dimanche 30 mai 2010

Le Noeud Gordien, épisode 122 : Proactif


À défaut d’avoir permis de répondre à toutes les questions d’Édouard, sa rencontre avec le professeur Lapointe avait éliminé quelques possibilités.
La folie et le somnambulisme auraient pu être rayés d’office du fait qu’Alexandre avait été lui aussi en proie au phénomène auquel Édouard s’était buté. Le fait que les deux hommes aient agi pareillement en se détournant de l’édifice laissait croire à une influence extérieure et non à quelque anomalie psychologique; c’est ce qui avait conduit Édouard à aller frapper à la porte d’un hypno-thérapeute plutôt qu’à celle du département de psychiatrie.
Le professeur Lapointe lui avait assuré qu’on n’aurait pas pu l’hypnotiser à son insu en raison de sa méfiance. En enquêteur consciencieux, Édouard avait tout de même poussé ses recherches sur le sujet. Plus il se documentait, plus la piste de l’hypnose était mise à mal. De un, on n’aurait pas pu l’hypnotiser sans l’approcher; personne ne lui avait parlé durant ses longues heures de surveillance. De deux, comment Alexandre aurait-il pu l’être alors que Claude et Édouard ne l’avaient pas perdu des yeux durant son essai?
La possibilité de suggestion post-hypnotique compliquait l’analyse de la situation : il était possible d’implanter des commandes à un sujet en état de transe pour les déclencher plus tard grâce à un signal précis - un mot, une heure, une circonstance… Il était également possible de créer une forme d’amnésie sélective en rendant des souvenirs inaccessibles à la partie consciente de l’esprit. Il aurait été possible qu’on implante une suggestion dans l’esprit d’Édouard ET Alexandre, mais l’idée de rapprochait davantage du délire paranoïaque.
Qui étaient ces gens? Quels étaient leurs motifs? Le mystère demeurait entier.
Aleksi Korhonen avait attiré l’attention d’Alexandre sur cet homme qui avait côtoyé son père durant la production originale de l’Orgasmik.
Édouard l’avait surveillé pour tenter d’en savoir plus.
Laurent Hoshmand, apparemment sorti de nulle part, surveillait Édouard et lui avait révélé son amnésie récurrente.
Il avait commencé sa surveillance pour meubler ses jours blafards cet automne. Cette énigme ne le concernait pas. Découvrir son manège amnésique l’avait rendue autrement personnelle.
En réfléchissant à toute cette affaire, il ne pouvait dégager qu’une certitude : peu importe qui était responsable de quoi, les partis impliqués semblaient être pris dans un réseau de surveillance et de contre-surveillance.
Édouard décida donc de capitaliser sur cette information pour passer à une approche proactive.
Il prépara son matériel et retourna se stationner à proximité de l’édifice qu’il avait surveillé durant l’automne.
Fort de ses expériences passées, il installa une caméra sur le tableau de bord de sa voiture; elle pointait en direction de l’entrée de l’édifice. Si l’amnésie le reprenait, il pourrait le savoir.
Il marcha d’un pas décidé vers l’édifice, l’air froid piquant dans sa gorge serrée. Il craignait que sa conscience s’éteigne encore et qu’en un clin d’œil, il se retrouve ailleurs sans même se souvenir ce qu’il avait entrepris.
Lorsqu’il poussa la porte d’entrée, il se permit un soupir de soulagement.
Un gardien de sécurité l’attendait derrière un kiosque où Édouard pouvait entrevoir une série de moniteurs qui montraient les environs sous tous les angles. Le gardien semblait davantage intéressé par les nouvelles de CitéMédia diffusées par un petit poste de télévision.
« Bonjour, monsieur, est-ce que je peux vous aider? », dit-il avec tout l’entrain d’un message enregistré.
« Peut-être que vous pourriez m’informer, oui… Je suis à la recherche de cet homme… » Le gardien n’eut aucune réaction en voyant la photo qu’Édouard lui tendait.
« Est-ce que je vous ai pas déjà vu quelque part? », demanda-t-il en fixant Édouard.
Édouard lui fit son plus beau sourire en lui tendant la main. « Édouard Gauss, CitéMédia… 
— Ah! Je me disais bien, aussi…
— Écoutez… Charles », dit Édouard en lisant son nom brodé sur l’uniforme. « Je comprends que vous voulez préserver la vie privée de vos locataires; je sais très bien que cet homme est du nombre. Est-ce que je peux lui laisser un message? »
Le gardien haussa les épaules sans se compromettre. « Je veux que vous lui disiez que j’aurais voulu lui parler à propos de Laurent Hoshmand. Il va comprendre. »
Le gardien griffonna ce qu’Édouard lui avait dicté. « Est-ce que ce sera tout, M. Gauss? 
— Pour l’instant, oui », répondit-il, sachant qu’il ne faisait que commencer.
En sortant, Édouard adopta une démarche clownesque; devant la porte, il regarda à la ronde en faisant un clin d’œil et un signe de peace. Il ignorait si ses gesticulations avaient été vues ou remarquées; s’il était surveillé, il voulait que quiconque l’épiât comprenne qu’il en était parfaitement conscient.
Il entreprit ensuite de tapisser les environs d’affiches qu’il avait préparées. On pouvait y lire AVEZ-VOUS VU CET HOMME? et son numéro de téléphone au-dessus de la photo de l’homme-mystère.
La journée n’était pas particulièrement froide, mais après de longues minutes à agrafer ses affiches, les doigts d’Édouard étaient engourdis. Il se paya un café et s’adossa à sa voiture, toujours en vue de l’édifice. Il lui restait encore une idée à mettre en œuvre. À force de battre les buissons, il espérait que quelque chose se produise, que quelqu’un réagisse…
Son café refroidit avait qu’il ne le finisse. Il le jeta puis prit un porte-voix électronique dans le coffre de sa voiture.
« LAURENT HOSHMAND… J’APPELLE LAURENT…
— C’est assez, M. Gauss. »
Édouard sursauta. Il avait cru être seul, voilà que Laurent Hoshmand se trouvait juste derrière lui. « Vous devriez me laisser votre numéro, M. Hoshmand. Le téléphone reste plus pratique que le porte-voix! »
Hoshmand ne paraissait pas amusé du tout. Édouard prit le même air grave et dit : « Cette fois, je ne me contenterai pas de questions. Je veux des réponses! » 

lundi 24 mai 2010

Retour sur Lost

J'ai mis à jour mes prévisions en ajoutant les commentaires sur le dénouement des choses... Vous pouvez le lire ici. Attention! Je fais mention de choses qui risquent de gâcher votre plaisir si vous voulez plonger dans la série sans connaître de choses que vous ne devriez pas savoir.

http://patricest-louis.blogspot.com/p/mes-previsions-pour-la-finale-de-lost.html

dimanche 23 mai 2010

Le Noeud Gordien, épisode 121: Alma Mater


Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la dernière visite d’Édouard à l’Université de La Cité. Et encore : lors de ses derniers passages, il ne s’était pas baladé tranquillement comme il se le permettait maintenant, sachant qu’il disposait de presque une demi-heure avant son rendez-vous.
Dix ans plus tôt, il vivait pratiquement dans les couloirs qu’il traversait aujourd’hui. Dix ans! Il était frappant de ressentir simultanément une impression d’étrangeté et de familiarité alors qu’il devait absorber en une seconde ce que l’endroit était devenu après tout ce temps… Ces lieux qu’on reconnaît malgré leurs différences tout en réalisant qu’ils ne seront plus jamais réellement tels qu’on les a connus.
Ses pas le conduisirent jusqu’au hall de son ancienne faculté, là où s’alignaient les portraits en mosaïque des finissants de chaque année. On avait reculé le sien depuis sa dernière visite; c’étaient ceux des cinq dernières années qui figuraient en proéminence dans le hall principal. Les autres – certains remontant aux années cinquante – s’entassaient sur les murs les plus éloignés, entre le hall à proprement parler et les bureaux de l’administration. Il retraça néanmoins le tableau de sa promotion, avec sa photo solennelle en toge et mortier entourée de celles de ses collègues d’antan… Ce beau jeune homme prêt à prendre le monde du journalisme d’enquête à bras-le-corps, convaincu d’avoir trouvé définitivement sa place dans le monde… Un jeune homme dans lequel il ne se reconnaissait plus.
Édouard regarda l’heure : il était temps de se diriger vers la Faculté de psychologie.
« M. Gauss! Entrez, je vous prie! »
Le professeur Pierre-Charles Lapointe était l’universitaire quintessentiel : léger embonpoint, lunettes, barbe, chemise à motifs sous un cardigan uni. Il accueillit Gauss chaleureusement : « C’est un plaisir de vous recevoir…
— Oh, je vous en prie…
— Non, absolument! Vous étiez de loin le meilleur à CitéMédia… Il leur sera difficile de combler le vide laissé par votre départ! Alors, que puis-je faire pour vous? Vous travaillez sur un nouveau reportage, peut-être?
— En fait, ces temps-ci, je fais un Tintin de moi…
— C’est-à-dire?
— Je suis un reporter qui ne fait jamais de reportages! »
Le professeur éclata de rire. Souriant, Édouard en vint aux faits : « Le docteur Lacombe m’a dit que vous seriez mieux placé que lui pour répondre à mes questions…
— Ah! Vous vous intéressez à l’hypno-thérapie?
— Pas tant la thérapie que l’hypnose…
— Je pourrai sans doute vous éclairer, dans un cas comme dans l’autre. 
— J’aurais d’abord quelque chose à vous faire voir. Vous permettez? »
Édouard produisit un disque compact. « Votre ordinateur devrait pouvoir le lire. » Le professeur le prit et le visionna. C’était une version numérisée de la vidéo que Laurent Hoshmand lui avait donnée.
Lapointe écouta tout sans dire un mot, après quoi il demanda : « Qu’est-ce que je devrais voir, au juste?
— C’est ce que je m’explique mal. Cet enregistrement a été effectué à divers moments durant la même semaine. Malgré les essais que vous avez vus, je n’ai jamais réussi à pénétrer dans l’édifice. Mais plus intrigant encore, je n’ai absolument aucun souvenir d’avoir tenté ne serait-ce qu’une fois.
— Hmm hm.
— Je me suis dit de deux choses l’une : soit je suis fou, soit je suis hypnotisé…
— Bon, pour ce qui est de la folie… Est-ce que vous avez eu connaissance d’autres moments où vous ne savez pas ce que vous avez fait durant une certaine période?
— Mais comment pourrais-je le savoir, alors?
— Par déduction… des heures manquantes, réaliser que vous êtes quelque part sans savoir comment ou quand vous y êtes arrivé…
— Non, rien de ça…
— Avez-vous vécu un stress important? Un événement traumatisant peut-être?
— Sans vous embêter avec les détails, disons que j’ai eu une année difficile, mais que ça va de mieux en mieux.
— Difficile comment?
— Divorce, réorientation professionnelle…
— Hmm hm. Ça ne ressemble pas à un trouble dissociatif à première vue…
— Est-ce qu’il est possible que je sois hypnotisé?
— Vous savez, l’hypnose, ça ne se fait pas en disant Dors!... Avez-vous déjà été en état hypnotique par le passé?
— Lorsque je m’intéressais au paranormal, durant mon adolescence, j’avais essayé avec des amis, mais c’était plus du jeu que la vraie affaire…
— Et si j’essayais de vous hypnotiser maintenant? Seriez-vous enclin à vous laisser faire?
— Je ne suis pas certain que… En fait, non. L’idée ne me plaît pas.
— C’est un indice qu’on n’aurait probablement pas pu le faire à votre insu, si vous vous méfiez de la possibilité même…
— Alors, qu’est-ce qui peut expliquer mon comportement?
— Si vous demeuriez des heures durant dans votre voiture… Peut-être du somnambulisme?
— Ah!
— Qu’est-ce qui vous fait rire?
— Visionnez la vidéo suivante, s’il-vous-plaît… »
C’était l’essai d’Alexandre qui, comme Édouard, se détournait de l’édifice avant de l’atteindre.
« C’est mon neveu; après que j’aie pris connaissance de mon drôle de comportement, je lui ai demandé de faire pareil… Il a eu le même résultat que moi. Mais après ça, tout est redevenu normal… Ni lui ni moi – ni un autre de mes partenaires, par ailleurs – n’avons pu revivre l’expérience. »
Le professeur dit : « Trouble dissociatif, hypnose ou somnambulisme… Les trois auraient été possibles bien que peu probables… Mais qu’une autre personne agisse de la même manière, en admettant qu’il ne s’agisse pas d’un canular – sans vouloir vous insulter, on ne peut jamais être sûr de ce qui se passe dans la tête des gens – je n’ai pas suffisamment de données pour pouvoir jeter un éclairage théoriquement informé sur ce phénomène.
— Bref, vous ne savez pas ce qui peut causer ça.
— Ce ne sont pas les termes que j’utiliserais, mais dans un langage non-universitaire, oui, on pourrait l’exprimer ainsi. 
— Mais vous laissez entendre qu’avec plus de données vous pourriez peut-être trouver des pistes… Quelles informations iriez-vous chercher? »
Le professeur réfléchit un instant.
« Je ne sais pas pour vous, mais moi, je commencerais par celui qui tenait la caméra… Vous me disiez que vous ignoriez votre manège… Comment s’en est-il rendu compte, lui? Combien de temps vous a-t-il laissé recommencer avant de vous en parler? »
Surpris par cette évidence, Édouard ne put qu’acquiescer, les yeux écarquillés. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt? Et si cet « oubli » était de la même nature que ceux qui avaient été filmés?
« Je vous remercie pour votre aide, professeur…
— Vous me tiendrez au courant si vous progressez, c’est assez inusité comme situation! »
Ils se serrèrent la main et Édouard s’en alla, pensif.
Dès qu’il eut fermé la porte, le professeur sortit une boîte de tic tacs de sa poche; il en tira une pilule jaune et ronde et la mit dans sa bouche. Les yeux fermés, il se laissa envahir par le plaisir orgasmique durant quelques minutes avant de se remettre au travail. 

jeudi 20 mai 2010

J'aurai tout vu

En examinant les données de trafic sur mon site, j'ai été surpris de voir qu'un visiteur avait abouti ici en cherchant "Loren Polkinghorne"!

J'imagine qu'il s'agissait d'une authentique personne, étant donné qu'il y a quelques dizaines de termes de recherche capables de mieux trouver le Noeud Gordien!

dimanche 16 mai 2010

Le Noeud Gordien, Épisode 120 : L'acuité

C’est le cœur allégé que Félicia Lytvyn retourna vers son laboratoire. Elle pouvait faire confiance à Loren Polkinghorne; il savait ce qu’il faisait. Elle n’avait pas révélé grand-chose, mais le simple fait d’avoir pu parler de ses doutes à propos de son amoureux lui avait fait du bien. Par ailleurs, recevoir un compliment de quelqu’un qu’on admire ne peut que contribuer à la bonne humeur; le mot de Polkinghorne sur sa progression la rendait presque euphorique.
Il n’avait pas tort lorsqu’il soulignait l’amélioration de son acuité. Elle avait toujours travaillé d’arrache-pied pour avancer dans la voie que ses instructeurs avaient tracée; cet automne, ses efforts l’avaient fait bondir en avant. L’art qu’elle perfectionnait n’était guère une science exacte; un praticien devait construire son expertise en s’appropriant son instruction, en l’assimilant à ses propres inclinaisons naturelles, en développant ses propres procédés et dispositifs – le fait que deux praticiens puissent en arriver aux mêmes résultats par des chemins différents ne manquait pas de fasciner les initiés les plus enclins aux réflexions métaphysiques…
Depuis cet automne, sa vision du monde se transformait… Elle devenait sensible à ce que Kuhn nommait les manifestations synchrones, ce que les anciens appelaient lire les augures… Justement, c’étaient des signes subtils de rencontre auspicieuse qui l’avaient amenée à sortir aujourd’hui; sa sortie l’avait non seulement conduite à croiser le chemin de Polkinghorne mais aussi à lui montrer qu’elle pouvait percer son voile… Bien entendu, il n’avait été dissimulé par rien d’élaboré, un vulgaire truc, mais elle avait quand même eu le dessus sur l’un de ses instructeurs!
On ne pouvait pas réfléchir sur l’existence des manifestations synchrones sans ressentir un frisson d’extase spirituelle… Non pas le plaisir autosuffisant du croyant qui s’appuie sur la foi et la foi seule, comme un serpent qui se nourrit en dévorant sa propre queue. La spiritualité de l’initié ne reposait pas sur la croyance en un être supérieur par ailleurs inconnaissable, mais plutôt sur le développement par un travail constant et graduel d’une acuité capable de révéler la structure cachée du monde… Comment ne pas être touché lorsqu’on reçoit la preuve que l’univers nous a toujours parlé, qu’il ne suffisait que d’apprendre à l’écouter?
Évidemment, cela ne protégeait pas Félicia contre les lectures erronées ou encore l’erreur commune qui consistait à prendre de pures coïncidences pour des signes. Même les Seize, malgré toute leur acuité, n’étaient pas à l’abri de ce genre d’erreurs. Et Félicia avait encore beaucoup à faire avant de parvenir à leur niveau…
Quoique si elle continuait à progresser à ce rythme…
Sa redécouverte d’un secret supposément perdu depuis l’Antiquité – à moins qu’on croie les récits apocryphes et fantaisistes à propos des réalisations secrètes du légendaire Romuald Harré – confirmait son potentiel et l’encourageait à poursuivre sa lancée avec une ardeur renouvelée. Cette volonté avait eu un impact réel sur son mode de vie, notamment au chapitre de ses virées qui devenaient de plus en plus rares. Lorsqu’elle allait boire et danser en ville, elle revenait déçue; ses soirées lui apparaissaient souvent fades. Elle avait l’impression d’avoir passé plusieurs années dans les boîtes à la recherche d’un je-ne-sais-quoi qu’elle n’y avait jamais trouvé. Était-ce sa relation amoureuse qui changeait son regard sur ses anciennes habitudes? Était-ce la mi-vingtaine qui finissait de la transformer en adulte? Peu importe… Maintenant qu’elle s’en était détournée, elle investissait son temps et ses efforts sur ce qui comptait le plus : explorer les portes que sa découverte fantastique avait ouvertes.
Félicia était encore de bonne humeur lorsqu’elle arriva à destination. Son laboratoire plus que tout autre lieu était son véritable chez-soi; en plus des surfaces de travail abondantes et des équipements nécessaires, elle y avait aménagé un coin cuisine, un bar et un hamac qui lui permettaient d’y rester aussi longtemps qu’elle le souhaitait, ce qui s’avérait fort pratique pour les procédures de longue haleine. Outre l’alcool, elle ne se permettait aucune distraction, aucun passe-temps : pas de radio, de télévision ou d’ordinateur dans la pièce. Seulement son matériel, ses notes codées, ses dispositifs en cours de réalisation… Et ce qui restait en ce monde de Frank Batakovic sous sa cloche de verre.
 « Hello Frank », dit-elle aux volutes évanescentes qui s’élevaient de ses cendres. « J’ai réussi à te faire rester, mais ça n’est que le début… Comment communiquer avec toi, petit animal? Je ne sais même pas si tu m’entends, si tu souffres… En tout cas, si jamais tu souffres, dis-toi que c’est pour moi… »
L’une des premières choses que Jean Smith lui avait enseignées était notre art prend du temps. Si elle voulait développer son potentiel jusqu’au maximum, elle ne pouvait se permettre aucune distraction et elle ne devait espérer aucun raccourci. C’est pourquoi elle avait fait appel à Polkinghorne : de un, elle ne connaissait pas encore le procédé pour analyser les dispositifs consumables, si les chocolats s’avéraient en être. De deux, le temps qu’elle aurait passé à apprendre puis mettre en œuvre l’analyse serait mieux utilisé à étudier « Frank ». De trois, comment pourrait-elle apprendre la procédure en question sans avouer à son maître ce pour quoi elle en avait besoin… En d’autres termes, qu’elle le soupçonnait?
Sur ces pensées, Félicia se remit au travail en grignotant distraitement, sans vraiment y réfléchir, les morceaux de chocolat qui restaient de la dernière boîte que son amoureux lui avait offerte. 

dimanche 9 mai 2010

Le Noeud Gordien, Épisode 119 : Ne rien promettre


Le temps était froid, mais l’air piquant n’était animé d’aucun mouvement; ces moments où le climat se faisait moins hostile rendaient la saison presque agréable pour Loren Polkinghorne, pourtant habitué à des hivers beaucoup plus doux… Mais la brusque tombée de la nuit à l’heure du thé continuait à le surprendre.
Il marchait dans les rues de La Cité qu’il connaissait de mieux en mieux. Sa destination : l’église abandonnée où Gordon et Avramopoulos allaient se livrer au troisième tour de leur joute. Si son maître gagnait une fois de plus, ce serait au tour des lieutenants d’agir – son tour… 
Soudainement, quelqu’un fit « Psssss! » dans son oreille pour attirer son attention.
Surpris, il sursauta et se retourna prestement. La surprise fit place au ravissement en y découvrant Félicia Lytvyn. Ils ne s’étaient pas revus depuis qu’elle avait quitté le vieux continent; ils s’étreignirent en riant.
« Lytvyn! Eh bien! Tu n’as pas chômé depuis notre dernière rencontre, si tu réussis à me trouver alors que j’ai voilé ma présence… »
Elle planta son index dans le ventre gras mais ferme de Polkinghorne. « Et toi, tu ramollis si je suis capable non seulement de te trouver, mais de te surprendre! 
— Pfff, je ne suis pas le meilleur pour ces trucs-là… Essaie avec Hoshmand, je te parie ce que tu veux que tu ne le verras jamais à moins qu’il ne le permette… Mais c’est vrai qu’Espinosa n’est pas loin derrière… Tu vas à une bonne école : j’ai même entendu dire qu’il s’était rendu face-à-face avec Gordon, chez Gordon, sans même qu’il sache qu’il était l’un des nôtres!
— C’est absolument vrai », répondit Félicia d’un ton tout empreint de sa fierté pour son amour et maître. Mais sa fierté était teintée d’une pointe d’amertume ancrée dans ce doute qui l’avait amenée à chercher Polkinghorne.
« Je voudrais te demander une faveur… »
Polkinghorne redevint  instantanément sérieux, presque grave. Félicia ne portait pas le pourpre : elle ne pouvait prendre part directement à la Joute — à moins qu’elle soit désignée pion. Que ce soit le cas ou non, en temps de Joute, une faveur demandée ou offerte ne pouvait être prise à la légère.
Circonspect, il demanda : « Que veux-tu de moi? » Félicia sortit un emballage de son sac. Il contenait trois morceaux de chocolat noir d’apparence très appétissante. Elle le lui tendit en disant : « Je veux savoir s’ils ont été trafiqués et si c’est le cas, dans quel but.
— D’où viennent-ils? »
Félicia haussa les épaules. « Est-ce que c’est important?
— Plus j’en sais, plus je saurai dans quelle direction chercher… 
— Espinosa », dit-elle sans donner plus de détail. Polkinghorne lui fit un large sourire. « Je suis très occupé ces temps-ci, alors… je préfère ne pas te promettre de faveur. Je vais voir ce que je peux faire, OK? »
Elle lui toucha le bras avec un sourire affectueux. « On se revoit bientôt alors? 
— Absolument! » Ils échangèrent leurs coordonnées et partirent dans des directions opposées.
Polkinghorne avait déjà une idée de ce qu’il trouverait dans ces chocolats, quoiqu’il ne le sache pas précisément… Il ne fallait pas être grand devin pour savoir que Félicia était amoureuse de son Maître. Mais comment aurait-elle pu l’être si elle avait su ce qu’Avramopoulos lui avait volé? À quel jeu jouait Espinosa?
Polkinghorne ferait les tests et découvrirait ce que ce chocolat avait de spécial. Il connaîtrait alors quelles étaient les intentions d’Espinosa. Il avait deviné que, peu importe ce qu’il allait trouver, il devrait mentir à Félicia… Il avait bien joué en refusant de faire de sa demande l’objet d’une vraie faveur. 

samedi 8 mai 2010

Foglia à propos de la culture dans l'enseignement...

"Le plus drôle (enfin, drôle...), c'est qu'on trouve nombre de ces étudiants sans culture générale en sciences de l'éducation et qu'ils vont revenir dans le système pour dispenser quoi, à leurs étudiants, croyez-vous? Une culture générale, peut-être?" [Le texte complet peut être lu à cette adresse.]

dimanche 2 mai 2010

Le Noeud Gordien, Épisode 118 : Après l’adrénaline


Lorsque Mitch entra dans le bureau de Karl à l’arrière de sa quincaillerie, il était facile de remarquer l’effet de l’adrénaline sur son système. Ses yeux grand ouverts ne clignaient pas, son souffle demeurait court et rapide, sa main tremblait légèrement.
Karl connaissait le meilleur remède à pareille condition : il sortit une bouteille de Jack et deux shooters d’un tiroir. Il les remplit et les tendit tous les deux à son neveu avant de lui demander : « Pis? »
Mitch fit cul sec deux fois. Son expression exaltée laissait penser que sa manœuvre avait été une réussite. Ses premières explications jaillirent en vrac avec force onomatopées. Karl lui versa deux autres verres; il avala ceux-là plus lentement. Il commençait à apparaître plus calme.
« Reprends du début, mais un bout à la fois! »
Mitch se reprit donc plus posément en commençant par où et comment il avait volé la voiture dont il s’était servi, l’endroit où il s’était positionné, comment il avait vu venir le bon moment pour dépasser sa cible et l’emboutir à angle droit… Comment il avait pu fusiller la limousine et déguerpir sans même qu’on retourne ses tirs. Il portait une veste pare-balle, mais la meilleure façon de s’en tirer était encore de ne pas s’exposer au feu de l’ennemi!
« Eh ben! Ça t’aura pris six mois, mais tu as réussi!
— C’est bien parce que tu m’as dit de le faire », répondit un Mitch dubitatif. « Si c’était juste Tricane qui me l’avait demandé…
— Souviens-toi que chaque fois que je lui ai demandé une faveur… 
— Ouais ouais, tu reviens toujours là-dessus… Mais maintenant que j’y pense, tu ne m’as jamais dit ce qu’elle a fait pour toi… »
Karl avait quelques bons exemples en tête, mais plus encore, il savait maintenant par quels moyens elle parvenait à accomplir ce qu’elle promettait… Il inspira profondément et dit : « C’est grâce à elle que Lev Lytvyn est mort.
— Ben voyons donc! »
L’expression de Karl disait sans équivoque je n’ai jamais été aussi sérieux… Intérieurement, il était soulagé d’avoir pu discuter sans problème des faveurs qu’il avait échangé avec Tricane sans que ce qu’elle appelait son assurance ne le bloque comme cela arrivait parfois.
 « Et moi, qu’est-ce que je vais pouvoir demander? »
Karl répondit en regardant sa jambe et en haussant les épaules. Quoique muette, sa suggestion était claire.
« Et tu penses qu’elle pourrait te donner ça? Comment? »
Karl haussa les épaules à nouveau sans répondre. Cette fois, il pouvait sentir sa langue nouée par ce nœud qu’il ne pouvait défaire… par ce même pouvoir qui permettait à Tricane d’honorer les faveurs promises.