À défaut
d’avoir permis de répondre à toutes les questions d’Édouard, sa rencontre avec
le professeur Lapointe avait éliminé quelques possibilités.
La folie et
le somnambulisme auraient pu être rayés d’office du fait qu’Alexandre avait été
lui aussi en proie au phénomène auquel Édouard s’était buté. Le fait que les
deux hommes aient agi pareillement en se détournant de l’édifice laissait
croire à une influence extérieure et non à quelque anomalie psychologique; c’est
ce qui avait conduit Édouard à aller frapper à la porte d’un hypno-thérapeute
plutôt qu’à celle du département de psychiatrie.
Le professeur
Lapointe lui avait assuré qu’on n’aurait pas pu l’hypnotiser à son insu en
raison de sa méfiance. En enquêteur consciencieux, Édouard avait tout de même
poussé ses recherches sur le sujet. Plus il se documentait, plus la piste de
l’hypnose était mise à mal. De un, on n’aurait pas pu l’hypnotiser sans
l’approcher; personne ne lui avait parlé durant ses longues heures de
surveillance. De deux, comment Alexandre aurait-il pu l’être alors que Claude
et Édouard ne l’avaient pas perdu des yeux durant son essai?
La
possibilité de suggestion post-hypnotique compliquait l’analyse de la
situation : il était possible d’implanter des commandes à un sujet en état
de transe pour les déclencher plus tard grâce à un signal précis - un mot,
une heure, une circonstance… Il était également possible de créer une forme
d’amnésie sélective en rendant des souvenirs inaccessibles à la partie
consciente de l’esprit. Il aurait été possible
qu’on implante une suggestion dans l’esprit d’Édouard ET Alexandre, mais l’idée
de rapprochait davantage du délire paranoïaque.
Qui étaient
ces gens? Quels étaient leurs motifs? Le mystère demeurait entier.
Aleksi
Korhonen avait attiré l’attention d’Alexandre sur cet homme qui avait côtoyé
son père durant la production originale de l’Orgasmik.
Édouard
l’avait surveillé pour tenter d’en savoir plus.
Laurent
Hoshmand, apparemment sorti de nulle part, surveillait Édouard et lui avait
révélé son amnésie récurrente.
Il avait
commencé sa surveillance pour meubler ses jours blafards cet automne. Cette
énigme ne le concernait pas. Découvrir son manège amnésique l’avait rendue
autrement personnelle.
En réfléchissant
à toute cette affaire, il ne pouvait dégager qu’une certitude : peu
importe qui était responsable de quoi, les partis impliqués semblaient être
pris dans un réseau de surveillance et de contre-surveillance.
Édouard décida
donc de capitaliser sur cette information pour passer à une approche proactive.
Il prépara
son matériel et retourna se stationner à proximité de l’édifice qu’il avait
surveillé durant l’automne.
Fort de ses
expériences passées, il installa une caméra sur le tableau de bord de sa voiture;
elle pointait en direction de l’entrée de l’édifice. Si l’amnésie le reprenait,
il pourrait le savoir.
Il marcha
d’un pas décidé vers l’édifice, l’air froid piquant dans sa gorge serrée. Il
craignait que sa conscience s’éteigne encore et qu’en un clin d’œil, il se
retrouve ailleurs sans même se souvenir ce qu’il avait entrepris.
Lorsqu’il
poussa la porte d’entrée, il se permit un soupir de soulagement.
Un gardien de
sécurité l’attendait derrière un kiosque où Édouard pouvait entrevoir une série
de moniteurs qui montraient les environs sous tous les angles. Le gardien
semblait davantage intéressé par les nouvelles de CitéMédia diffusées par un
petit poste de télévision.
« Bonjour,
monsieur, est-ce que je peux vous aider? », dit-il avec tout l’entrain
d’un message enregistré.
« Peut-être
que vous pourriez m’informer, oui… Je suis à la recherche de cet homme… »
Le gardien n’eut aucune réaction en voyant la photo qu’Édouard lui tendait.
« Est-ce
que je vous ai pas déjà vu quelque part? », demanda-t-il en fixant
Édouard.
Édouard lui
fit son plus beau sourire en lui tendant la main. « Édouard Gauss,
CitéMédia…
— Ah! Je me
disais bien, aussi…
— Écoutez…
Charles », dit Édouard en lisant son nom brodé sur l’uniforme. « Je
comprends que vous voulez préserver la vie privée de vos locataires; je sais
très bien que cet homme est du nombre. Est-ce que je peux lui laisser un
message? »
Le gardien
haussa les épaules sans se compromettre. « Je veux que vous lui disiez que
j’aurais voulu lui parler à propos de Laurent Hoshmand. Il va
comprendre. »
Le gardien griffonna
ce qu’Édouard lui avait dicté. « Est-ce que ce sera tout, M. Gauss?
— Pour
l’instant, oui », répondit-il, sachant qu’il ne faisait que commencer.
En sortant,
Édouard adopta une démarche clownesque; devant la porte, il regarda à la ronde
en faisant un clin d’œil et un signe de peace.
Il ignorait si ses gesticulations avaient été vues ou remarquées; s’il était
surveillé, il voulait que quiconque l’épiât comprenne qu’il en était
parfaitement conscient.
Il entreprit
ensuite de tapisser les environs d’affiches qu’il avait préparées. On pouvait y
lire AVEZ-VOUS VU CET HOMME? et son numéro de téléphone au-dessus de la photo
de l’homme-mystère.
La journée
n’était pas particulièrement froide, mais après de longues minutes à agrafer
ses affiches, les doigts d’Édouard étaient engourdis. Il se paya un café et
s’adossa à sa voiture, toujours en vue de l’édifice. Il lui restait encore une
idée à mettre en œuvre. À force de battre les buissons, il espérait que quelque
chose se produise, que quelqu’un réagisse…
Son café
refroidit avait qu’il ne le finisse. Il le jeta puis prit un porte-voix
électronique dans le coffre de sa voiture.
« LAURENT
HOSHMAND… J’APPELLE LAURENT…
— C’est
assez, M. Gauss. »
Édouard
sursauta. Il avait cru être seul, voilà que Laurent Hoshmand se trouvait juste
derrière lui. « Vous devriez me laisser votre numéro, M. Hoshmand. Le
téléphone reste plus pratique que le porte-voix! »
Hoshmand ne
paraissait pas amusé du tout. Édouard prit le même air grave et dit :
« Cette fois, je ne me contenterai pas de questions. Je veux des
réponses! »