Dans le noir, sous la pluie, et au
milieu d’un boisé escarpé, Aizalyasni et Timothée eurent le temps d’une bonne
frousse avant que Timothée retrouve
l’entrée de la grotte. Même à deux pas, elle ressemblait davantage à un
pli dans la colline qu’à un passage de taille humaine. Les chances que
quelqu’un la trouve par hasard étaient à peu près nulles. Aizalyasni poussa un
soupir de soulagement. « Tu imagines, se retrouver pris au Maroc, sans
papier ni argent?
— Je n’y avais pas pensé »,
répondit Timothée.
C’est
peut-être le secret de son courage, pensa Aizalyasni en tordant ses cheveux
mouillés.
« Tu as vu? », demanda
Timothée à la première intersection.
« Non, quoi?
— Ta flèche… »
À première vue, flèche qu’elle avait
tracée sur le mur paraissait telle qu’ils l’avaient laissés à leur premier
passage. « Elle s’est estompée », ajouta Timothée. Il avait
raison : la marque était à moitié moins profonde qu’à l’origine. À ce
rythme, elle allait disparaître d’ici quelques heures.
Les couloirs s’avéraient donc encore
plus malléables qu’ils ne l’avaient soupçonné. Un peu plus loin, ils
découvrirent à quel point : ils croisèrent un embranchement en T.
« C’était pas là quand nous
sommes passés tantôt, hein?
— Non, j’en suis certaine. » Le
cœur d’Aizalyasni se mit à battre plus fort. C’était une chose de voir des
marques s’estomper, et une toute autre chose que de voir des passages entiers
apparaître… Et qui sait, disparaître?
« À moins que ce soit la deuxième intersection, celle où nous avions
continué tout droit?
— Non, celle-là devrait être un peu
plus loin.
— Tu es certain?
— Oui », déclara-t-il, malgré
une expression suggérant qu’une part de doute subsistait.
« On continue vers la sortie?
J’ai peur que le passage soit bloqué, ou que nous nous perdions…
— Une minute. Je viens de penser à
quelque chose. Tu as dit que Madame avait creusé le trou pour s’enfuir…
— Je pensais à voix haute, je ne
sais pas vraiment…
— Si un nouveau passage vient
d’apparaître, c’est peut-être un signe que Madame est passée par là, non?
— Heu, oui… j’imagine…
— Allons-y! » Timothée ne lui
donna pas le temps de rouspéter : il prit le couloir à droite. Aizalyasni
dessina une flèche à toute vitesse en s’assurant de laisser un trait plus
profond que les précédents. Elle s’empressa ensuite de rattraper Timothée.
Contrairement aux autres passages,
droits et à l’équerre, celui-ci traçait des zigzags qui empêchait de voir plus
loin que l’angle suivant. Ils furent surpris après un tel détour de tomber nez
à nez avec une porte en bois.
« Entends-tu? » chuchota-t-elle. Des
pleurs intermittents parvenaient à ses oreilles. Aizalyasni enroula son bras
autour de celui de Timothée d’un geste plus inconscient que délibéré.
Timothée prit une profonde inspiration
et se risqua à pousser la porte.
Il révéla une chambre d’enfants aux
meubles et à la décoration vieillotte, tout en beige et en brun. Les murs
étaient couverts d’étagères remplies de toutous, de jouets et de sucreries. Une
petite fille était assise sur le lit, le front posé sur les genoux. Tout son
corps tremblait au rythme de ses sanglots.
Aizalyasni jeta un coup d’œil à
Timothée qui se contenta de hausser les épaules avec une grimace. Elle prit son
courage à deux mains et alla s’asseoir au bout du lit.
La petite tressaillit, premier signe
qu’elle avait remarqué leur présence; elle recula jusqu’à être adossée contre
le mur, la panique dans les yeux. Aizalyasni lui fit son sourire le plus
affable. « Ça va, ça va… Je ne te ferai pas de mal, je te le promets. »
La fillette s’essuya le nez en la
scrutant comme un animal blessé. Son regard avait quelque chose de familier… Aizalyasni voulut s’approcher, mais elle
comprit en voyant la petite se tendre qu’elle ne ferait que la paniquer
davantage. « Je m’appelle Nini », dit-elle plutôt. « Et
toi?
— Je pense que… » commença Timothée,
mais elle le fit taire d’un geste.
Aizalyasni fouilla dans la poche de
son manteau pour en sortir un petit étui en tissu. D’un geste lent, toujours
souriante, elle l’ouvrit et sortit une pincée de ces herbes qu’elle buvait en
infusion depuis son malaise. Elle la déposa sur le lit, entre elle et la petite
fille. Elle prit une autre pincée et la porta à sa bouche. Le goût de l’herbe
elle-même était bien pire que celle de la décoction, mais elle se retint de
grimacer. La petite l’observa, une pointe de curiosité apparaissant enfin dans
son regard.
« Tu en veux? C’est pour
toi », dit Aizalyasni en déposant une autre pincée sur la première.
La petite fille avança la main avec
une vitesse d’escargot. Aizalyasni resta figée sur place avec son expression bienveillante,
priant de tout son cœur que Timothée ne choisisse pas ce moment pour faire
quelque chose qui alerterait la petite. La fillette prit quelques feuilles
séchées, les sentit, puis les goûta.
Ses traits se tordirent comme si
elle avait mordu dans un citron, mais la grimace ne demeura qu’un instant. Les
émotions de la fille muette – peur, chagrin, curiosité – furent balayées d’un
coup. « Timothée. Aizalyasni », dit-elle. Ce qu’Aizalyasni avait
reconnu dans les yeux de la petite ne faisait plus aucun doute, maintenant que
la terreur avait été remplacée par une expression à la fois sereine et
solennelle.
« Madame », répondit la
jeune femme.
« Hein? », s’exclama
Timothée.
La petite ne lui porta pas
attention. Elle regarda plutôt ses mains, toucha son visage et son torse. Elle
s’assit ensuite comme Madame sur son dais et ferma les yeux. En quelques
secondes, la fillette se mit à muer, à se transformer à une vitesse fulgurante
en adolescente, puis en jeune femme.
Celle-ci n’avait rien en commun avec
la petite, pas plus qu’avec la sainte femme du Terminus – à part peut-être le
regard qu’Aizalyasni avait reconnu. Sa peau foncée était lisse, sa posture
droite et ses formes généreuses. Ses cheveux étaient plus sel que poivre. Outre
ce dernier détail, on lui aurait donné la jeune trentaine.
Elle ouvrit les yeux et s’ausculta à
nouveau, cette fois en tâtant l’intérieur de sa bouche. « Autant m’arrêter
là », dit-elle, fière d’afficher un sourire auquel il ne manquait aucune
dent.
« J’ignore ce qu’est tout ça », dit-elle en désignant la
chambre. « Tout ce dont je me souviens, c’est la peur et la colère, comme
un cauchemar qui se répète sans cesse. Sans vous, j’y serais restée.
Merci. » Elle se leva du lit et alla étreindre Aizalyasni et Timothée.
« Nous connaissons le chemin
vers la sortie », dit le jeune homme. « C’est par là! »
Madame acquiesça en levant le doigt.
« Un instant… » Elle balaya les étagères du regard, puis elle poussa
son ricanement caractéristique en reconnaissant un jouet. « Maya! Tu es là! »
C’était une poupée de chiffon, les yeux en boutons, ses cheveux de laine
coiffés d’un petit bonnet. Elle la serra contre son cœur, les yeux mouillés.
« Sortons d’ici », dit-elle après un moment.
Aizalyasni était plus qu’heureuse
d’obtempérer.
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