachait mieux que quiconque l’effet des drogues qu’elle consommait – de l’Orgasmik, surtout. Elle lui sourit lorsqu’il passa devant elle; Szasz lui souhaita bonne soirée avant de s’engager dans la froideur de la nuit.
Il eut à peine le temps de refermer la porte avant d’être accosté par deux hommes très baraqués, chacun arrivant de son côté.
« Tu viens avec nous », dit l’un d’eux sur un ton qui ne permettait pas la discussion. L’autre lui mis la main sur l’épaule et le dirigea en avant.
Ils le conduisirent jusqu’à un VUS noir stationné plus loin sur la 9e Avenue. Celui qui avait parlé lui ouvrit la porte pendant que l’autre contournait le véhicule. Il n’eut pas d’autre choix que de prendre place. Il se retrouva pris en sandwich entre les deux gorilles. Le conducteur – coulé dans le même moule que les deux autres – mit la voiture en marche.
C’est comme ça que ça finit, se dit Szasz en regardant son salon de massage disparaître derrière la voiture. Il avait survécu à toutes ces années de crime et d’intrigues pour finir dans cette simili-retraite banale; sa seule consolation avait été qu’il était assez insignifiant pour que les ambitieux le laissent tranquille. Il s’était trompé…
Face à sa fin imminente, il fut surpris de ressentir si peu, surtout de la résignation face à ce qui lui apparaissait inévitable, mais aussi une part d’amertume en regard de sa propre existence. Il n’avait pas envie de demander où ils allaient, encore moins de supplier qu’on le laisse partir. Il n’avait même pas envie de savoir qui avait financé sa disparition, ou quel bénéfice ce commanditaire espérait retirer. Il se contenta de regarder la ville défiler à travers les fenêtres teintées, avec pour seul espoir que la mort vienne vite et sans douleur.
Beaucoup d’assassins exécutaient leur cible par surprise, dans la rue; comme il vivait encore, Szasz s’attendait à ce que la voiture se dirige vers un recoin désaffecté de La Cité – un hangar du port, un chantier de l’Est, le Centre-Sud… –, question de ne laisser aucune trace. Il ne fut pas peu surpris de constater qu’ils se dirigeaient plutôt au cœur du Centre. La voiture traversa le quartier chaud, où les néons des boîtes de nuit jouaient du coude pour attirer les fêtards… À cette heure un lundi de janvier, les rues restaient désertes. La voiture contourna les clubs et s’engagea dans une ruelle. Elle s’immobilisa en arrière d’une boîte de nuit.
Les gorilles descendirent de la voiture. Intrigué, il sortit à son tour. Les deux hommes guidèrent Szasz jusqu’à l’entrée pendant que leur collègue repartait avec la voiture. L’un des deux déverrouilla la porte et l’invita à entrer.
Szasz se laissa guider jusqu’à l’étage supérieur. En haut des marches, une plaque indiquait Salon privé au-dessus d’un logo stylisé qui épelait DEN. Le même gorille lui ouvrit une fois de plus la porte, mais cette fois, on le laissa entrer seul.
Deux personnes l’attendaient de l’autre côté. « Mélanie Tremblay », dit-il en reconnaissant la première. Elle était adossée à une banquette, cocktail coloré à la main. Un homme au look métrosexuel – probablement un homosexuel, pensa Szasz – l’accompagnait.
« Will. Tu connais mon associé, Eric Henriquez?
— J’ai entendu parler de toi. ‘Parait que tu avais de l’Orgasmik avant tout le monde. »
Henriquez ricana nerveusement. « Tu veux quelque chose à boire? », offrit Mélanie.
« Je prendrais une bière. » Henriquez bondit plus qu’il ne marcha jusqu’au bar. Szasz prit place devant la jeune femme. « Si tu voulais me parler, tu n’avais qu’à prendre rendez-vous. Pas besoin d’envoyer tes goons
— Dans le temps, tu n’avais pas tendance à me prendre très au sérieux… La prochaine fois, je téléphonerai. » Elle toussota. « Tu as peut-être entendu dire que j’ai pris un rôle plus… actif dans les affaires depuis la mort de M. Lytvyn.
— Je l’ai entendu dire. Je pensais que c’était de la bullshit. Toi? Te salir les mains?
— C’est pourtant vrai. Mais j’ai un problème…
— Fais attention : je suis très émotif. Tu ne vas pas me faire pleurer, j’espère? »
Henriquez déposa sur la table un grand verre d’une bière plus foncée que celles auxquelles Szasz était habitué. « Jean Smith est disparu depuis une semaine.
— Il est en vacances?
— Tu sais bien que non. Smith est précis comme une horloge. Je me serais déjà inquiétée s’il avait manqué une seule de ses rencontres, mais là… C’est comme s’il s’était volatilisé. Je dois présumer qu’il lui est arrivé quelque chose. 
— Ça y est, je vais pleurer », dit-il, le visage on ne peut plus stoïque. « Je vais te le redemander : qu’est-ce que tu me veux, Mel? 
—Je sais que tu as été écarté après la mort de M. Lytvyn. Ce n’était pas ma décision. Moi-même, je pensais me retirer du Conseil…
— On dirait que c’est le contraire qui s’est produit. »
Tremblay haussa les épaules. « J’ai le doigt dans l’engrenage, maintenant. Alors : allons droit au but.
— Mieux vaut tard que jamais…
— Je peux faire des miracles dans mon domaine, mais la gestion au jour le jour, et, surtout, tout ce qui touche à la rue… Disons que ce n’est pas ma spécialité. » Elle fit une pause; Szasz se contenta de la scruter, les bras croisés sur son ventre, aussi immobile qu’une statue. « Je t’ai fait venir pour te proposer une nouvelle alliance », dit-elle. « Le Conseil Central fonctionnait parce que nous avions des talents et des… intérêts complémentaires, tout en travaillant dans une direction commune. Derrière un leadership fort.
— Ma p’tite fille, si tu penses pouvoir chausser les souliers de Lev Lytvyn, tu…
— Non », glissa-t-elle pour l’interrompre. « Pas moi. Toi. C’est à toi que je pensais. »
Szasz resta pantois. « Ouais, ben, juste toi et moi, on ne sera pas un Conseil du tonnerre…
— C’est pourquoi il faut d’abord lier des alliances. Je pense que je peux parler à M. Fusco. Il a toujours été en faveur d’une certaine stabilité, tant que nous respectons ses conditions… M. Smith et moi avions aussi discuté d’une liste de candidats prometteurs, des anciens qui travaillaient avec Goudreault ou Batakovic… »
Szasz était déjà plongé dans mille et une spéculations quant aux partenaires qu’il pouvait rallier à son étendard, aux contacts et aux faveurs qu’il pouvait mettre à profit pour relancer l’organisation Lytvyn et, avec un peu de chance et beaucoup de guts, la ramener à sa gloire perdue…
Mélanie devina ce qui se passait dans sa tête. « Tu es intéressé », affirma-t-elle.
« You bet », répondit Szasz. « J’ai essayé la retraite paisible. C’est pas du tout pour moi! » 

dimanche 20 avril 2014

Le Noeud Gordien, épisode 316 : Émergence, 2e partie

Félicia était tour à tour confiante en elle-même et appréhensive comme jamais, selon qu’elle progressait ou qu’elle piétinait dans l’accomplissement du défi de Gordon. Les émotions successives avaient toutefois un effet commun : l’une comme l’autre la poussaient en avant, interdisant tout répit. Lorsqu’elle était épuisée, elle n’allait pas se coucher; elle se disait plutôt : je dormirai quand tout sera fini, l’anneau au doigt.
C’était au petit matin que Félicia souffrait le plus de la fatigue accumulée, lorsque son cerveau peinait à concilier nuit blanche et jour nouveau. Dans ces moments-là, ses paupières se rebellaient contre sa volonté; elle devait fermer les yeux pendant quelques minutes. Il n’était pas rare qu’elle les rouvre des heures plus tard, ravigotée mais encore plus près de l’échéance. Trois semaines, c’était peu pour faire tant…
Ce jour-là, elle fut réveillée par des coups frappés à sa porte. Elle ouvrit les yeux, confuse. Elle était couchée en boule, à même le sol de son atelier. Elle comprit qu’elle avait dû s’écrouler d’épuisement. Elle ne se souvenait pas du tout des circonstances de son assoupissement. Elle hésita. Devait-elle aller répondre? Non seulement était-elle courbaturée et mal lavée, toute visite risquait de lui faire perdre encore plus de temps.
On frappa à nouveau. Elle décida que, vu qu’elle avait coupé tout contact avec le monde depuis des jours, elle ne pouvait risquer que cette visite soit liée à une urgence ou quelque affaire d’importance. Elle s’étira et descendit pendant que le visiteur frappait à nouveau.
Elle sursauta en reconnaissant la silhouette d’Édouard Gauss, le nez collé à la fenêtre givrée de la grande porte. C’était trop tard pour reculer : il la saluait… il l’avait donc vue. Elle n’eut d’autre choix que lui ouvrir.
Elle aurait donné une grosse partie de ses millions pour qu’il ne la voie jamais ainsi négligée, mais elle fut surprise de découvrir derrière la porte un Édouard dans un état similaire. Ses cheveux étaient gras, sa mine, pâlotte; il était cerné et ses vêtements étaient tout poussiéreux. Mais surtout, ses yeux n’avaient rien de son regard posé et allumé; elle entrevoyait plutôt une fièvre et une fatigue qui reflétaient les siennes.
« Édouard? Qu’est-ce qui se passe?
— Faut que je parle à quelqu’un », dit-il en dépassant Félicia sans attendre d’être invité.
Elle ferma la porte en portant discrètement le nez à son aisselle. Elle réprima une grimace et décida que, quoiqu’Édouard veuille, elle allait veiller à le garder à quelques mètres d’elle. « J’allais prendre une douche… », lança-t-elle pendant qu’Édouard enlevait ses bottes. Elle nota alors que sa veste d’hiver de son visiteur était déchirée de l’épaule à la hanche. « Qu’est-ce qui est arrivé à ton manteau?
— J’ai vraiment besoin de parler à quelqu’un », répéta-t-il. « J’ai déchiré mon manteau en escaladant une clôture. J’espérais que Gordon… » Il s’interrompit, les yeux écarquillé, la main sur la bouche, comme pour retenir – trop tard – le nom qu’il venait de prononcer.
« Tu vois Gordon? Est-ce qu’Avramopoulos le sait? »
Édouard demeura figé comme une statue.
« Ne t’en fais pas. Je suis avec Gordon. Et surtout, je ne dois rien à Avramopoulos. »
Il se détendit. « Bref, je n’ai pas pu parler à personne, alors je suis venu frapper à ta porte. Je m’excuse si je te dérange… 
— Tant qu’à être ici, autant me dire ce que tu as à dire. Mais fais ça vite, j’ai beaucoup de travail… » Elle lui fit signe de passer au salon.
Il raconta l’épisode étrange qu’il avait vécu durant sa méditation du matin. Félicia l’écouta, les sourcils froncés, de plus en plus renfrognée. Dans un premier temps, elle demeura sceptique, mais lorsqu’il lui présenta le dessin qu’il avait réalisé, tous ses doutes furent dissipés.
Édouard conclut son récit en demandant : « qu’est-ce que ce point lumineux? D’où venaient ces informations si précises?
— C’est ce qu’on appelle un procédé émergeant », répondit Félicia d’un ton qu’elle voulait neutre, mais qui s’avéra plutôt cassant. « C’est comme ça qu’on découvre ou qu’on développe de nouveaux procédés.
— Comment se fait-il que personne ne m’en ait parlé? 
— Premièrement, parce que l’expérience montre que lorsqu’un novice cherche activement à susciter ce genre d’émergence, cela nuit à l’approfondissement de son acuité. C’est contre-productif d’en parler avant le temps.
— Hmm. Et deuxièmement?
— Parce que la plupart des praticiens vivent leur première émergence après quatre ou cinq ans de pratique sérieuse.
— Mais cela fait moins d’un an que j’ai commencé!
Je sais! », s’exclama-t-elle. « C’était moi qui avais le record! Et de loin! »
Édouard se leva. « Je ne te dérangerai pas plus longtemps », dit-il en rattachant son manteau. « En tout cas, merci d’avoir pris le temps de répondre à mes questions. C’était désorientant comme expérience… Et tu es la seule à qui j’ai réussi à parler… »
Elle ne répondit pas; elle resta plutôt enfoncée dans son fauteuil, les bras croisés. Elle était bien consciente que c’était enfantin de bouder, qu’elle aurait plutôt dû se réjouir qu’Édouard progresse si bien… Mais elle était trop irritée pour changer le cap.
Elle laissa peser le silence malaisé. Lorsqu’il lui dit au revoir, elle demeura muette. Après qu’il eut refermé la porte, elle retourna au travail, aux prises avec une désagréable sensation de vide intérieur.

dimanche 13 avril 2014

Le Noeud Gordien, épisode 315 : Émergence, 1re partie

Gordon ne lui avait pas menti : la poudre à priser sur laquelle Édouard comptait pour ménager ses élans compulsifs n’avait désormais plus aucun effet.
Il avait traversé le solstice d’hiver – la date de péremption de la poudre brune annoncée par Gordon – sans trop voir de différence. Toutefois, après le passage à la nouvelle année, il remarqua devoir en prendre une quantité grandissante pour obtenir les mêmes résultats. Il arriva enfin au point où il dut admettre que même inhaler tout ce qui lui restait n’accomplirait plus rien…
Il aurait dû prévenir le moment, d’autant plus que Gordon l’en avait averti. Mais l’un des effets de la compulsion était la négligence de tout ce qui s’en écartait, de sorte que plus l’effet de la poudre s’amenuisait, plus il lui était difficile de penser au futur, ou de se mobiliser pour en infléchir le cours. La voix de la compulsion lui répétait sans cesse : « Tu as pris beaucoup de retard à cause de cette poudre… Il va falloir mettre les bouchées doubles pour rattraper le temps perdu! » Dès lors, l’idée même de restreindre ses efforts lui parut absurde… Il se remit donc à méditer et à s’exercer sans réserve.
Il lui fallut une semaine pour retourner dans l’état où Claude Sutton l’avait trouvé dans son chalet, reléguant des choses comme l’hygiène ou l’alimentation au rang de préoccupations mineures.
Geneviève ne lui avait plus parlé depuis qu’il avait déballé toute la vérité. La voix de la compulsion s’en réjouissait. « Plus de fillettes dans les pattes! » S’il reconnaissait ce clair avantage en regard de ses aspirations, parfois, au réveil ou durant ces rares moments oisifs où il prenait soin d’Ozzy, ses pensées se tournaient vers Alice et Jessica. Son cœur de père désespérait alors de son incompétence, en proie à un mélange de mélancolie et de rage contre les circonstances dans lesquelles il s’était lui-même placé. Ces moments-là ne duraient toutefois pas longtemps; l’enchantement reprenait le dessus, et avec lui, l’obsession qui ne laissait de place à rien d’autre.
Après onze jours de travail acharné, un phénomène inédit se présenta à lui.
Il méditait depuis plusieurs heures lorsqu’un point lumineux apparut dans son champ de vision. Celui-ci ressemblait à ces taches qui persistent après qu’on ait regardé une lumière trop vive… à l’exception près qu’Édouard n’avait rien regardé d’autre que ses propres paupières closes.
Il tenta d’ignorer le point comme il ignorait les pensées ou les bruits qui surgissaient parfois au milieu de la méditation, mais ce point s’avéra plus entêté : il continua de déranger sa concentration. C’était comme vouloir ignorer un caillou pointu dans sa botte durant une longue marche.
À défaut de pouvoir en faire fi, Édouard tourna toute son attention vers le point lumineux et d’en faire le point focal de sa méditation.
Toute son âme fut éblouie d’une explosion de lumière blanche qui le laissa pantois. La sensation visuelle se transforma en autre chose qui fit frissonner sa chair entière. Il s’entendit gémir; le son parut lointain, comme s’il avait été produit dans l’appartement voisin plutôt que par sa propre gorge.
L’explosion de lumière inscrivit dans sa tête une évidence insoupçonnée, une chose qu’il était incapable de traduire en mot, mais qu’il savait absolument vraie. Quelque chose qu’il voulait… qu’il devait exprimer. Une vérité fondamentale.
Il ouvrit les yeux; la lumière n’était plus dans son champ de vision, mais elle n’était pas disparue non plus.
Elle était en lui.
Il tituba jusqu’à son bureau, ses jambes ankylosées par les heures d’immobilité. Il poussa les déchets accumulés sur toutes les surfaces à la recherche d’un papier et de crayons. Il tomba sur une feuille imprimée au dos encore vierge; il empoigna un crayon feutre à large pointe et un stylo avant de se laisser tomber par terre.
Édouard ignorait d’où venaient ces informations, mais dès que les crayons touchèrent la feuille, il sut exactement quoi faire dans les moindres détails. Il traça deux cercles concentriques avec le gros crayon; avec le stylo, il inscrivit à différents endroits tantôt un chiffre, tantôt une forme géométrique. D’autres éléments qu’il aurait voulu inclure à son dessin lui apparaissaient indicibles, tantôt une fragrance, une heure du jour, une couleur du ciel… Il identifia d’un astérisque les points correspondant à ces éléments; en bas de la page, il exprima comme il put à quoi ils correspondaient. Il avait l’impression que rien ne pourrait les lui faire oublier, mais cette révélation ressemblait trop à un rêve pour qu’il ne considère la possibilité que le souvenir, si clair pour l’instant, puisse se dissiper bientôt.
Le résultat fut un dessin brouillon, trop chargé de détails confus, mais cette fricassée de concepts était porteuse d’une signification nécessaire aux yeux d’Édouard.
« Peut-être que je suis fou pour vrai, cette fois », dit-il à voix haute. Ozzy, perché sur le robinet de la cuisine, croassa comme pour lui répondre. « À moins que j’aie atteint un nouveau palier d’acuité... » Cette fois, Ozzy se contenta de le fixer de ses petits yeux noirs. « Il faut que j’en parle à quelqu’un », décida Édouard en agrippant son manteau. « Tu viens? »
Ozzy alla se poser sur son épaule une fois le manteau enfilé.
Une question demeurait : à qui préférait-il en parler? À Avramopoulos, Gordon… ou Félicia?

dimanche 6 avril 2014

Le Nœud Gordien, épisode 314 : Dans le trou, 6e partie

Dans le noir, sous la pluie, et au milieu d’un boisé escarpé, Aizalyasni et Timothée eurent le temps d’une bonne frousse avant que Timothée retrouve  l’entrée de la grotte. Même à deux pas, elle ressemblait davantage à un pli dans la colline qu’à un passage de taille humaine. Les chances que quelqu’un la trouve par hasard étaient à peu près nulles. Aizalyasni poussa un soupir de soulagement. « Tu imagines, se retrouver pris au Maroc, sans papier ni argent?
— Je n’y avais pas pensé », répondit Timothée.
C’est peut-être le secret de son courage, pensa Aizalyasni en tordant ses cheveux mouillés.
« Tu as vu? », demanda Timothée à la première intersection.
« Non, quoi?
— Ta flèche… »
À première vue, flèche qu’elle avait tracée sur le mur paraissait telle qu’ils l’avaient laissés à leur premier passage. « Elle s’est estompée », ajouta Timothée. Il avait raison : la marque était à moitié moins profonde qu’à l’origine. À ce rythme, elle allait disparaître d’ici quelques heures.
Les couloirs s’avéraient donc encore plus malléables qu’ils ne l’avaient soupçonné. Un peu plus loin, ils découvrirent à quel point : ils croisèrent un embranchement en T.
« C’était pas là quand nous sommes passés tantôt, hein?
— Non, j’en suis certaine. » Le cœur d’Aizalyasni se mit à battre plus fort. C’était une chose de voir des marques s’estomper, et une toute autre chose que de voir des passages entiers apparaître… Et qui sait, disparaître? « À moins que ce soit la deuxième intersection, celle où nous avions continué tout droit?
— Non, celle-là devrait être un peu plus loin.
— Tu es certain? 
— Oui », déclara-t-il, malgré une expression suggérant qu’une part de doute subsistait.
« On continue vers la sortie? J’ai peur que le passage soit bloqué, ou que nous nous perdions…
— Une minute. Je viens de penser à quelque chose. Tu as dit que Madame avait creusé le trou pour s’enfuir…
— Je pensais à voix haute, je ne sais pas vraiment…
— Si un nouveau passage vient d’apparaître, c’est peut-être un signe que Madame est passée par là, non?
— Heu, oui… j’imagine…
— Allons-y! » Timothée ne lui donna pas le temps de rouspéter : il prit le couloir à droite. Aizalyasni dessina une flèche à toute vitesse en s’assurant de laisser un trait plus profond que les précédents. Elle s’empressa ensuite de rattraper Timothée.
Contrairement aux autres passages, droits et à l’équerre, celui-ci traçait des zigzags qui empêchait de voir plus loin que l’angle suivant. Ils furent surpris après un tel détour de tomber nez à nez avec une porte en bois.
 « Entends-tu? » chuchota-t-elle. Des pleurs intermittents parvenaient à ses oreilles. Aizalyasni enroula son bras autour de celui de Timothée d’un geste plus inconscient que délibéré.
Timothée prit une profonde inspiration et se risqua à pousser la porte.
Il révéla une chambre d’enfants aux meubles et à la décoration vieillotte, tout en beige et en brun. Les murs étaient couverts d’étagères remplies de toutous, de jouets et de sucreries. Une petite fille était assise sur le lit, le front posé sur les genoux. Tout son corps tremblait au rythme de ses sanglots.
Aizalyasni jeta un coup d’œil à Timothée qui se contenta de hausser les épaules avec une grimace. Elle prit son courage à deux mains et alla s’asseoir au bout du lit.
La petite tressaillit, premier signe qu’elle avait remarqué leur présence; elle recula jusqu’à être adossée contre le mur, la panique dans les yeux. Aizalyasni lui fit son sourire le plus affable. « Ça va, ça va… Je ne te ferai pas de mal, je te le promets. »
La fillette s’essuya le nez en la scrutant comme un animal blessé. Son regard avait quelque chose de familier…  Aizalyasni voulut s’approcher, mais elle comprit en voyant la petite se tendre qu’elle ne ferait que la paniquer davantage. « Je m’appelle Nini », dit-elle plutôt. « Et toi? 
— Je pense que… » commença Timothée, mais elle le fit taire d’un geste.
Aizalyasni fouilla dans la poche de son manteau pour en sortir un petit étui en tissu. D’un geste lent, toujours souriante, elle l’ouvrit et sortit une pincée de ces herbes qu’elle buvait en infusion depuis son malaise. Elle la déposa sur le lit, entre elle et la petite fille. Elle prit une autre pincée et la porta à sa bouche. Le goût de l’herbe elle-même était bien pire que celle de la décoction, mais elle se retint de grimacer. La petite l’observa, une pointe de curiosité apparaissant enfin dans son regard.
« Tu en veux? C’est pour toi », dit Aizalyasni en déposant une autre pincée sur la première.
La petite fille avança la main avec une vitesse d’escargot. Aizalyasni resta figée sur place avec son expression bienveillante, priant de tout son cœur que Timothée ne choisisse pas ce moment pour faire quelque chose qui alerterait la petite. La fillette prit quelques feuilles séchées, les sentit, puis les goûta.
Ses traits se tordirent comme si elle avait mordu dans un citron, mais la grimace ne demeura qu’un instant. Les émotions de la fille muette – peur, chagrin, curiosité – furent balayées d’un coup. « Timothée. Aizalyasni », dit-elle. Ce qu’Aizalyasni avait reconnu dans les yeux de la petite ne faisait plus aucun doute, maintenant que la terreur avait été remplacée par une expression à la fois sereine et solennelle.
« Madame », répondit la jeune femme.
« Hein? », s’exclama Timothée.
La petite ne lui porta pas attention. Elle regarda plutôt ses mains, toucha son visage et son torse. Elle s’assit ensuite comme Madame sur son dais et ferma les yeux. En quelques secondes, la fillette se mit à muer, à se transformer à une vitesse fulgurante en adolescente, puis en jeune femme.
Celle-ci n’avait rien en commun avec la petite, pas plus qu’avec la sainte femme du Terminus – à part peut-être le regard qu’Aizalyasni avait reconnu. Sa peau foncée était lisse, sa posture droite et ses formes généreuses. Ses cheveux étaient plus sel que poivre. Outre ce dernier détail, on lui aurait donné la jeune trentaine.
Elle ouvrit les yeux et s’ausculta à nouveau, cette fois en tâtant l’intérieur de sa bouche. « Autant m’arrêter là », dit-elle, fière d’afficher un sourire auquel il ne manquait aucune dent.
 « J’ignore ce qu’est tout ça », dit-elle en désignant la chambre. « Tout ce dont je me souviens, c’est la peur et la colère, comme un cauchemar qui se répète sans cesse. Sans vous, j’y serais restée. Merci. » Elle se leva du lit et alla étreindre Aizalyasni et Timothée.
« Nous connaissons le chemin vers la sortie », dit le jeune homme. « C’est par là! »
Madame acquiesça en levant le doigt. « Un instant… » Elle balaya les étagères du regard, puis elle poussa son ricanement caractéristique en reconnaissant un jouet. « Maya! Tu es là! » C’était une poupée de chiffon, les yeux en boutons, ses cheveux de laine coiffés d’un petit bonnet. Elle la serra contre son cœur, les yeux mouillés. « Sortons d’ici », dit-elle après un moment.
Aizalyasni était plus qu’heureuse d’obtempérer.